Au 46 rue du Bac à Paris, une boutique bicentenaire conserve intimement une note de Louise de Vilmorin datée du 13 novembre 1956 :
Pour moi, être chez Deyrolle, c’est faire un voyage au Paradis terrestre.
En traversant l’enfilade des salons de l’établissement, au milieu d’un amoncellement d’objets curieux – que le connaisseur nomme tour à tour artificialia, naturalia, scientifica … – quel visiteur ne se laisserait tromper un instant par la sensation de pénétrer dans une chambre des merveilles ?
Authentique cabinet de curiosité parisien, la Maison Deyrolle est fondée en 1831 par Jean-Baptiste Deyrolle. Artisan taxidermiste établi dans le nord de la France, il s’illustre auprès de la société des Amis des Arts de Lille pour la beauté de ses oiseaux. Son savoir-faire dans la préparation des animaux et la reconstitution anatomique du vivant l’amènent à fournir les collections du Musée d’histoire naturelle de Lille en spécimens d’étude. L’artisan, qui officie en plein XIXe siècle dans la sphère des musées et des collections, est également passionné par la collecte d’insectes sur le terrain. L’entomologie – une branche de la zoologie qui s’attache à décrire les populations d’insectes – effectue à cette époque des pas de géants. Cette discipline attire de nombreux amateurs, des sociétés d’entomologie se créent partout en Europe pour observer et collecter des spécimens. Des scientifiques entreprennent de lointains voyages, tandis que les musées d’histoire naturelle connaissent un essor sans précédent.
En Europe de l’Ouest, ils sont même plus nombreux que les musées de beaux-arts : vers la seconde moitié du XIXe siècle, on en compte trois cents en France, deux cent cinquante en Grande-Bretagne, cent cinquante en Allemagne. Ces institutions représentent un marché de premier intérêt pour un réseau de commerçants naturalistes qui se constitue pour fournir ces collections en préparations d’entomologie, en animaux naturalisés, en spécimens botaniques, en mobilier et matériels scientifique. Les magasins sont localisés dans les grandes villes (Paris, Londres, Berlin, Vienne…) et souvent dans le territoire immédiat des grands musées : British Museum à Londres, Muséum national d’Histoire naturelle à Paris, ou encore dans les quartiers visités par les riches collectionneurs et les amateurs passionnés. Certaines maisons naturalistes élaborent des catalogues de plus en plus adaptés à ces collections en effervescence, désireuses de décrire au plus près la diversité de la nature.
La Maison Deyrolle s’inscrit donc dans un marché qui se dessine pour tout un écosystème de fournisseurs spécialisés, de taxidermistes proposant leurs services, de chercheurs et de voyageurs payés à l’honoraire, mandatés par les musées pour prélever des spécimens d’étude et d’exposition.
Ainsi, Jean-Baptiste Deyrolle fonde un premier magasin d’objets de ce type sur la rive droite, au 23 rue de la Monnaie à Paris. Il est rapidement rejoint par son fils, Achille. Ensemble, ils installent des ateliers pour produire du mobilier d’exposition (meubles à tiroirs, vitrines, fournitures destinées aux écoles), développent une gamme d’objets dédiés à la collecte sur le terrain, et proposent un catalogue de spécimens d’insectes et d’animaux naturalisés. Le succès est au rendez-vous, et pour satisfaire l’afflux de demandes d’immenses ateliers de menuiserie, de taxidermie et de verrerie seront installés à Auteuil, rue Channez.
La troisième génération
En 1866, Émile Deyrolle reprend la maison fondée par son grand-père. Vingt ans plus tard, il déménage sa boutique au 46 rue du Bac. C’est à cette adresse, dans un ancien hôtel particulier de Samuel Bernard – fils du banquier de Louis XIV –qu’Émile Deyrolle installe le magasin iconique qui enchantera le tout Paris. Dans le carré de Saint-Germain-des-Prés, il continue de proposer des services de taxidermie, des pièces en ostéologie, enrichit la gamme de matériel de chasse et accroit les collections d'insectes. « Chez Deyrolle », on propose alors les services des taxidermistes pour les collections privées, les modèles d’exposition des musées et les préparations scientifiques à destination d’études en zoologie. Déterminations d’espèces, descriptions de collections, conception de catalogues de vente étaient monnaie courante dans cet antre de connaisseurs ou se croisaient, dans l’enfilade des salons, le collectionneur amateur, le décorateur à la mode, le conservateur de musée et le chasseur désireux de faire naturaliser son trophée.
