Certains se souviennent peut-être de ces photographies d’une Venise confinée, privée de son effervescence et qui, dans ce même temps, semblait renaître, débarrassée des maux qui l’empoisonnent autant qu’ils la font vivre. À l’occasion des 1600 ans de la fondation symbolique de la Sérénissime, le Palazzo Grassi nous propose d’explorer ce paradoxe à travers quelques 400 photographies extraites du Venice Urban Photo Project de Mario Peliti (né en 1958).
Par ce projet, le photographe romain entend questionner la situation de Venise en ce début de troisième millénaire, confrontée au dépeuplement, un phénomène exacerbé par le tourisme de masse et les menaces environnementales. Il remarque alors qu’aucune campagne photographique d’envergure n’a jamais été consacrée à Venise, et ressent alors face à ces dangers, une sorte d’urgence de l’archive. Ainsi depuis 2006 il a initié son inventaire urbain qu’il veut exhaustif, réunissant 12 000 clichés selon un procédé rigoureux : tous sont réalisés en noir et blanc, dans les mêmes conditions d’éclairage, sans ombres et en l’absence de toute présence humaine.
Ainsi dans les couloirs de ce palais vénitien du XVIIIème siècle émane une étrangeté, celle d’une ville que l’on connaît sans pour autant la reconnaître, une ville éteinte qui pourtant se révèle : les terrasses sont vides, les façades privées de leurs couleurs, les canaux de leurs reflets, les ciels inlassablement gris. En refusant la figuration humaine, Mario Peliti nous donne à voir une Venise inhabituelle, loin de l’effervescence touristique, une quiétude encore partiellement préservée dans certains sestieri vénitiens à l’exemple du quartier de Castello, éloigné des parcours traditionnels. L’homogénéité des photographies nous force à regarder autrement, à considérer avec plus d'attention les détails d’un contexte urbain aussi complexe que fragile. Ce sont ainsi les architectures, les dédales de rues et de ponts, les fontaines, qui se révèlent à notre regard, autant de détails habituellement éclipsés par l’atmosphère pittoresque. C’est s’attarder sur les particularités de la ville, sur ses bâtiments légèrement penchés nous rappelant la fragilité de la cité, sur son mobilier urbain signalant qu’elle est habitée, ses détails architecturaux témoins de sa longue histoire et des différentes influences qu’elle a reçue. Cependant, si la figure humaine a déserté les ruelles, nous reconnaissons son passage, sa trace, au linge qui sèche, au mobilier urbain, aux boutiques de souvenirs, écho à la présence touristique.
« L’image de Venise qui en ressort ne ressemble en rien aux albums que l’on connaît. Elle déroute le spectateur, tant elle est éloignée des clichés habituels. C’est une sorte d’au-delà de la réalité qu’elle nous donne à voir. »
Emanuela Carpani
Surintendante du patrimoine architectural de Venise
La sobriété de la scénographie, montrant les tirages simplement punaisés aux murs, se veut fidèle au concept de flânerie, de déambulation, invitant par sa linéarité le visiteur à une promenade le long des canaux. Mais plus qu’une flânerie, le photographe romain nous propose ici une réelle réflexion sur l’avenir de la Cité des Doges. L’inquiétante étrangeté de cette ville vidée de sa population n’est pas seulement surréaliste. La population vénitienne ne cesse aujourd’hui de décroitre, menacée par les quelques 20 millions de touristes annuels ainsi que par des phénomènes climatiques toujours plus violents qui menacent la lagune. Ainsi, la population insulaire est passée de 175 000 habitants dans les années 1950, à moins de 52 000 de nos jours. Si cette diminution est constante depuis le milieu du siècle dernier, elle a néanmoins été aggravée par certains événements, comme l’Acqua Alta du 4 novembre 1966 durant laquelle 5 000 habitations furent dévastées, motivant les Vénitiens à quitter la lagune. Cette ville vide, c’est aussi celle que les Vénitiens ont rencontré durant la pandémie, révélant un certain paradoxe : Venise redevient Venise sans touristes, et en même temps, Venise ne peut se passer d’eux.
Par son projet, Mario Peliti réussit à renouveler le regard porté sur cette ville pourtant tant photographiée, développant une sorte de photographie humaniste bien que dépourvue de figure humaine, bien loin des cartes postales. Il réussit le pari de priver Venise de ses habitants pour nous rappeler leur existence. Par la rigueur de son entreprise, qu’il prévoit d’achever en 2030 après avoir réuni 20 000 clichés, Mario Peliti nous rappelle le pouvoir mémoriel, le pouvoir archivistique de la photographie. Depuis 2006 il s’attache à minutieusement cartographier chaque parcelle de cette ville aujourd’hui menacée et qui pourrait un jour disparaître, s’inscrivant ainsi dans la continuité d’un Charles Marville qui avant lui photographia un Paris voué aux transformations haussmanniennes, ou d’un Eugène Atget, figeant méthodiquement chaque recoin de la capitale française.
Pour épilogue, l’exposition nous propose une mosaïque photographique inspiré du plan en perspective Venetie MD réalisé en 1500 par Jacopo de' Barbari, mais ici ce sont les photographies qui dessinent les contours de la cité. Chaque parcelle de la Sérénissime participe à sa recréation visuelle, chaque élément est signifiant, construit le tout. Cette perspective permet de prendre de la hauteur et également de mieux saisir le projet du photographe. Cette carte permet in fine aux spectateurs de retrouver ses repères, de reconstituer le puzzle et d’investir sa propre expérience de la ville dans les travaux de Mario Peliti.
Adriana Dumielle-Chancelier
Exposition HYPERVENEZIA
Venice Urban Photo Project – Mario Peliti
Palazzo Grassi
https://www.palazzograssi.it/fr/
San Samuele 3231 30124 Venise, Italie
Du 5 septembre 2021 au 9 janvier 2022
Commissaire de l’exposition : Matthieu Humery
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