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La Mort de Léonard de Vinci




En 1834, Ingres devient le nouveau directeur de la prestigieuse Villa Médicis à Rome. Pour lui c'est le début de la consécration. Pourtant, avant de devenir une célébrité il a dû gravir les échelons à la sueur de son front, et ce, malgré un indéniable talent. Né en 1780 à Montauban, c'est 17 ans plus tard qu'on le retrouve élève dans l'atelier de David. Ingres, artiste dont la virtuosité n'a su être démontrée que par sa propre ambition, a suscité de nombreux débats chez ses contemporains : est-il un peintre novateur, un homme qui ose une nouvelle manière de peindre, ou est-il un artiste exécutant à la perfection l'académisme du temps dans le simple but d'accéder au succès ? La réponse à cette question se trouve très certainement dans ce sujet, certes académique, de La Mort de Léonard de Vinci traité en 1818, d'une façon pourtant typiquement ingresque.


La Mort de Léonard de Vinci, Jean-Auguste Dominique Ingres (1780-1867), huile sur toile, 1818, Petit Palais

Nous voilà ici à la fois plongé dans la peinture d'histoire et dans l'histoire de la peinture. L'auteur de La Grande Odalisque a choisi pour nous de capter l'instant de la mort du grand génie de la Renaissance, Léonard de Vinci (1452-1519). Celui-ci au premier plan vient d'expirer dans les bras de son illustre mécène, le roi François Ier (1494-1547) qui l'aura fait venir à la cour de France. L'épisode est saisi sur le vif : le roi, qui prend le corps du Florentin dans ses bras, semble s'être tout juste levé du fauteuil demeurant vide sur la droite. Tandis que le monarque se trouve sur le rebord du lit au centre, un homme vêtu de noir désigne avec les deux bras tendus la scène, sous le regard d'un ecclésiastique qui vient, semble-t-il, d'entrer dans la pièce. Du côté de ce dernier, se trouvent toutes les expressions qu'inspirent l'événement. D'abord la douleur, dans le regard de l'homme aux bras tendus, la gravité, sur le visage de l'homme d'église à l'extrême droite, enfin la tristesse dans l'expression de l'enfant habillé en jaune. Sur la petite table de chevet du premier plan se trouvent un livre ouvert (sans doute une Bible) et un petit crucifix, échos du moment funèbre à l'œuvre. Derrière cette table, enfin, on remarque la présence d'un moine qui s'est agenouillé pour prier le salut de l'âme de Léonard.



Portrait de François Ier, roi de France, Tiziano Vecellio (1488-1576), huile sur toile, 1538, musée du Louvre

La composition d'Ingres est savamment réalisée. Il a disposé soigneusement chaque élément de la toile pour qu'il serve au dessein qu'il s'est fixé. Tout ici à son importance. De la couleur à la place des personnages et des objets, rien n'est anodin. Ce qui frappe en premier lieu c'est bien entendu la lumière et la couleur. La lumière frappe le centre du tableau et met en avant principalement Léonard et le roi, puis les personnages se tenant derrière le fauteuil. Au travers de cela, ce sont les visages et leurs expressions qui sont mis en valeur. Ingres, qui a inclus en quelque sorte une série de portraits dans son œuvre, veut qu'on les remarque. Le premier d'entre eux est sans doute celui de François Ier, repris du fameux tableau réalisé par Titien. On note pour autant que le visage et la torsion du cou de Léonard, deux éléments souvent repris par Ingres dans son œuvre, sont ici de pures créations et ajoutent à l'aspect dramatique de la scène.

Deuxième élément important du tableau, la couleur. Elle permet en effet à Ingres de faire se dégager chaque personnage de la composition. Les habits roses et bruns et la carnation de François Ier contrastent avec la pâleur de la peau et la blancheur du vêtement du peintre de la Joconde. Alors qu'ils forment un ensemble sur la toile, la mort sépare pourtant déjà les deux individus. Enfin, le baldaquin, le fauteuil et les autres personnages se détachent tous les uns des autres, pour que l'on puisse distinguer chaque détail qui se parent alternativement de rouge, de noir et de jaune.


