Le château de Chambord accueille depuis le 20 octobre dernier deux peintures au destin extraordinaire. L’une fut exécutée par Sandro Botticelli (1445-1510) en 1505 et fait partie des collections du musée des Offices (Palais Pitti, galerie Palatine). L’autre constitue l’une des plus belles redécouvertes de ces dernières années et fut réalisée par l’atelier du maître florentin aux alentours de 1510. Précédemment présentées au musée Jacquemart-André dans l’exposition intitulée « Botticelli : artiste et designer » (septembre 2021 à janvier 2022), les deux toiles représentent La Vierge à l’Enfant avec le jeune Saint Jean-Baptiste. Témoignages précieux du fonctionnement de l’atelier de Botticelli et, par extension, de ceux des artistes de la Renaissance, ces peintures interrogent et fascinent. L’exposition marque un tournant décisif pour le château de Chambord, dont la nouvelle politique culturelle, intitulée « Chambord 2025-2030 : Renaissance et Révolutions », vise à présenter des artistes majeurs de l’histoire de l’art et de la Renaissance.
L’histoire de cette redécouverte débute dans le Loir-et-Cher, dans la commune de Champigny-en-Beauce, à laquelle un tableau représentant La Vierge à l’Enfant avec le jeune Saint Jean-Baptiste est offert au début du XXe siècle par une famille locale – les Dessaignes –, pour orner l’église de Saint-Félix. Passée inaperçue, l’œuvre orne l’édifice et accompagne les fidèles dans leurs prières. En 1991, une campagne de restauration statue sur la datation de l’œuvre, dès lors considérée comme une copie du XIXe siècle, d’après un original de Botticelli. Tout aurait pu s’arrêter là, si ce n’était pour l’œil expert de Matteo Gianeselli, conservateur du patrimoine au musée national de la Renaissance à Écouen (chargé des collections de peintures, tapisseries, arts graphiques, textiles et cuirs), qui, durant son doctorat en histoire de l’art, alors qu’il travaillait sur le Répertoire des tableaux italiens dans les collections publiques françaises, découvrit en ligne (base Palissy) une photographie de l’œuvre de Champigny-en-Beauce. En un regard, il eut cette intuition : la peinture ne datait pas du XIXe siècle, mais s’avérait être bien plus ancienne.
Le projet d’exposition du musée Jacquemart-André marque dès 2020 le début de plus amples investigations. Matteo Gianeselli contacte alors Hélène Lebédel-Carbonnel, conservatrice en chef du patrimoine, inspectrice des patrimoines et de l’architecture. Le premier bilan ne s’annonçait guère convaincant, puisque les inventaires restaient lacunaires et peu précis, mentionnant seulement un « tableau. Cadre ancien ». Cette rencontre a tout de même permis de procéder au décrochage de l’œuvre et d’observer, au revers, un cachet de cire renvoyant à une collection particulière. Philippe Palasi, historien de l’art et héraldiste missionné par la DRAC Centre-Val de Loire, identifie la marque de l’écrivain et poète anglais Walter Savage Landor (1775-1864), collectionneur dont le goût pour les livres rares, les peintures, et les sculptures de la Renaissance et de l’Antiquité est attesté. Apposé sur l’unique partie de la toile originelle encore apparente – puisque l’œuvre fut rentoilée lors de la restauration de 1991 –, ce cachet permet d’attester de la présence de La Vierge à l’Enfant de Champigny-en-Beauce dans cette collection. Sans doute acquise ensuite par un marchand d’art parisien, l’on ne sait précisément comment elle parvint jusqu’à sa dernière propriétaire qui en fit don à l’église. Ne pouvant en rester là, et encouragés par l’échéance de l’exposition du musée Jacquemart-André, la décision fut prise d’envoyer le tableau au Centre de recherche et de restauration des musées de France, afin d’y effectuer des analyses plus poussées.
Le mystère planait donc sur cette œuvre constituant la troisième version connue de cette composition, la première étant le Botticelli autographe conservé par le Palais Pitti, et la deuxième un tableau se trouvant au Barber Institute of Fine Arts de Birmingham – ce dernier étant attribué à Botticelli et à son atelier. Les recherches menées par le C2RMF ont finalement permis de confirmer l’intuition de Matteo Gianeselli, puisque les pigments retrouvés – en particulier dans le manteau bleu de la Vierge – (jaune de plomb et d’étain, bleu d’azurite, blanc de plomb, laque rouge), parfois complétés de morceaux de verre pilé, renvoient à ceux utilisés par les peintres florentins des XVe et XVIe siècles. Les trois compositions étaient peintes sur toiles et non sur panneaux de bois, à la tempera et à l’huile, sauf pour celle de Champigny-en-Beauce, uniquement peinte à la tempera. L’emploi de la toile – support moins fréquent à l’époque – renvoie très probablement aux pratiques religieuses de l’époque.
