Par Célia De Saint Riquier
Le mois dernier, Coupe-File vous a embarqué dans un court voyage sur le Nil, pour une découverte de la Pyramide du Roi Ounas, dernier roi de la Vème dynastie de l’Ancien Empire (environ 2700-2200 avant J.-C.) égyptien. Aujourd’hui, c’est tout simplement au Louvre que nous nous arrêtons, pour analyser l'un des reliefs les plus discrets du département des antiquités égyptiennes, le relief dit des « Affamés d’Ounas ».
Dans le département, ce fragment peut être vu comme un unikon. Pourtant, et malgré sa vitrine censée le mettre en valeur, personne ne s’arrête devant lui, ou bien très peu de temps. Sa représentation dérange, et ce, autant qu’elle pourrait fasciner. Pourquoi ce relief est-il si différent des autres ? Pourquoi ces hommes ne sont-ils pas soumis à l’aspective (soit la règle qui ordonne rigoureusement la représentation des égyptiens en montrant chaque partie du corps sous son meilleur angle de vue) ? Est-il réellement un unikon dans l’iconographie égyptienne antique ? Ce sont toutes ces questions qui animeront cet article.
Le relief a été trouvé en fouilles, sur la chaussée de la pyramide du roi Ounas et fut acheté en 1949 par le Louvre. La chaussée d’Ounas était une des plus grandes construites de toutes celles existantes et devait mesurer environ 750 mètres de longueur (soit à peu près égale à celle de Khéops). La localisation plus précise de ce morceau sur la chaussée nous est induite par son rapprochement avec un autre morceau conservé au musée de Saqqarah (Egypte), de la même chaussée et représentant aussi des affamés. Le fragment de Saqqarah est de plus grande dimension et se compose de seize personnages, dans des postures similaires à celle du fragment du Louvre. Son registre inférieur est inscrit, a contrario de celui du Louvre, mentionnant des noms de courtisans du règne du roi. Leur emplacement, ainsi que leur nombre dépassent la représentation anodine. Ces affamés jouent bien un rôle dans la procession de la chaussée.
Sur le fragment du Louvre, deux personnages presque entiers et deux très fragmentaires dont on aperçoit respectivement un pied et un dos sont sculptés en relief levé. Ce morceau fragmentaire devait orner le registre supérieur d’une partie de la chaussée du complexe du roi Ounas. Ces affamés sont traités de manière très « naturaliste » ce qui contraste avec les règles de représentation des Hommes en Egypte. Nous pouvons penser que le personnage du registre supérieur est un homme par l’étui phallique qui dépasse de sa cuisse, or le personnage du registre inférieur est asexué. Cette négation de la sexualité des personnages se retrouve aussi sur les affamés de Saqqarah. Leurs coiffures sont différentes des perruques égyptiennes. Leur traitement reflète des symptômes réels de personnes souffrant de carences alimentaires qui s’aperçoivent au niveau du ventre des personnages très mince et déformé. Le personnage au registre supérieur présente en effet un bas de ventre très gonflé. Les traits sont tirés, leurs clavicules et leurs côtes sont saillantes. Leur gestuelle diffère aussi, une femme semble se nourrir de ce qu’elle trouve dans ses propres cheveux, en bas du fragment de Saqqarah. C’est un récit choquant qui nous est montré à l’aide d’un traitement tout à fait original. Si quelques règles du canon égyptien perdurent (Tête de profil, œil de face…), leur représentation laisse cependant penser que ces affamés ne sont pas des Egyptiens, d’autant plus que sur le relief de Saqqarah, les hommes les plus âgés portent une barbe d’une manière qui ne se retrouve pas dans les représentations du peuple égyptien.
Leur identité en vient donc à être questionnée. Le second titre de l’œuvre (Bédouins mourant de faim dans le désert aux confins de l’Egypte), au Louvre les nomme « Bédouins ». Les Bédouins regroupent le nom des populations nomades du désert. Ce nom a été attribué par Christiane Ziegler qui travailla pendant de nombreuses années au département des antiquités égyptiennes du Louvre. Ce sont donc des étrangers qui se retrouvent dans la chaussée processionnelle du complexe funéraire du roi.
