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Les Hasards heureux de l'escarpolette, de Fragonard


Huile sur toile, 1767-1769, 81cm x 64cm, Wallace Collection, Londres

« Je désirerais que vous peignissiez Madame sur une escarpolette qu'un évêque mettrait en branle. Vous me placerez de façon, moi, que je sois à portée de voir les jambes de cette belle enfant et mieux même, si vous voulez égayer votre tableau. »


Huile sur toile

1767-1769

81cm x 64cm

Wallace Collection, Londres



Ainsi, par ces mots, le baron de Saint-Julien commande-t-il à Gabriel-François Doyen ce tableau. Ce dernier se voit pris au dépourvu ; c’est un sujet bien trop léger, trop choquant que pour être peint de sa main. A qui confier cette tâche alors ? On connait un artiste qui, à cette époque, est réputé pour ses mœurs libertins et ses peintures galantes de scènes lascives : Jean-Honoré Fragonard.


C’est un nom auquel on peut difficilement avoir échappé. Né le 5 avril 1732 à Grasse, il arrive à Paris à l’âge de six ans. Fort d’un talent précoce, il entre comme apprenti dans l’atelier de François Boucher, qui lui ouvre toutes les portes, dont la victoire au grand prix de peinture de l’Académie Royale en 1752. Grand voyageur, il arpente l’Italie et l’Académie de France à Rome, il sillonne les routes jusqu’à Vienne, Prague ou encore Dresde ; un périple jalonné de rencontres artistiques qui l’influenceront dans sa peinture. Il travaille notamment beaucoup avec Hubert Robert.

Formé d'abord comme peintre d'histoire, il change de direction et s’impose comme l'une des figures de proue du style rocaille, avec des scènes de genre aux couleurs chatoyantes, des peintures au libertinage assumé mais toujours maitrisé. Véritable virtuose du pinceau, il peut achever des portraits en une heure, comme on peut le voir avec ses quatorze figures dites “de fantaisie”.

C’est donc à ce Fragonard qu’il incombe la tâche de réaliser la commande du baron de Saint-Julien, en 1767.


Dans un décor végétal foisonnant nuancé de bleus et de verts, une dame se balance vigoureusement sur une escarpolette, faisant s'envoler sa mule. Le peintre attire immédiatement notre regard sur elle ; jouant avec cette lumière du ciel qui tente de se frayer un chemin à travers les feuillages denses, il illumine sa peau pâle et sa robe à la française rose poudré qui tranchent avec le fond sombre. Jusque là, rien d'étonnant, c’est une aristocrate qui s’amuse dans un jardin signifié par les statuettes de putti et l’élément architectural à l'arrière-plan.


Mais regardons maintenant ce qui se passe dans la partie basse du tableau : à droite, dans l’ombre de l’arbre, un homme fait se balancer madame à l’aide de deux cordes. Il la regarde tendrement, l’air tranquille, assis sur un banc. C’est sans aucun doute son mari, le fameux évêque de la commande, remplacé ici par un homme en civil (pour éviter que cela ne nuise à la carrière du peintre). Cet homme, si innocent, n’a vraisemblablement aucune idée de ce qui se trame devant lui ! En effet, il ne voit pas qu'un autre personnage est caché dans les buissons devant. La jeune femme sait très bien qu’il est là ; c’est d’ailleurs à lui qu’elle lance sa chaussure délibérément, dans un geste sensuel. L’homme, ayant “pleine vue sur les jambes de cette belle enfant”, semble étourdi, comme hypnotisé (il faut savoir que les jambes, en particulier les chevilles, avaient une connotation très érotique au XVIIIe siècle). Le caractère secret de la scène qui se déroule est appuyé par la figure de l'amour, au dessus, qui met un doigt devant sa bouche, assurant la confidentialité. Pas de doute possible : c’est l’amant de la demoiselle, Saint-Julien lui-même, et son mari trompé. Pas si heureux que ça, ce hasard !


On retrouve, dans ce tableau à l'audace folle, tout ce qui fait la peinture de Fragonard : le goût pour le plein air et les couleurs, la sensualité et la touche vibrante. Autant de caractéristiques qui l'élèveront au rang des plus illustres artistes "galants" du XVIIIe siècle, et des plus demandés. Hélas, après la Révolution, il partagera le destin de ceux qui étaient trop proches de l'aristocratie et de son goût, sombrant dans l'oubli avec l'avènement du néo-classicisme de David. Il mourra dans l'indifférence générale, en 1806, sans savoir qu'il laissera son nom parmi les plus célèbres peintres de sa génération.


Raphaëlle Agimont


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