Par Margot Lecocq
Faisant suite à sa réouverture au printemps 2022, le musée du verre François Décorchemont de Conches-en-Ouche (Normandie) accueille depuis le 13 avril dernier et jusqu’au 1er décembre prochain l’exposition rétrospective « Antoine Leperlier : donner forme au temps ». Artiste verrier contemporain de renommée internationale, originaire de la région et petit-fils de François Décorchemont lui-même, Antoine Leperlier, expose dans l’ancien hospice de Conches quatre-vingt-dix œuvres retraçant l’ensemble de sa carrière.
Antoine Leperlier au musée du verre de Conches : un destin familial.
« Mais on ne devient pas artiste en naissant dans une famille d’artistes ! On le devient, en y puisant éventuellement ses sources d’inspiration » écrit Éric Louet, directeur du musée du verre François Décorchemont, dans le catalogue de l’exposition. À elle seule, cette affirmation permet de lever le voile sur l’œuvre et la vie d’Antoine Leperlier, toutes deux marquées par une destinée familiale quasi-inévitable, empreinte d’un soupçon d’affranchissement qui libéra très tôt sa pensée créatrice.
C’est au XIXe siècle que le sculpteur Émile Décorchemont (1851-1920), qui exerçait aux côtés de Jean-Léon Gérôme (1824-1904) au moment où il travaillait à sa Corinthe monumentale (modèle réduit en plâtre polychrome, Paris, musée d’Orsay, av. 1903), également professeur à l’École des arts décoratifs de Paris, découvrit la technique de la pâte de verre grâce à son inventeur Henry Cros (1840-1907). Au XXe siècle, le fils d’Émile, François Décorchemont (1880-1971), reprit le flambeau jusqu’à devenir l’un des maîtres en la matière, en s’illustrant principalement dans la réalisation de vitraux colorés. Héritier de ces deux générations talentueuses, Antoine Leperlier ne se destinait pourtant pas au travail du verre. S’il s’était familiarisé avec ce matériau dès l’enfance en observant et en aidant son grand-père dans son atelier, il avait initialement entamé des études en philosophie et en arts plastiques à Paris. Peu convaincu par les enseignements artistiques de son temps, distant vis-à-vis du mouvement Supports/Surfaces émergeant et fasciné par le travail de la pâte de verre que le cadre institutionnel ne considérait alors que peu, Antoine Leperlier décidait au tournant des années 1980 de poursuivre l’histoire familiale.
Il réalise ses premières œuvres dès 1980, et est très vite rejoint par son frère Étienne Leperlier (1952-2014), avec lequel il élabore des pièces réalisées en série pendant une dizaine d’années, avant de se tourner seul vers l’exécution de pièces uniques à partir de 1993. L’exposition du musée du verre de Conches revient sur la totalité du parcours de l’artiste en proposant un découpage chronologique. Antoine Leperlier le reconnaît : la présentation revient sur la continuité de sa démarche artistique et met en avant l’existence de périodes créatrices variées, reliées entre elles par le fil rouge que constitue sa réflexion sur le matériau et sa relation à l’espace et au temps. Dans une salle unique, quatre grandes périodes sont alors abordées : la première évoque les années 1980 et les débuts de l’artiste, alors très inspiré par l’Art déco et par le concept du temps. La deuxième fait référence à des artistes et penseurs qui ont eux aussi travaillé sur cette notion du temps et sur le motif des vanités. La troisième période coïncide avec un dédoublement des préoccupations d’Antoine Leperlier, qui cherche désormais à transcrire le mouvement du temps et de l’espace dans le verre. Enfin, la quatrième période revient sur les années de création de l’artiste les plus récentes, alors même qu’il explore un aspect plus pictural dans son œuvre, avec ce qu’il nomme lui-même ses « tableaux de verre ».
La technique de la pâte de verre
Cette technique de mise en forme et de cuisson du verre trouve sa source dans l’Antiquité égyptienne, avant d’être progressivement oubliée jusqu’à sa redécouverte au XIXe siècle par Henry Cross. C’est dans le cercle des artistes rattachés à l’Art nouveau puis à l’Art déco, tels Émile Gallé (1846-1904), François Décorchemont, Amaric Walter (1870-1959), ou encore Gabriel Argy-Rousseau (1885-1953) que l’on assiste à l’essor de la pâte de verre dans le domaine de la verrerie d’art, notamment dans les plus prestigieuses cristalleries de l’époque - la Maison Daum par exemple, dont le musée de Conches conserve par ailleurs une superbe collection. La technique de la pâte de verre n’a pas grand-chose à voir avec sa célébrissime consœur du verre soufflé. En effet, il ne s’agit pas ici d’introduire de l’air par insufflation dans du verre en fusion afin de le modeler petit à petit, mais bien de couler dans un moule à la forme préconçue une pâte composée de verre pilé et d’un liant. Une fois la préparation coulée puis refroidie, elle est envoyée en cuisson avant de ressortir translucide. L’usage de moules contraint inévitablement le format des œuvres, ce qui explique que la plupart des créations d’Antoine Leperlier ne dépassent pas le moyen format. L’inclusion de couleurs s’effectue quant à elle avant cuisson, l’artiste n’ayant donc qu’une maîtrise relative sur l’aspect final de son œuvre.
