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Le chevalier du monde moderne : Don Quichotte par Daumier (2/2)

Par Célia De Saint Riquier


Dans la première partie de cet article, nous nous sommes intéressés au traitement du mythe de Don Quichotte par Daumier, mettant en avant le mélange entre le remploi d’un héros à grand succès à cette époque, et la mise en place d’une vraie mythologie personnelle du chevalier par le caricaturiste. Les premières recherches sur l’artiste tendent à associer l’artiste et son sujet. L’assimilation de l’artiste à son œuvre est un topos biographique commun. Et cette assimilation fonctionne d’autant plus entre don Quichotte et Daumier. Bon nombre de recherches postérieures à la mort de l’artiste sont allées dans ce sens, jusqu’à parfois faire à tort du duo un portrait autobiographique parfait de l’artiste. L’importance qu’a encore Don Quichotte de nos jours laisse cependant deviner une notion plus universelle de réflexion sur la condition humaine.


Une identification facile entre les deux figures


Honoré Daumier, Don Quichotte, Sancho Pança et la mule morte, 1867, huile sur toile, 132 x 54,5 cm, Paris, musée d’Orsay, Commande du peintre de Charles-François Daubigny pour décorer sa maison d’Auvers-sur-Oise.

Après la mort de Daumier, nombre de recherches sont entamées sur son œuvre. La longue temporalité de ses travaux sur Don Quichotte (entre vers 1850 et 1870) est propice à toutes les hypothèses, et cela d’autant plus par le « mystère » qui entoure la carrière de Daumier, qui n’écrivit que peu. De plus, il faut bien reconnaitre une tendance à ce topos biographique des recherches d’histoire de l’art de la fin du XIXème siècle au milieu des années 1950. L’assimilation entre les deux figures se pose d’autant plus par l’inachèvement récurrent des œuvres traitant l’œuvre cervantine. Il semble que cet inachèvement soit lié à une forme de difficulté à trouver le motif « juste ». Cela se perçoit dans les différentes variantes d’une même œuvre, comme par exemple Don Quichotte, Sancho Pança et la mule morte, dont le musée d’Orsay conserve une version (1867). La version d’Orsay est toute en longueur, format très étonnant. D’autres études montrent des formats paysages eux aussi très allongés, montrant réellement le travail de l’artiste dans sa recherche de la composition efficace, d’autant plus lorsqu’il cite une scène réellement présente dans le roman. La recherche de la bonne disposition semble logique ici, Daumier faisant presque de l’épisode une vanité. L’inachèvement vient donc peut-être d’une forme d’échec de Daumier de trouver LA composition adéquate selon lui, ou provient peut-être de la montée croissante de sa cécité à partir de la fin des années 1870 qui l’obligea à mettre de côté certaines œuvres. L’échec de la reconnaissance en tant que peintre a peut-être aussi poussé l’artiste à abandonner ses projets picturaux.


Honoré Daumier, Tête de Don Quichotte, vers 1870, huile sur toile, 31,5 x 25 cm, Otterlo, Kröller-Müller Museum

En plus de l’inachèvement, on remarque de même une difficulté de donner des traits aux deux héros, ce qui fit évidemment couler beaucoup d’encre. Il faut cependant rappeler que l’œuvre de Cervantès ne donne qu’une description assez large et vague de l’hidalgo et de son écuyer. Leur silhouette est très décrite dans le roman mais leur visage, lui, n’est presque jamais mentionné. Pourtant, il existe un tableau appelé Tête de Don Quichotte (vers 1870, Otterlo, Kröller-Müller Museum) qui donne à l’hidalgo un visage encore plongé dans une grande obscurité, mais pourtant très expressif. Les héros n’ont presque jamais de regard. Cela pose évidemment question, et fut abondamment utilisé comme argument pour les critiques.


Un mythe pour les poètes


La mise en relation des deux hommes fonctionnait d’autant plus qu’elle permettait de se faire une idée plus précise sur le personnage de Daumier, très intime et discret. En 1954, Jean Adhémar écrit ceci, à propos du cycle de Don Quichotte de Daumier : « Daumier possède l’âme de don Quichotte dans le corps de Sancho ». Il mélangeait ainsi plusieurs traits de caractères, c’était un bon vivant comme Sancho, mais aussi un rêveur romantique, luttant pour un idéal impossible. Sans doute s’est-il reconnu en ces deux personnages, ce qui pourrait expliquer la réduction aux seuls deux héros de ses scènes et son travail sur leur complémentarité. Cependant, il ne faut pas pousser trop loin l’adéquation entre les deux. Rappelons la phrase de Valéry : tous les artistes, voire tous les hommes se voient en don Quichotte. (Dans Lost in La Mancha, sorte de making of du film abandonné de Terry Gilliam, ses collaborateurs n’arrêtent pas de souligner eux aussi la corrélation entre le réalisateur et le chevalier errant). Dans son ouvrage De la littérature du midi de l’Europe (1813), Sismonde de Sismondi écrit : « Don Quichotte, c’est le contraste éternel entre l’esprit poétique et la prose ». Cette phrase résonne assez bien dans cette vision presque artistique de Don Quichotte de Cervantès. C’est cette lutte que remarquèrent les romantiques, cette quête de l’esprit poétique, qui tente d’ennoblir le monde quitte à s’en déconnecter. C’est en ce sens qu’autant d’artistes et de romantiques furent marqués par l’œuvre de Cervantès.