Les collections de planches du Musée Scolaire
Émile Deyrolle va aussi consacrer une grande partie de son activité à la publication et à la vente d'ouvrages spécialisés sur la faune et la flore.
Dans cette famille de naturalistes passionnés, pour qui rien ne vaut l’observation et l’accroissement des connaissances par la comparaison, une image vaut mieux qu’un long discours. Des herbiers aux minéraux remarquables, des coquillages aux papillons, des préparations microscopiques aux phénomènes naturels, les planches didactiques de Deyrolle ont souhaité tout décrire, tout montrer à portée de regard. La vocation pédagogique de la maison trouve la pierre angulaire de ses publications dans le Musée Scolaire : une collection de planches murales abondamment illustrées, qui ont enseigné le règne minéral, végétal et animal à des générations d’étudiants. Rapidement, les classes du primaire, du secondaire et des universités comptent parmi les meilleurs clients de Deyrolle.
Ce succès survient dans un moment où la pédagogie est à réinventer auprès des jeunes esprits : avec l’exode rural qui survient en France pendant la seconde moitié du XIXe siècle, les Français sont plus nombreux que jamais à passer le certificat d’étude pour intégrer le domaine de l’emploi tertiaire dans les villes. D’autre part, cette reconfiguration sociale impose à la jeunesse des campagnes une transition vers des pratiques agricoles plus modernes, et à laquelle les planches de Deyrolle offrent de précieux rudiments en entomologie, botanique, zoologie, géographie, en anatomie humaine. Ces « leçons de choses » comportent également des chapitres sur les productions agricoles, les métiers des manufactures et même l’instruction civique. Dans les planches du Musée Scolaire se rejoue donc l’idéal républicain d’accès universel à la connaissance et d’inscription des individus dans l’ordre social, moral et laborieux de l’époque.
Deyrolle, un acteur de la création contemporaine
En devenant le premier fournisseur de l’instruction publique française en 1870, l’établissement a largement diffusé son iconographie. Les planches du Musée Scolaire de Deyrolle et Fils seront diffusées dans près de cent vingt pays et traduits en espagnol, en anglais et en arabe. En plus de développer l’intelligence, les capacités de raisonnement et d’observation, cette iconographie a invité des générations d’écoliers à rêver la nature, à s’émerveiller de la diversité des formes du vivants et de l’ingéniosité humaine – cette dernière étant capable de tirer avantage d’un Eden dont les rédacteurs de Deyrolle préconisent, déjà à l’époque, un usage raisonné de ses ressources.
Mais on ne saurait réduire l’influence de Deyrolle dans l’histoire des sciences naturelles et des collections à un simple statut de fournisseur. Car cette iconographie pédagogique a proposé d’échantillonner la nature en images : elle a répertorié ses formes, ses couleurs, a dressé l’inventaire de ses qualités et de ses effets. C’est un petit monde qui s’expose, dans toute sa précision et sa candeur. En infusant l’imaginaire collectif, elles ont inspiré les artistes d’hier et d’aujourd’hui.
Car en effet, la maison Deyrolle est étroitement liée à la création artistique. Ce lieu a attiré une clientèle hétéroclite, dont quelques illustres curieux : des peintres comme Jean Dubuffet, Georges Mathieu, des surréalistes comme Salvador Dali, des écrivains tels que Vladimir Nabokov et Louise de Vilmorin, chacun venus puiser l’inspiration chez Deyrolle comme on retourne au jardin de la création pour se régénérer.
