Dans sa fable « Le Lion et le Moucheron », Jean de La Fontaine nous enseignait en 1668, « qu'entre nos ennemis / Les plus à craindre sont souvent les plus petits ». Était-ce la même morale qui motivait David Teniers II, dit « le Jeune », lorsqu'il peignit sa très aristocratique Chasse au héron avec l'archiduc Léopold-Guillaume, quelques seize ans plus tôt ? Le fait est que le futur fondateur de l'Académie des Beaux-Arts d'Anvers use ici d'un genre qu'il maîtrise à merveille, la peinture de paysage, pour le mettre au service d'un message politique. Un message qui sonne comme une mise en garde rappelant à la raison ceux qui s'opposent alors à l'archiduc.
Il n'était pas nécessaire de présenter David Teniers le Jeune de son vivant. Fils de David Teniers le Vieux, déjà connu dans les Flandres entre la fin du XVIème et la première moitié du XVIIème siècle, il se forge une solide réputation dans les milieux artistiques et marchands du Nord de l'Europe. Né à Anvers en 1610, devenant peintre et marchand d'art après son père, il jouit déjà de la notoriété familiale. Ses relations personnelles et sa famille contribuent également à sa reconnaissance : il est le beau-fils de Bruegel l'Ancien dont il épouse la fille, cette dernière ayant pour témoin de mariage son tuteur, Pierre Paul Rubens.
Plus encore que sa naissance, David Teniers II doit sa célébrité à son talent. Artiste prolifique, son œuvre trouve de nombreux acheteurs. Des intérieurs d'auberges, aux scènes de fêtes de village, en passant par des portraits fictifs de fumeurs à la pipe, sa peinture fait mouche en s'intéressant, souvent avec humour, à des scènes de vie populaires. Il n'hésite pas à emprunter traits et expressions caricaturales au peintre Adriaen Brouwer pour ses personnages. Remarqué par le gouverneur des Pays-Bas espagnols, l'archiduc Léopold-Guillaume de Habsbourg, il est nommé en 1651 administrateur de ses collections. Recevant parfois des commandes de ce dernier, c'est dans ce contexte qu'il exécute entre 1652 et 1656 cette huile sur toile.
La manière du peintre est aisément reconnaissable. Le choix des couleurs est assez peu varié, comme souvent chez Teniers le Jeune. L'atmosphère est sombre, les teintes utilisées sont d'un vert profond avec des reflets argentés. L'artiste fait pourtant ressortir, comme à son habitude, les éléments principaux de sa composition par un subtil jeu de clair-obscur. Alors que le ciel est chargé par de nombreux nuages, un rayon de lumière perce ces derniers pour éclairer la scène centrale. Les sombres feuillages de l'arrière-plan et la lumière céleste s'allient ainsi pour nous faire porter le regard sur les plumages des oiseaux.
Ce sont bien ces animaux que Teniers nous désigne, ils sont au centre de l’œuvre. Le spectateur surprend la lutte acharnée d'un héron pris à partie par deux faucons. On peut supposer qu'il s'agit là de la suite d'un combat déjà entamé dans les airs. On distingue en effet trois oiseaux en vol, l'un d'eux semblant se mesurer aux autres. Teniers nous rappelle-t-il ici les événements qui ont précédé la présente situation ? Quoiqu'il en soit le combat, en apparence inégal, n'est pourtant pas perdu d'avance par le héron qui plaque au sol l'un de ses adversaires. L'autre rapace vient alors au secours de son camarade en se jetant sur le dos de l'échassier.
Le lecteur l'aura compris grâce au titre, nous avons sous les yeux une scène de chasse. Mais qu'en est-il de Léopold-Guillaume, également mentionné ? La réponse se trouve dans la partie gauche de l’œuvre où trois personnages à cheval apparaissent au loin. Deux hommes escortent le troisième sur une monture blanche. Cet homme n'est autre que l'archiduc Léopold-Guillaume, que l'on identifie, d'une part parce qu'il est mis en valeur par la robe de son cheval et d'autre part parce que dans le paysage à sa gauche, se trouve sa capitale, Bruxelles.