De plus, le roman parle, entre autres, d’une quête infructueuse de l’idéalisme, qui contraste avec le côté bien plus terre à terre de Sancho. La naïveté de Sancho et les fantasmagories de don Quichotte rappellent indéniablement de même le temps de l’enfance, de l’innocence, que chaque lecteur se rappelle en lisant cette épopée décalée. Nous pouvons donc de même interpréter l’absence de traits définis des deux héros comme une invitation de la part de Daumier à nous identifier nous aussi aux deux personnages, à fixer notre attention sur eux et tenter de retrouver les mêmes réflexions sur l’humanité dans leur représentation artistique.

S’il est évident que Daumier connait une grande affection et une empathie pour le duo cervantin, et s’il s’est parfois retrouvé dans les émotions des deux héros, c’est sans doute grâce à l’écriture cervantine, qui facilite énormément cette assimilation et fait valser le lecteur entre identification à don Quichotte et à Sancho en abordant à travers eux des questions sur la condition humaine en général.


Un remploi lui permettant de se mettre en avant


Honoré Daumier, Don Quichotte et Sancho Pança se reposant sous un arbre, vers 1855, huile sur toile, 40 x 31,5cm, Copenhagen, Ny Carlsberg Glyptotek

Tout d’abord, et ce comme nous l’avons déjà explicité, Don Quichotte plait au XIXème siècle, et ce pas uniquement aux artistes empreints de romantisme, mais à toute une élite lettrée elle aussi hispanophile ou en tout cas curieuse d’autres cultures (rappelons que le XIXème siècle est aussi le siècle du japonisme). Cela explique le succès des nombreuses éditions des deux ouvrages, même des éditions plus précieuses comme celle de Gustave Doré.

Avec la naissance de la Seconde République en 1848, Daumier tente de changer de voie. Depuis 1835, une loi sur la liberté de la presse l’empêche de réaliser des caricatures politiques. Daumier tente d’ajouter des cordes à son arc et participe plusieurs fois sans succès au Salon (grande exposition annuelle ayant lieu dans le Salon Carré du Louvre, pour laquelle tous les jeunes artistes envoyaient des tableaux et sculptures dans l’espoir d’être remarqués pour trouver des commandes). Au Salon de 1850- 1851, Daumier envoie un Don Quichotte et Sancho se rendant aux noces de Gamaches tableau potentiellement perdu ou assimilé au tableau du Brigestone Museum of Art de Tokyo. Ce faisant, Daumier montre un choix relativement logique. Il espère parler au public et plaire en envoyant un tableau sur un thème connu et populaire à l’époque. Cette tentative de reconnaissance comme artiste peintre l’accompagne pendant plusieurs années, notamment après 1860 lorsqu’il doit quitter Le Charivari et jusque dans les années 1870 (notamment à partir de la IIIème République) durant lesquelles l’artiste est confronté à un oubli progressif et à la pauvreté. Il envoie au Salon de 1867 un Don Quichotte et Sancho au pied d’un arbre (sans doute très belle version de 1855 conservée à la Copenhagen, Ny Carlsberg Glyptotek). La thème de Don Quichotte est, comme le montre Philippe Kaenel, un choix stratégique. Rappelons que depuis le XVIIème siècle, la peinture est dissociée en plusieurs genres, classés par l’Académie du plus élevé au moins élevé. En haut de la pyramide, nous trouvons la peinture d’histoire qui englobe la peinture d’évènement historiques majeurs mais aussi la peinture dont le sujet est issu d’un récit qualifiable de « grand classique » (récit biblique, la Divine Comédie de Dante, l’Odyssée d’Homère, etc.). Avec le XIXème siècle, les frontières entre les genres et leur hiérarchisation est remise en cause et d’autres récits littéraires connaissent bon nombre d’illustrations ce qui les place dans une nouvelle forme de peinture d’histoire. Nous pouvons citer les œuvres de Shakespeare notamment, mais aussi le livre de l’épopée d’Ossian. Don Quichotte se place avec ces nouveaux classiques. En illustrant ce thème, Daumier se place entre-deux genres, entre peinture d’histoire et peinture de genre (illustration de scènes quotidiennes, etc.). Daumier n’aurait en effet jamais été reconnu en tant que peintre d’histoire, Daumier venant de l’univers de la caricature (dont l’aspect artistique était largement dévalué) et ce genre ayant encore trop de noblesse à cette époque. Daumier, comme Hogarth, donne une sorte de « comic history painting ». Ses travaux sur Don Quichotte évoquent donc par leur thème une nouvelle peinture d’histoire mais le traitement de ce thème par Daumier s’associe plus à la peinture de genre, dans le traitement allusif des épisodes et l’aspect réaliste, dans la fixation sur le duo et l’intérêt nouveau pour la figure de Sancho. Daumier tente en présentant ses œuvres, de présenter un échantillon de ses capacités, et il semble d’ailleurs avoir relativement trouvé un public dans cette démarche, car l’œuvre exposée au Salon de 1867, s’est vendue la même année pour 800 francs et doubla de prix lors de sa revente aux enchères l’année précédant celle de la mort de l’artiste. Le choix de Don Quichotte s’explique donc aussi par une stratégie de vente, en réalisant des œuvres qui plaisent à un public auquel il n’avait alors pas réellement accès.