La Mort de Léonard de Vinci (détail), Jean-Auguste Dominique Ingres (1780-1867), huile sur toile, 1818, Petit Palais

Si la couleur est un marqueur distinctif, la disposition de la scène, quant à elle, réunit ces éléments pour en faire un ensemble. Là aussi, tout est fait pour mettre en avant le sujet et les deux personnages centraux. Outre la quasi totalité des regards qui se dirigent vers la scène principale, à l'exception de celui de l'homme en noir, on remarque que des lignes conductrices guident notre attention. Deux lignes convergent et s'entrecoupent directement sur Léonard et François Ier. La première, en diagonale, s'étend de la tête du personnage tournant son regard, se prolongeant ensuite le long de son bras droit, vers le dessous du bras gauche du roi. La seconde suit le tracé de l'épée que François Ier porte au côté, elle accompagne le buste penché du souverain. Enfin, on note aussi que la disposition décroissante de la composition, à gauche et à droite du tableau, aboutit à l'espace totalement libre au centre, mettant à l'honneur le sujet de la peinture. D'une part, on trouve le moine, la table de chevet et le marchepied. D'autre part, l'ecclésiastique debout sur la droite, accompagné de l'enfant puis prolongé par le fauteuil.

Le Vœu de Louis XIII, Jean-Auguste Dominique Ingres (1780-1867), huile sur toile, 1824, cathédrale de Montauban

Exposé au Salon de 1824, en même temps que le Vœu de Louis XIII, qui fera la renommée de son auteur, La Mort de Léonard de Vinci est sans nul doute l'illustration évidente du débat autour de la peinture d'Ingres, dont nous avons évoqué la problématique précédemment. Les retours sur l’œuvre, commandée par le comte de Blacas (1771-1839), ambassadeur de France à Rome, sont partagés lors de l'exposition. Stendhal (1783-1842) écrit dans sa critique que dans La Mort de Léonard de Vinci, « les amateurs trouveront une tête de François Ier qui est au nombre des plus belles têtes historiques que l'on voit cette année au Salon. L'expression de la douleur s'unit à la plus parfaite ressemblance, et voilà le François Ier que les peintres en porcelaine devront copier désormais lorsqu'ils reproduiront cette anecdote, qui n'a que le défaut d'être inexacte ». En effet, Ingres aura choisi pour sa toile une anecdote que Giorgio Vasari (1511-1574) rapporte dans ses Vies. Celle-ci reste cependant controversée car le roi n'était vraisemblablement pas à Amboise en 1519, au moment de la mort de Léonard de Vinci. Stendhal reconnaît la perfection de l'exécution du sujet, mais il reproche à l'artiste de ne pas avoir voulu prendre de risques en reprenant un sujet anecdotique que l'impératrice Joséphine (1763-1814) et Caroline Murat (1782-1839) avaient rendu populaire au tout début du siècle. Il est vrai qu'alors Ingres était perpétuellement à la recherche du succès et avait saisi cette mode pour accroître sa notoriété. Mais importait-il vraiment à Ingres que son sujet ait existé ou non ? Cela lui était plutôt un prétexte pour exprimer sa manière.

Comme nous avons pu le voir, Ingres accorde un soin particulier à sa mise en scène et à l'atmosphère de son œuvre. Il fait passer l'anecdote de Vasari derrière l'étude préparatoire qu'il réalise. Contrairement à ce qu'en a pensé Stendhal, Ingres n'a pas agi en simple suiveur, il a aussi apposé sa marque. Il peint à la perfection les drapés, les objets, la lumière, la couleur, sans jamais tomber dans l'excès, afin de traduire le plus justement le drame de la scène dans une atmosphère volontairement la plus pittoresque possible. C'est sans doute cela, le style d'Ingres, tout à fait novateur, fruit de sa grande détermination. Il pensait que ses sacrifices n'étaient « pas autant à considérer que [sa] gloire », comme il l'écrivait à son ami François Gilibert, mais c'est apparemment ces sacrifices que Stendhal n'aura décidément pas vu. Une erreur de jugement que la postérité se charge aujourd'hui de corriger.

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