Par Margot Lecocq
Depuis le 1er février dernier, les œuvres du peintre suisse Albert Anker (Neuchâtel, 1831 -Anet, 1910) ornent les cimaises de la Fondation Pierre Gianadda à Martigny (Suisse). Artiste éminemment reconnu et très apprécié dans son pays natal, Anker, qui a pourtant partagé sa vie entre le petit village transalpin d’Anet et l’effervescence de Paris, est resté largement méconnu du public français. Figure secondaire de notre histoire de l’art, et dont très peu d’œuvres sont conservées en France, cet élève de Charles Gleyre (1806-1874) a su proposer un art d’une abondante créativité, mettant la thématique de l’enfance au cœur de ses tableaux. Vingt ans après la première rétrospective Anker dans le même écrin qu’est la Fondation Gianadda (2004), cette exposition, dont le commissariat est assuré par Matthias Frehner et Regula Berger, fait toute la lumière sur le caractère profondément psychologique de cette œuvre si singulière.
Né dans une famille qui rêvait de le voir devenir pasteur, dont le père vétérinaire ne voyait pas d’un très bon œil l’engouement grandissant de son fils pour une carrière artistique, le jeune Anker, tout juste rentré d’un séjour à Paris, se dirige à contrecœur vers des études de théologie. Grâce au soutien indéfectible de sa tante qui parvient à convaincre Samuel Anker du goût prononcé de son fils pour les arts (développé suite aux enseignements dispensés par l’aquarelliste Frédéric-Wilhelm Moritz), Anker renonce finalement à poursuivre sa formation.
Anker se rend de nouveau à Paris et intègre en novembre 1854 l’atelier de Charles Gleyre (lui aussi Suisse) au 69 rue de Vaugirard, où il côtoie entre autres Claude Monet, Alfred Sisley et Pierre-Auguste Renoir. Anker intègre ensuite l’École impériale et spéciale des beaux-arts où il étudie jusqu’en 1860. Sa formation prône une culture classicisante encore bien ancrée dans le système artistique français. Les œuvres de Jean-Léon Gérôme et de Thomas Couture sont considérées comme des références tandis que le néoclassicisme ingresque fait encore foi.
En 1861, il effectue à son tour le célébrissime voyage en Italie et découvre les chefs-d’œuvre hérités de l’Antiquité et de la Renaissance italienne. Comme tous les autres artistes, Anker se rend aussi au Louvre, qu’il avait découvert lors de son premier séjour parisien, et qu’il fréquente régulièrement afin de copier et d’admirer les œuvres des grands maîtres du passé. Celles de Nicolas Poussin, de Jean Siméon Chardin et des peintres du Siècle d’or néerlandais ont sur lui un impact conséquent. Pourtant, le jeune Suisse reste perméable à d’autres influences et se découvre une sincère sensibilité pour le réalisme de Gustave Courbet et de Jean-François Millet. Cette révélation artistique irrigue son œuvre tout au long de sa vie et oriente sa peinture dans une veine similaire, bien que plus apaisée et beaucoup moins crue. Ses débuts au Salon interviennent en 1859 lorsqu’il présente Une école de village dans la forêt Noire (n°58 du livret du Salon ; Bern, Kunstmuseum) aux côtés de La Fille de l’hôtesse (n°59 du livret ; localisation inconnue), mais c’est véritablement en 1866 qu’il obtient la consécration qu’il attendait grâce à Dans les bois (n°27 du livret, Lille, Palais des Beaux-Arts, inv. P 623) et La leçon d’écriture (n°28 du livret ; collection particulière), œuvres figurant déjà des enfants. Cette participation lui vaut une médaille d’or et d’aimables critiques :
« Un joli succès de cette année, c’est l’exposition de M. Anker. Sa petite paysanne endormie est bien gentille, et les deux écolières sont charmantes » (Edmond About, Salon de 1866, 1867, p. 280)
C’est dans son cocon familial, construit dès 1864 avec son épouse Anna Rüfli, qu’Albert Anker approfondit la thématique de l’enfance. Si cette dernière était déjà présente dans ses peintures d’histoire à l’esthétique léchée (sur lesquelles s’ouvre l’exposition de la Fondation Gianadda), telle la très belle huile sur toile représentant Les joueurs d’osselets (1864), l’installation du peintre dans le village d’Anet, oriente sa pratique picturale vers de tels sujets. Anker s’intéresse alors à tous les champs de l’enfance en se concentrant sur la psychologie et l’insouciance de ses modèles. Loin d’être réductrice, son œuvre aborde les grands temps de la vie, qu’ils soient heureux ou malheureux, qu’ils relèvent de l’univers paysan ou du monde bourgeois, et touche à toutes les activités. Dans une vision intime, sociale, et toujours positive, Anker dépeint avec une grande humanité la société suisse de son temps. Frappé dès son plus jeune âge par des drames familiaux qui se succèderont tout au long de sa vie (notamment la perte de deux de ses six enfants), ses toiles emplies d’une grande tendresse émeuvent le spectateur. Représenté de son vivant par le célèbre marchand parisien Adolphe Goupil, il vend aisément ses œuvres à une clientèle internationale. Si elles sont aujourd’hui principalement conservées en mains privées ou dans des institutions muséales étrangères, l’exposition permet enfin aux visiteurs français de (re)découvrir l’œuvre de ce peintre national Suisse.
