Au numéro 291 de la cinquième avenue new-yorkaise se cache un petit espace d’exposition dans l’ancien studio du photographe Edward Steichen, The Little Galleries of Photo-Secession. Ce lieu, c’est celui d’Alfred Stieglitz, l’un des photographes les plus influents qu’ait jamais connu l’Amérique, tant par son art que par ses activités de diffusion.
Alfred Stieglitz (1864-1946) est né à Hoboken dans le New Jersey. En 1881, sa famille quitte les États-Unis pour s’installer en Allemagne. C’est ainsi à Berlin que le jeune Alfred Stieglitz se passionne pour cet art nouvellement accessible aux amateurs. Perfectionniste et désireux de contrôler toutes les étapes de sa production, il suit les cours de chimie appliquée à la photographie dispensés par Hermann Wilhelm Vogel à la Technische Hochschule. De retour à New York en 1890, il inscrit sa production dans celle du mouvement pictorialiste, explorant les effets esthétiques de la photographie par l’intermédiaire de nombreuses interventions sur les tirages. Stieglitz n’oubliera jamais ce qu’il a appris en Europe et deviendra dès lors le pont entre l’Amérique et l’avant-garde européenne.
En 1902, sur le modèle des groupes sécessionnistes de Vienne et de Munich, il fonde le groupe Photo-Secession aux côtés des grands noms de la photographie pictorialiste américaine que sont Clarence H. White, Gertrude Käsebier et Edward Steichen. Leur ambition commune était de promouvoir une photographie artistique, tant par leurs productions que par leurs expositions et leur diffusion. Ainsi, en 1903 est fondée la revue Camera Work pour défendre cette photographie artistique et lui assurer la plus grande diffusion possible. Cette prestigieuse revue, dont les reproductions sont si soignées qu'elles sont parfois considérées comme des oeuvres originales, est un jalon essentiel dans l’histoire de la photographie. Au fil de ses pages se côtoient non seulement des photographies, mais aussi des essais et critiques sur l’art et l’art contemporain. Ainsi, y seront reproduites des œuvres d’Henri Matisse et d’Auguste Rodin, avant même qu’ils ne soient reconnus aux États-Unis. Cette interdisciplinarité alors novatrice, associée au soin apporté aux reproductions, cherche à élever la photographie au rang de l’art, et surtout, à abolir toute hiérarchie entre les arts.
Cette démarche, ce sera celle de The Little Galleries of Photo-Secession, fondée en 1905 et rapidement surnommée Galerie 291, qui incarne et expose les idées d’avant-garde partagées par Stieglitz. Elle devient rapidement un lieu culturel incontournable en ce New York effervescent du début du siècle. L’accrochage y est moderne, dépouillé, mêlant photographies, céramiques, sculptures et dessins dans une ambiance propice à la contemplation. Stieglitz y voit un moyen d’offrir à l’Amérique ce qu’il a vu en Europe où il retourna lors d’un voyage en 1907 à Paris.
Dès 1908, la photographie n’est plus seule sur les cimaises de la Galerie 291, rejointe dès janvier par les études de nues de Rodin puis par les œuvres d’Henri Matisse et de Paul Cézanne. Des expositions consacrées à l’art africain y prennent place en 1914, ainsi qu’au duo Picasso-Braque la même année. En 1917, c’est en ce lieu que la Fontaine-Urinoir de Marcel Duchamp est exposée après son refus par le comité de la Société des artistes indépendants de New York. Stieglitz y photographie cet étendard de l’iconoclasme moderne, exposé sous le titre Madonna of the Bathroom (La Madone des toilettes), avant de le reproduire dans sa revue The Blind Man (New York, numéro de mai 1917). En tant que galeriste, Stieglitz a la volonté de mêler des œuvres d’avant-garde à des œuvres classiques, d’associer la photographie aux beaux-arts, exprimant à New York une pensée proche de celle des avant-gardes européennes. Ainsi, en ces murs ont été nourries des réflexions qui in fine mèneront à l’abandon d’une pratique pictorialiste, trop assimilée à l’imitation des beaux-arts, pour privilégier une photographie qui s’affirme et fait valoir ses propres qualités et spécificités. Ce sont les débuts de la Straight Photography d’un Paul Strand ou d’un Charles Sheeler, une photographie plus pure, dépouillée de ses retouches et de ses manipulations. C’est l’abandon de la référence aux beaux-arts et aux procédés de transformation auxquels les photographes d’Europe et d’Amérique, et au premier rang desquels Alfred Stieglitz, étaient restés attachés depuis le début des années 1890. On tend dès lors vers une nouvelle croyance en le médium photographique et en ses capacités créatrices intrinsèques.
Accablée par la Première Guerre mondiale, The Little Galleries of Photo-Secession fermera ses portes au printemps 1917. La publication de Camera Work est suspendue la même année et le groupe Photo-Secession se dissout complètement. Alfred Stieglitz quant à lui continuera d’être l’une des voix majeures de la photographie artistique, jusqu’à sa mort en 1946. Il renoue rapidement avec ses activités de galeriste, en occupant d’abord un espace aux Anderson Galleries (1921-1925) puis en ouvrant The Intimate Gallery en 1925 et enfin, An American Place de 1929 à 1946. La Galerie 291 apporta une contribution sans précédent à l'introduction de l'art moderne en Amérique et un soutien sans faille aux jeunes peintres modernistes américains. Elle restera pour l’histoire de l’art, le laboratoire d’une photographie qui se cherche, mutant du pictorialisme à la Straight Photography, qui elle-même ouvrira la voie au modernisme, à la Nouvelle Vision dans les années 1920, celle de Germaine Krull, de László Moholy-Nagy et d’Alexandre Rodtchenko.
Adriana Dumielle-Chancelier
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