Un motif au sous-texte politique ?


Enfin, Philippe Kaenel propose dans son article une interprétation qui, quoiqu’elle puisse être largement remise en doute, reste intéressante, prenant à rebours le topos biographique. Si elle ne me convainc pas totalement, il reste intéressant de la développer pour apporter peut-être plus de nuance à la vision de Don Quichotte de Daumier. Kaenel se base pour son développement sur l’analyse que fait Konrad Farner du Don Quichotte de Doré et le décline. Farner voit en effet dans l’hidalgo de Gustave Doré une métaphore de la bourgeoisie française et de Napoléon III, refusant d’abandonner leurs valeurs obsolètes dans un monde moderne. Kaenel rapproche donc à cette métaphore une autre œuvre de Daumier, sans doute sa plus connue, Ratapoil (bronze de 1891 sur un modèle de 1850-1851, Paris, musée d’Orsay), qui symbolise aussi l’idéologie de Napoléon III et ses partisans. Ce rapprochement entre les œuvres ne parait pas impossible, surtout si on connait l’idéologie politique de Daumier. Ce dernier participa à la Révolution de Juillet, mais s’insurgea contre l’académisme ambiant du Salon vers la fin de sa vie et refusa même une légion d’honneur. Daumier, par son passé de caricaturiste, sait très bien tourner ses illustrations en sortes de fables, et donc cacher un message dans une représentation apparemment sans lien avec notre société. Certains ont même fait un rapprochement entre la figure élancée de Ratapoil et l’étirement de don Quichotte sur sa monture. Cependant, si l’on suit cette théorie, il parait étrange que Daumier ne soit pas allé plus clairement dans ce sens, c’est-à-dire en représentant des scènes critiquant de manière plus évidente ce décalage avec le monde moderne du parti très conservateur, qui est déjà présent dans l’œuvre cervantine comme dans l’épisode très connu des moulins à vent. Il semble donc étonnant que ce genre de scène plus banalisé ait été évité par Daumier. De plus, une simple étude des dessins et des peintures de l’artiste montre un réel attachement, une affection pour le duo qui dénote avec cette condamnation métaphorique du personnage. Cette analyse, si elle plait par l’adéquation à l’idéologie politique de l’artiste, peut être remise en doute par le traitement même du mythe quichottesque dans sa touche et dans les épisodes choisis.



Si la production artistique d’Honoré Daumier sur le thème de Don Quichotte s’inclue dans une époque de nouvelle popularité du roman cervantin, ce dernier parvient à créer une mythologie propre du chevalier errant et son écuyer. Nous percevons évidemment une lecture romantique de l’œuvre, mais aussi une fascination de l’artiste pour les deux héros, qu’il voit en complémentarité comme en opposition. Sa production inachevée laisse deviner une affection particulière pour ce thème qui l’accompagne durant la plus grande partie de sa carrière, et une réelle identification au héros, qui fait écho à l’identification des romantiques et à celle que tout lecteur du roman cervantin peut avoir, en ce que le roman partage des réflexions complexes sur les contradictions humaines. Si la critique a parfois poussé un peu trop loin l’identification entre Daumier et ses figures, il est difficile de faire une lecture plus politique en totale scission avec cette association évidente. Cependant, le succès du motif de Don Quichotte à cette époque joua un rôle dans le choix de ce sujet pour l’artiste, qui fit de cette production une sorte de porte étendard pour la reconnaissance son talent de peintre à cheval entre les genres, qui ne sera assuré qu’après sa mort. Daumier donna une vision très moderne au héros cervantin, ce qui joua sans doute un rôle dans la reprise de ce motif par les artistes du XXème siècle. Il est difficile, en effet, de ne pas voir dans le dessin de Picasso publié en 1955 dans l’hebdomadaire Les Lettres Françaises, une simplification des mêmes traits caractérisant le don Quichotte et le Sancho de Daumier.

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