Lorsque l'on pénètre au sein de la Fondation Gianadda, on est immédiatement surpris par la singularité du lieu, avec ses galeries d’exposition ouvertes et disposées autour d’une petite place centrale, à l’image d’un péristyle moderne en béton. Les toiles d’Anker sont visibles de toutes parts, à 360 degrés, et procurent un effet d’ensemble tout à fait saisissant. Subdivisé en huit sections, le parcours de l’exposition revient sur l’ensemble de la carrière d’Anker, témoignant de la persistance de son attrait pour l’enfance, en germe dès ses débuts.
Le propos exploré par les commissaires permet alors de lever le voile sur la diversité de sa peinture selon le découpage thématique suivant : le genre historique, l’histoire contemporaine de Napoléon à la guerre franco-allemande, le genre contemporain et la vie au village, les enfants dans la nature, la garde des enfants à la maison et les petits-enfants chez les grands-parents, les enfants de la crèche, la fratrie, et enfin, le jeu et l’apprentissage. Un vaste programme donc, qui donne le ton quant à l’ambition de l’exposition. Si certains peuvent trouver la thématique de l’enfance peu attrayante, ou craindre une certaine redondance, c’est avec intelligence et clairvoyance que Matthias Frehner et Regula Berger ont évité ces écueils et construit leur propos sur la peinture d’Anker. De tout âge, les enfants nés de ses coups de pinceau s’inscrivent dans un contexte plus large qui associe la nature à la vie, la guerre et la maladie à la mort, la joie aux fêtes du village, l’amour à la famille, etc. Entre évocations politiques, religieuses, tragiques ou divertissantes, les petits modèles d’Anker, d’un réalisme bouleversant, s’inscrivent dans des œuvres plus vastes, dont les sujets profonds dépassent l'unique représentation de l’âge de l’innocence.
Anker se révèle être un peintre d’un grand talent. Son habileté à jouer avec les ombres et les lumières, combinée à ses figures pleines de vie aux carnations rosées, est tout simplement renversante. Sa maîtrise dans le rendu de la translucidité, dans le traitement de voiles et de dentelles en tout genre, laisse le visiteur ébahi devant son sublime Baptême de 1864. Dans une même toile, Anker est en effet capable de réaliser un portrait d’une grande vérité, associé à une nature morte exquise ou à un paysage qui semble tout droit tiré d’un conte de fées. Bien que le réalisme prévale dans ses peintures, Anker accorde néanmoins une place centrale à la dimension poétique et psychologique de ses œuvres, et confère ainsi une certaine aura à ces scènes paysannes d’une apparente simplicité.
Parmi les toiles exposées à la Fondation Gianadda, La petite amie (1862) est sans aucun doute l’une des plus poignantes après celle représentant le fils de l’artiste Ruedi sur son lit de mort (1869). La vision tragique de cette petite villageoise entourée de fleurs, dont la mort semble s’apparenter à un sommeil profond, telle une Ophélie moderne, ne peut qu’abasourdir et émouvoir le spectateur. Dans des œuvres au sujet plus léger, telles Jeune fille se coiffant (1887) ou Une jeune écolière (1878), la douceur de ces visages saisis sur le vif transparaît clairement.
