Le musée est selon l’ICOM - soit le conseil international des musées - « une institution permanente sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation. ». Cette définition inclut un point très important : l’ouverture au public. C’est ce qui différencie, entre autres chose, le musée d’un coffre fort ou d’une collection privée. Néanmoins, la définition de l’ICOM ne précise pas ce qui est entendu par public. Est-ce quelques privilégiés ou l’ensemble de l’humanité ? Logiquement, nous songeons à la deuxième solution mais c’est oublier qu’une partie de ce public, au sens large du terme donc, est ce qu’on qualifie d’« empêché », c’est-à-dire que pour différentes raisons, il n’a pas accès au musée ou du moins sa visite en est difficile. C’est le cas notamment pour les personnes souffrants d’handicaps tels les mal-voyants pour qui le musée, temple du regard par excellence, est peu adapté. L’entreprise française Tactile Studio lutte ainsi depuis 2010 pour développer cette accessibilité des institutions culturelles en proposant des dispositifs inclusifs basés sur le toucher ; cœur d’une activité de plus en plus diversifiée. Immersion.
Si aujourd’hui, Tactile Studio compte une trentaine d’employés et des studios en France, à Pantin, en Allemagne, à Berlin, et au Canada, à Montréal, il s’agit à l’origine d’un projet lancé à l’initiative de quatre personnes : une médiatrice, une illustratrice et deux modélisateurs 3D. Selon Philippe Moreau, l’un des fondateurs et actuel président du groupe, l’idée fondatrice était d’appliquer une vision artistique basée sur un design élégant et accessible à un secteur, celui du mobilier muséographique lié à l’accessibilité, où le fonctionnel se faisait au détriment de la forme. Cette volonté s’est matérialisée par la décision de créer à la fois une agence de conception, Tactile Studio, et un atelier, We Are Makers. Comme nous l’explique Julien Garnier, illustrateur chez Tactile Studio, cette organisation présente l’avantage pour les membres de l’agence d’avoir un retour direct sur ce qu’ils conçoivent, leur permettant d’améliorer constamment les prototypes, et surtout comme ajoute Philippe Moreau, d’« avoir [pour les designers] une meilleure compréhension des machines et donc de leurs possibilités ». En effet, l’atelier se situe dans le même batiment que le studio français, à Pantin.
La conception et la réalisation des différents projets, une cinquantaine par an en moyenne, est donc un travail d’équipe où tout part de la volonté du client, définit le plus souvent dans l’appel d’offre. Comme nous l’explique Julien Garnier, il faut ainsi être capable de fournir différents types de propositions pour s’adapter aux différentes demandes. Le cœur de l’activité de Tactile Studio est néanmoins la conception d'outils pédagogiques et plus particulièrement de stations multisensorielles composées d'une partie textuelle et d'une interprétation d'un objet en relief. C’est ce type de mobilier qui accompagne depuis 2012 le parcours muséographique du département des Arts de l’Islam au musée du Louvre, la première grande commande passée au groupe, alors à peine fondé. Pour concevoir une station de ce type, il ne suffit pas de modéliser simplement l’objet sur lequel le musée veut attirer l’attention, il est en effet nécessaire d’adapter le rendu au sens du toucher tout comme à l’angle pédagogique voulu. Ainsi, il faut parfois rendre plus saillants certains traits pour qu’ils soient sensibles, insister sur la rugosité de certaines textures, simplifier les formes etc. Dans la même idée, le travail sur les stations tactiles n'est pas le même quand elles se situent en intérieur ou en extérieur par exemple. Il s’agit ainsi donc d’un vrai travail d’adaptation menée par les designers. Ceux-ci se transforment même parfois en médiateurs lorsqu’ils sont amenés à accompagner les musées dans la rédaction des contenus textuels, forts de leur expérience dans le domaine de l’accessibilité. Sur ce point, l’ensemble du personnel a été recruté en fonction de son intérêt pour le domaine artistique. Le meilleur exemple de cela est sans doute Riccardo Leone, chef de Projet France & Italie, et ancien médiateur au Colisée.