Au tournant du XXe siècle, la maison connait quelques difficultés et plusieurs propriétaires succèdent à la famille Deyrolle. En 1995, sa direction est reprise par le peintre Richard Marolle, puis par Louis Albert de Broglie en 2001. Pour valoriser le patrimoine de la maison, les partenariats se succèdent pour des projets hors-les-murs avec l’Unesco, l’Assemblée nationale ou encore la Cité des Sciences et de l’Industrie. La maison connait de nouvelles impulsions, et resserre plus que jamais ses liens avec le monde artistique contemporain. Ce dernier s’était emparé dans les années 1980 des codes du cabinet de curiosité avec des artistes comme Damien Hirst, qui s’approprie sa théâtralité tout en le vidant de son contenu scientifique. Chez Deyrolle, les expositions de Bettina Rheims, Eric Sander, Charwei Tsei en encore Claire Morgan naissent de ces convergences d’univers. En 2019, le Salon des Beaux-Arts inaugure une section naturaliste et invite la Maison Deyrolle, en tant que partenaire, à désigner deux lauréats. Au fil des éditions, des artistes comme Vincent Munier, Emile Biens, William Geffroy, Grégory Pol, Victor Baroni ou encore Pauline Faure sont primés et invités à mener des expositions entre ces murs bicentenaires.
Entre 2008 et 2010, la Maison Deyrolle franchit un nouveau pas dans sa patrimonialisation : malheureusement, avec une catastrophe. En février 2008, un incendie se déclare dans le magasin et la collection est emportée par le feu.
L’accident provoque un élan de solidarité inédit dans le monde de la culture : des musées, des maisons de vente et d’édition, des entreprises, des artistes et des créateurs se mobilisent pour reconstruire le cabinet de curiosité de cette établissement unique en Europe. Quelques mois avant l’incendie, la maison rééditait ses planches anciennes avec la collection « Deyrolle pour l’Avenir ».
En 2010, l’établissement reçoit le label « Entreprise du Patrimoine Vivant » : une marque de reconnaissance du Ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi pour l’excellence de ses savoir-faire et son respect scrupuleux de la Convention de Washington qui règlemente le commerce international des espèces menacées.
Crédits
Fig. 1, 2, 3, 7, 8. Maison Deyrolle ©Marc Dantan
Fig. 4. Hôtel Le Vayer 46 rue du Bac, Eugène Atget, photographie, 1911, CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris
Fig. 5, 6. Planches Deyrolle et Fils, Musée Scolaire, 1870 ©Marc Dantan
Bibliographie
BROGLIE (de) Louis Albert, 2010. Leçons de choses, Michel Lafon.
DASZKIEWICZ Piotr, 1997. La maison Verreaux au XIXe siècle à Paris, plaque tournante des collections naturalistes mondiales. In : Journal d'agriculture traditionnelle et de botanique appliquée, 39ᵉ année, bulletin n°2,1997. Sauvages dans la ville. De l'inventaire naturaliste à l'écologie urbaine. pp. 111-129.
PERCHERON Bénédicte. 2013. Nouveaux cabinets de curiosités : de l'anatomie clastique Auzoux à la décoration contemporaine. In: Études Normandes, 62e année, n°2, 2013. L'art d'être original, Singularités, reprises et innovations dans l'art et la culture en Normandie du XIX° siècle à nos jours. pp. 43-52
BOITARD Pierre, 1845. Encyclopédie Roret. Nouveau Manuel du Naturaliste, Préparateur, ou l’art d’empailler les animaux, de conserver les végétaux et les végétaux, de conserver les pièces d’anatomie normale et pathologique, suivis d’un Traité des embaumements. Paris, 10 bis Rue Hautefeuille, Manuels-Roret.
PÉQUIGNOT Amandine, 2004. Dans la peau d’un spécimen naturalisé. La représentation du monde animal en taxidermie. In BARIDON Laurent ; GUEDRON Martial Laurent. Homme animal ; histoires d’un face à face. Paris : Musée de Strasbourg - Adam Biro, 2004, p.155 -161.
THINEY Jack, 2014. Mort ou vif, Chronique d'une taxidermie contemporaine, Editions La Martinière.
JOURNEL Joséphine, 2020, « Des taxidermistes aux musées d’histoire naturelle », mémoire sous la direction de Claire Calogirou : Anthropologie sociale et culturelle de l’Europe. Ecole du Louvre, 2020.
Autres ressources
Site de la Maison Deyrolle (https://www.deyrolle.com/)
Site du Salon des Beaux-Arts (http://www.salondesbeauxarts.com/)
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