La question de leur présence est plus complexe. Ils représentent la famine, une des plus grandes peurs des égyptiens qui dépendaient entièrement de la crue du Nil pour leur récoltes. Il y avait alors moins de deux famines par siècle. L’égyptologue Jean Vercoutter témoigne d’une désertification progressive à partir des années 2500 avant J.-C. qui obligea sans doute quelques tribus nomades à se rapprocher des zones encore irriguées, d’où une potentielle confrontation avec le monde égyptien. Plus simplement, cela peut montrer la supériorité du roi par rapport aux peuple étrangers, soit potentiels ennemis de son royaume, les Bédouins étant montrés en infériorité. Néanmoins, nous savons que dès l’époque de Nagada (environ 3800 – 3250 avant J.-C.), les ennemis du roi ont une iconographie très banalisée, avec les cheveux tenus, les têtes coupées… Le programme iconographique de la chaussée est, de plus, très vaste et reprend autant de thèmes imposés pour la procession : Offrandes, courtisans, présentation des troupeaux ainsi que des évènements contemporains au règne du roi, comme la guerre contre des asiatiques. Il est donc possible que cette confrontation avec des affamés étrangers soit un évènement du règne d’Ounas. Cependant, il faut noter que le canon des affamés est loin d’être hésitant, ce qui sous-entend une première occurrence plus ancienne que celle du dernier roi de la Vème dynastie. L’explication la plus communément admise est celle expliquant que la représentation d’affamés étrangers aurait pu servir de mise en valeur du roi, le garant de la Maât (l’ordre du monde) par rapport au chaos de l’Isefet, (le désert). Cette iconographie aurait pu prouver aux Egyptiens que le roi était légitime et leur garantissait une prospérité.
Le relief de la famine n’est pas la première représentation de Bédouins du désert. La première occurrence conservée aujourd’hui est un morceau de la chaussée de Sahourê, le second roi de la Vème dynastie. Le canon semble répondre à des traits spécifiques déjà maitrisés. Il est donc tout à fait possible que non seulement, la première apparition de Bédouins du désert soit bien plus ancienne que la Vème dynastie, mais aussi que leur représentation sur la chaussée des complexes funéraires royaux joue effectivement un rôle de mise en valeur royale dans la procession, justifiant leur présence.
Pour finir, nous aborderons la survivance de ce motif iconographique, qui se retrouve au Moyen Empire (environ 2050-1780 avant J.-C.), dans des tombes privées de haut-fonctionnaire. Leur iconographie s’est cependant modifiée en celle de bergers affamés. Dès la Première Période Intermédiaire (environ 2200-2050 avant J.-C.), on trouve l’iconographie du berger affamé représenté comme un égyptien, comme dans la Chapelle de de Ky et Zatchedabed au musée du Louvre. On peut soumettre l’hypothèse d’une année aux récoltes moins fastes alors, qui fit reprendre au sculpteur l’iconographie d’affamés connue.
Certaines représentations postérieures montrent une résurgence du motif de l’étranger affamé, mais assimilé au berger, comme dans les tombes de Meir (à proximité d’Assiout, Haute-Egypte), notamment la Tombe d’Ukhotep, Fils de Senbi. Ce changement iconographique reste un mystère, car pour l’instant, personne ne s’est réellement penché sur la question. Ces affamés restent la marque d’un choc profond et d’une sorte d’empathie qui perdure avec les siècles, choquant encore aujourd’hui celui qui s’approche de la vitrine du Louvre.
Le mot final est laissé à l’égyptologue Jacques Vandier, qui résume à la perfection l’importance trop souvent reniée à ce petit fragment :
« L’œuvre, encore qu’elle soit d’un réalisme brutal, presque pénible, n’en est pas moins intéressante, non seulement qu’elle appartient à une des plus belles époques du bas-relief en Egypte, mais aussi parce qu’elle traite, d’une manière originale, un thème tout à fait exceptionnel dans le répertoire égyptien. »
Vandier (J.), La famine dans l'Égypte ancienne
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