Si les dispositifs créés sont en premier lieu destinés à un public malvoyant, ils présentent un vrai intérêt didactique pour l’ensemble des publics. La possibilité de toucher les œuvres reproduites, tabou absolu du musée, permet ainsi une appréhension nouvelle des formes pour le visiteur. De même, ce type de présentation est particulièrement efficace auprès des enfants qui peuvent ainsi s’approprier les objets présentés. Enfin, les textes qu’accueillent ces stations s’éloignent du sacrosaint cartel facilitant ainsi le développement de textes accessibles à un public large, surtout parce qu’ils sont nécessairement retravaillés pour les rendre accessibles à tous. Conscient de cela, les équipes de Tactile Studio ont étendu leur champ d’activité en développant, par exemple, une mallette pédagogique en collaboration avec le Musée d’Arts de Nantes. Celle-ci, si elle est dédiée aux malvoyants et aux personnes atteintes de handicaps cognitifs, se veut accessible à tous en permettant aux médiatrices et médiateurs du musée de développer leur scénario de visite en fonction du public ciblé et des œuvres qu’elles ou ils souhaitent présenter. Elle accueille ainsi par exemple des échantillons de tissus évoquant le portrait de Madame de Senonnes d’Ingres, des extraits sonores plongeant le visiteur dans l’ambiance du Café du commerce de Jean-Émile Laboureur etc. Cette diversification s’oriente également vers le numérique avec le recrutement de Laurent Dosnon, consultant digital. Ce dernier nous confie qu’il s’agit plus véritablement d’un développement dans la continuité avec la conception de projets hybrides entre éléments physiques, activité historique du groupe, et expériences multimédias. L’idée est ainsi de démultiplier les possibilités d’accès au contenu de médiation au sein du musée comme l’évoque Laurent Dosnon quand il nous dit sa volonté de créer des expériences qu’il est possible de vivre uniquement in situ.
Enfin cette diversification d’activité s’accompagne par un développement à l’international avec l’ouverture d’une agence d’abord en Allemagne, puis au Canada pour le marché nord-américain. Tactile Studio cible ainsi, comme nous l’explique Philippe Moreau, les pays où les musées sont présents en nombre. L’agence travaille également de plus en plus avec les pays du Golfe où se construisent des musées ultramodernes, à l’image du Louvre Abu Dhabi, qui sont inclus dans une vaste politique de softpower et où l’accessibilité, sur le modèle anglo-saxon, est très développé. Néanmoins, comme nous confie toujours Philippe Moreau, il ne faut pas croire que les musées français soient spécialement en retard sur ces questions d’accessibilité. Il vante notamment le rôle du Louvre comme « modèle pour l’ensemble des musées français » dans ce domaine où « il y a un vrai mouvement de fond qui est en marche ».
Quand on s’appelle Tactile Studio et que le cœur de l’activité est la création de dispositifs destinés à être touchés, la crise du Covid, et les fameux gestes barrières qui l’accompagne, est une vraie problématique. Il a ainsi fallu développer des solutions pour pallier cela, tout en gardant à l’esprit, comme nous le rappelle Philippe Moreau, que le tactile est l’unique solution pour que le public malvoyant puisse appréhender les formes et les volumes des objets présentés. Trois solutions ont ainsi été mises en place par l’entreprise : Safe, un gel hydroalcoolique ; Clean, un kit permettant la désinfestation des stations ; et enfin un vernis antibactérien qui empêche la prolifération des micro-organismes.
À la vue du développement éclair de l’entreprise française, labellisé Entreprise du Patrimoine Vivant, nous voulons bien croire qu’un mouvement est en marche vers une plus grande accessibilité des institutions culturelles. Aujourd’hui, il paraît en effet impossible de penser la rénovation ou la construction d’un musée sans prendre en compte tous les enjeux liés à l’inclusivité. Néanmoins, un long chemin reste encore à parcourir pour faire des musées des lieux véritablement « ouverts au public » comme l’énonce la définition de l’ICOM.
Nous remercions sincèrement Tactile Studio de nous avoir ouvert leurs portes.
Antoine Lavastre
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