La réversibilité du verre, que l’on peut refondre et recouler à l’infini intéresse tout particulièrement Antoine Leperlier pour sa symbolique de vie, d’évolution et de mouvement dans le temps et dans l’espace.
Le verre au service de l’imaginaire
Chez Antoine Leperlier, la réflexion prévaut sur la belle forme. L’artiste ne considère pas la beauté esthétique de son œuvre comme un but en soi, mais s’intéresse plutôt à la dimension symbolique de ses pièces. Les souvenirs d’enfance, les questionnements sur la vie, la mort, l’espace, le temps, le mouvement, la forme et les matériaux sont pour lui des préoccupations centrales qu’il ne peut évincer. Le verre constitue le moyen d’expression privilégié de ces thématiques qu’il regroupe sous les notions de « flux » et de « fixe », tout en représentant un véritable défi technique et intellectuel. Chacune des œuvres exposées au musée du verre de Conches témoigne d’une réflexion complexe, dont le cheminement oscille entre considérations physiques, métaphysiques, géométriques, culturelles, plastiques et visuelles. Dans Mélancolie de la sphère après le cube II, ces questionnements apparaissent au travers d’un travail sur la déformation physique causée par le passage du temps, le cube se muant en bulle dans un rapport mélancolique. Bien plus que réduites à de beaux objets, les œuvres d’Antoine Leperlier sont des créations dans lesquelles la réflexion se poursuit plastiquement, une fois avoir pris sa source dans le verre lui-même. Le matériau devient alors le vaisseau de la pensée et de sa représentation dans l’espace-temps.
Une œuvre éclairée
La complexité et la richesse de la démarche d’Antoine Leperlier font de son œuvre un être vivant en perpétuelle évolution, dont l’histoire ne saurait être réduite à quelques considérations. L’artiste lui-même, lorsqu’il évoque ses recherches et ses idées, insiste sur la pluralité de ses sources d’inspiration. L’excellent texte rédigé par Éric Louet dans le catalogue de l’exposition aborde l’ensemble des différentes séries d’œuvres exposées, tout en contextualisant et en revenant avec limpidité sur les préoccupations d’Antoine Leperlier. Coupe-File Art vous propose donc de découvrir l’un des nombreux aspects qui imbibent les œuvres du petit-fils de François Décorchemont : la citation à l’art ancien et à la littérature classique.
Loin d’être gratuite, cette dernière s’effectue toujours afin de souligner, de préciser ou de renvoyer à une réflexion poussée sur les thématiques de prédilection de l’artiste : le passage du temps, la mélancolie du souvenir, l’enfance, l’image du mouvement, la texture de la chair, la vanité, la transparence ou l’opacité du matériau, etc. Présente dès le début de sa carrière en solitaire, vers 1993-1994, la citation aux références classiques se retrouve dans bon nombre d’œuvres d’Antoine Leperlier.
En 2019, il réalisait Espace d’un instant XLI Hommage à Gustave Moreau, une pièce à la colorimétrie fascinante, emprisonnant une bulle d’air à la forme mouvante. Une question demeurait alors : le renvoi à l’art de Gustave Moreau (1826-1898) était-il présent dès le processus réflexif, ou était-il apparu à postériori, après la réalisation technique de l’œuvre ? Antoine Leperlier répond : « Le musée Gustave Moreau est un lieu que j’affectionne tout particulièrement. J’y ai longtemps observé les aquarelles de Moreau dans les portefeuilles de présentation. J’ai fini par me rendre compte que le bleu et le vert me rappelaient ces aquarelles, et j’ai donc décidé de nommer cette pièce ainsi. » Cette heureuse coïncidence était déjà advenue en 2006 avec Vanité au repos III / Fleuve Stèle, œuvre figurant un crâne humain dégoulinant sur une architecture de verre, non sans rappeler la montre à gousset molle de Dalí dans La Persistance de la mémoire (1931, MOMA). Si le lien avec les artistes des siècles précédents apparaît parfois presque par hasard, Antoine Leperlier s’est également référé aux œuvres du passé de manière délibérée.