La fin du Quattrocento, marquée par l’influence du prédicateur dominicain Savonarole (1452-1498, figure de la dictature théocratique de Florence de 1494 à 1497-1498), prône un retour plus austère à la dévotion et à un retour de la religion dans les arts. Dans ce contexte, Botticelli délaisse les sujets mythologiques développés jusqu’alors et renoue avec les thématiques de sa jeunesse (parmi lesquelles le motif des madones), héritées de son maître Filippo Lippi (1406-1469). À l’aube de la Réforme protestante, ce retour à une pratique plus rigoureuse de la religion a pu donner lieu à des processions religieuses qui traversaient la ville. L’une des hypothèses émises concernant les toiles de Florence, de Birmingham et de Champigny-en-Beauce serait de les envisager comme des étendards ou des bannières qui auraient été hissées et transportées lors de ces manifestations. Cependant, aucun élément concernant les commandes respectives de ces trois peintures n’a pu être identifié.
L’exposition de Chambord met également l’accent sur l’activité économique des ateliers de la Renaissance florentine, où un thème ayant obtenu un grand succès put être décliné à plusieurs reprises. Dans le cas de La Vierge à l’Enfant avec le jeune Saint Jean-Baptiste, la technique utilisée par les élèves de Botticelli a été identifiée. Que ce soit pour la peinture de Birmingham ou pour celle de Champigny-en-Beauce, un processus semblable à notre calque actuel a été utilisé. Cette technique nommée en italien le spolvero, permettait aux apprentis d’un atelier de décalquer les contours des figures sur l’œuvre d’un maître, avant de les reporter sur une nouvelle toile.
Ce processus explique l’inversion de la composition dans ces deux toiles, ainsi que la très grande similitude, voire exactitude, dans le respect des dimensions et des proportions des figures. Les œuvres sont pourtant loin d’être identiques, et présentent quelques différences dans l’arrière-plan choisi, dans les vêtements et étoffes, ou dans la représentation des nimbes. S’il est certain que plusieurs mains sont intervenues dans la réalisation de la peinture de Champigny-en-Beauce, et bien que plusieurs indices laissent à penser que Botticelli soit également intervenu sur l’œuvre (notamment le modelé des pieds de la Vierge, les carnations magnifiquement fondues de son visage, et le tapis végétal sur lequel elle se tient qui n’est pas sans rappeler Le Printemps), rien ne l’atteste de manière certaine. Emanuela Bonaccini, restauratrice d’œuvres d’art, confiait la qualité de la peinture et le succès de la restauration : « Le nettoyage a permis de redécouvrir la polychromie de l’œuvre. Les couleurs s’étaient en effet assez assombries à cause de la présence d’une couche brunâtre qu’il a fallu retirer. Cette couche permettait autrefois de saturer les couleurs d’une peinture, mais n’avait qu’une faible pérennité ».
La Vierge à l'Enfant avec le jeune Saint Jean-Baptiste de Champigny-en-Beauce a pour l'occasion été déposée pour une durée d'environ deux ans au château de Chambord. Grâce au prêt exceptionnel du musée des Offices, le fleuron de la Renaissance en France peut ainsi présenter cette redécouverte majeure aux côtés du chef-d’œuvre qui lui servit de modèle. Si deux peintures seulement sont exposées dans le cadre de cette exposition-dossier – le tableau de Birmingham n’ayant pu être prêté –, cela permet au visiteur de comprendre leurs histoires respectives et de ne pas s’égarer dans un flot sans fin d’œuvres d’art. Présentées dans la chapelle du château, les toiles du Palais Pitti et de Champigny-en-Beauce renouent avec leur fonction de dévotion première. Permettant aux visiteurs d’admirer ces œuvres en région, le château s’inscrit dans une volonté de diffusion de la culture, dont des plus grands noms de l’histoire de l’art. La scénographie se veut d’abord surprenante par la vivacité d’un outremer bleu-violet, qui se détache derrière les toiles et sur le mobilier installé pour l’occasion. Si le coloris détonne sur les murs blancs de la chapelle, il permet de mettre en évidence les deux Vierges. Enrichie d’une petite publication et d’un dispositif de médiation numérique, l’exposition propose un véritable voyage dans l’effusion de l'atelier de Botticelli.
Botticelli : Deux madones à Chambord
Château de Chambord
Jusqu'au 19 janvier 2025
Tarifs : 16€
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