Si Anker développe son propre univers, il n’en reste pas moins fidèle aux artistes qu’il admire et n’hésite pas à effectuer quelques citations dans ses propres peintures. Bien que ces comparaisons ne soient pas explicitement développées dans l’exposition, la composition en frise de L'enterrement d’un enfant (1863) rappelle celle mise en œuvre par Courbet dans son Enterrement à Ornans (vers 1849-1850, musée d’Orsay).
De la même manière, le motif des bulles dans Gamin faisant des bulles de savon (1873) évoque la toile de Chardin conservée au Metropolitan museum of Art de New York et intitulée Les bulles de savon (vers 1734) tout en témoignant de l'attachement profond d'Anker à l'art des siècles passés. Si la majorité des œuvres présentées sont des huiles sur toile, quelques arts graphiques sont également présentés sur les cimaises. Ils documentent le travail préparatoire de l’artiste suisse, qui combine l'instantanéité de ses portraits à un travail de composition réalisé en amont.
L’un des chefs-d’œuvre de l’exposition n’est pas l’œuvre qui happe immédiatement le public. Bien au contraire, il s’agit d’une toile d’apparence assez sombre, qui passerait presque inaperçue si l’on ne prenait pas le temps de s’y attarder. Chez les grands-parents (1892) se comprend comme une vision syncrétique de l’art d’Albert Anker. Dans l’intimité d’un foyer villageois d’une Suisse encore largement rurale, se détachent les figures d’un grand-père réchauffant et câlinant ses petits-enfants au coin du feu, tandis que leur grand-mère s’affaire en cuisine à l’arrière-plan. Les visages, savamment éclairés par la lumière rougeoyante de l’âtre sont d’une grande tendresse. Alliant l’amour de la famille au respect d’une vie simple, en passant par la chaleur humaine des villages suisses, Anker réalise ici une œuvre tout à fait remarquable.
L'ensemble des toiles est d’une facture exceptionnelle, bien que celle représentant La femme lacustre III (1884) se distingue tout particulièrement par le traitement vaporeux des lointains. Dans un brouillard qui fait se confondre ciel, montagnes et lac, apparaît tout le talent d’Anker. Cette mère dont le spectateur ne peut voir le visage, tenant son enfant dont on ne sait s'il est endormi ou sans vie, nous entraîne dans ce paysage mélancolique. Touché en 1901 par une attaque cérébrale qui le laisse paralysé de sa main droite, Anker n’abandonne pas pour autant son art, et bien que sa touche s'avère dès lors plus maladroite, ses peintures ne perdent rien de leur magnétisme.
Accompagnée d’une scénographie particulièrement réussie, lisible et épurée, de la présentation concomitante de très beaux prêts, ainsi que d’un catalogue bilingue (français/allemand) parfaitement référencé, l’exposition « Anker et l’enfance » se comprend comme un hommage abouti à l’artiste. Le voyage jusqu’à Martigny s’avère donc on ne peut plus nécessaire pour tous les amoureux des artistes méconnus du XIXe siècle, et l’on ne peut qu’espérer le succès de l’événement suisse auprès du public français, qui ne peut désormais plus ignorer le nom d’Albert Anker. Lui, l'un de ces nombreux artistes étrangers formés dans le Paris de la seconde moitié du XIXe siècle, qui a su développer un art personnel et profondément empreint de nationalisme. Anker a donc ouvert la voie à toute une formidable génération d’artistes suisses (tels Ferdinand Hodler, Cuno Amiet, les cousins Augusto et Giovanni Giacometti, Alice Bailly, Félix Valotton, ou Giovanni Segantini), récemment mis à l’honneur par le musée d’Orsay à l’occasion de l’exposition « Modernités suisses » (de mai à juillet 2021), témoignant ainsi de leur digne retour en grâce.
"Anker et l'enfance"
Fondation Pierre Gianadda - Martigny (Suisse)
Jusqu'au 30 juin 2024
Tarifs : de 12 à 20 €
Merci à Benjamin Esteves pour son temps ainsi que pour ses conseils et suggestions.
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