En effet, l’artiste explore le temps en recourant à des formules visuelles célébrissimes issues de toutes époques : Antiquité, Moyen Âge, Renaissance italienne, XIXe et XXe siècles, etc. L’art des Pays-Bas du Siècle d’or néerlandais, l’impressionnisme et les avant-gardes européennes sont autant de références déployées dans l’art d’Antoine Leperlier. Dans Vanité au lapin II (1999), l’artiste reprend la formule de l’écorché employée par Rembrandt (1606-1669) en 1655 dans son Bœuf écorché (musée du Louvre). Dans une vision directe et crue, le corps de l’animal dépecé attire inévitablement le regard du spectateur. Chez Antoine Leperlier, ce lapin translucide émerge d’un fond noir mat, percé d’une ouverture de verre cristalline. Un extrait de L’Enfer de Dante achève de compléter la composition, évoquant ainsi le mouvement, le passage du temps et l’altération des chairs.
L’une des œuvres les plus emblématiques de cette réflexion artistique reste Effet de la mémoire III / ludus puerorum (1995). Un cube de verre transparent, dont la surface est ornée d’un texte en latin, laisse entrevoir une tête de nourrisson en verre noir, tandis qu’une seconde tête similaire coiffe le tout. Ici, les citations sont multiples bien que toujours rattachées à l’image mentale pensée par Antoine Leperlier. Les souvenirs liés à l’enfance et à son insouciance sont évoqués. Le texte et la lettrine proviennent d’un manuscrit du XVe siècle pour lequel la Bibliothèque nationale de France a accepté de faire parvenir des clichés en haute résolution à l’artiste. Par un travail méticuleux de report par la gravure, Antoine Leperlier a ainsi pu fabriquer un moule incluant cet écrit. Si les têtes de bambins sont déconcertantes au premier abord, elles trouvent quant à elles leur source dans l’atelier de Jean-Léon Gérôme qui conservait des plâtres similaires pour un projet de sculpture représentant Les Enfants d’Attila.
Enfin, dans Le tombeau de Monsieur Manet, Et in arcadia ego (1994), œuvre de jeunesse dans la carrière d’Antoine Leperlier, le recours à la citation semblait déjà en germes… Sur un socle en verre d’un bleu nuit, trônent des tortues surmontées de cubes bleus inclinés, eux-mêmes surmontés d’un volume translucide coiffé d’une botte d’asperges. Le renvoi à La botte d’asperges (1880, Wallraf-Richartz Museum) d’Édouard Manet (1832-1883) est évident et évoque selon Antoine Leperlier « la déploration de la fin des natures mortes face à l’instantanéité de l’impressionnisme ». Les cubes sont tirés de l’une des gravures les plus connues de l’histoire de l’art : Melencolia I d’Albrecht Dürer (1471-1528), qui figurait déjà un rhomboèdre tronqué en guise de memento mori. L’inscription latine « Et in arcadia ego », signifiant « je [la Mort] suis aussi en Arcadie », renvoie à la peinture de Nicolas Poussin (1594-1665) ainsi qu’aux nombreuses vanités. Chez Antoine Leperlier, c’est bien la mort d’un type de rapport à l’art qui est évoquée.
Avec des œuvres captivantes et variées, obtenues grâce à de généreux prêteurs (institutions muséales et collectionneurs privés), ou issues de la collection d’Antoine Leperlier lui-même, mais aussi grâce à une scénographie extrêmement visuelle et parlante, l’exposition proposée par le musée du verre de Conches est indéniablement l’un des évènements estivaux du département de l’Eure. Si l’on ajoute à cela la magnifique présentation de la collection permanente, chapeautée par Éric Louet et figurant des pièces uniques et exceptionnelles de l’histoire de l’art verrier depuis le XIXe siècle, le charmant centre-ville de Conches-en-Ouche avec ses maisons à colombages, son église et son donjon, le séjour au musée du verre s’impose comme un indispensable pour les visiteurs de la région.
« Antoine Leperlier : donner forme au temps »
Musée du verre François Décorchemont, Conches-en-Ouche
Jusqu’au 1er décembre 2024
Commissariat :
Éric Louet, Directeur du musée
Tarifs : 6€
Site internet du musée : https://museeduverre.fr/fr
L’équipe de Coupe-File Art adresse ses remerciements à Antoine Leperlier et Éric Louet pour leur disponibilité et pour leur temps.
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