Si pour nous cette peinture semble être – en apparence tout du moins – une scène ordinaire de la vie aristocratique, le spectateur du XVIIème siècle ne s'y tromperait pas… Cette toile ne se contente pas de présenter un simple paysage de la campagne flamande, c'est une véritable allégorie politique. Au XVIIème siècle, la lutte entre le héron et les faucons est une image évoquant une confrontation apparemment inégale dans laquelle la vaillance de celui qui paraît le plus faible finit par s'imposer.
Si l'on compare les Pays-Bas espagnols au héron, alors nous devons nous demander par qui ceux-ci peuvent-ils être mis en difficulté. Pour le comprendre, il faut se plonger dans le contexte géopolitique de l'époque. En 1581, la province des Pays-Bas, contrôlée par l'Espagne depuis le règne de Charles Quint, voit les peuples protestants du Nord annoncer leur sécession du Sud catholique. Au terme de la guerre dite « de Quatre-Vingts Ans », en 1648, quatre ans seulement avant la création de notre œuvre, les Espagnols reconnaissent par la paix de Westphalie l'indépendance des Provinces-Unies. Le Nord devient une république indépendante. Bien que les deux États soient en paix en 1652, les tensions sont encore vives, d'où l'identification des Provinces-Unies à l'un de nos deux rapaces.
Si l'année 1648 est, comme nous l'avons dit, la fin des troubles avec les populations dissidentes des Provinces-Unies, en France c'est le début de la Fronde. L'autorité du nouveau roi Louis XIV, encore mineur, et de son régent le cardinal Mazarin, est contestée par le Parlement de Paris et certains grands du royaume. La branche espagnole des Habsbourg, en guerre contre la France depuis 1635, profite de la situation et soutient ouvertement le mouvement de révolte. Parmi les grands qui s'opposent au monarque, figure Louis II de Bourbon-Condé, dit « le Grand Condé », éminent chef militaire déjà connu sous Louis XIII et cousin du roi. Piqué par ses revers de fortune durant la révolte, il décide en 1653 de faire défection et de passer dans le camp espagnol. Il affronte alors les troupes de Louis XIV au côté du gouverneur des Pays-Bas du Sud, Léopold-Guillaume, jusqu'en 1659, date de la signature du Traité des Pyrénées en faveur de la France. Notre deuxième faucon est identifié, c'est cette puissante armée française qui menace cette petite partie des Flandres restée entre des mains habsbourgeoises. Dangereusement séparée des autres possessions espagnoles, le combat semble en effet perdu d'avance…
Dans cette peinture, David Teniers avait vu juste. Si le héron, symbole de l'opiniâtreté des Pays-Bas du Sud a été forcé de se poser par les deux faucons que sont les Provinces-Unies et la France, voilà que celui-ci renverse le premier de ses adversaires et ne tardera pas à triompher du second. Les événements postérieurs à son œuvre parlent en faveur de cette avertissement concernant la détermination de l'archiduc : les Pays-Bas espagnols auront survécu grâce à leur héroïque résistance à l'envahisseur français. Avant même de connaître l'issue du conflit, Teniers le Jeune n'hésite pas à présenter son mécène comme l'homme de la situation. Tandis que le ciel est assombri au-dessus de la scène principale, Léopold-Guillaume semble faire revenir le beau temps sur la campagne des Flandres par sa venue. Ce n'est pourtant qu'une accalmie, car Louis XIV n'ayant pas juré « qu'on ne l'y prendrait plus », comme l'écrivait encore La Fontaine, tentera à nouveau l'invasion des Pays-Bas lors de la guerre de Dévolution entre 1667 et 1668.
A François Tesnier, qui aimait tant les œuvres de ses homonymes presque parfaits.
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