Par Célia De Saint Riquier
Une nouvelle exposition, ouverte depuis la mi-avril, vient commémorer le centenaire de la mort de l’écrivain d’À la recherche du temps perdu, Marcel Proust. Après l’exposition relativement large du musée Carnavalet, qui retraçait la ville de Paris sous le prisme de l’auteur et du roman de sa vie, le musée d’art et d’histoire du Judaïsme s’intéresse cette fois-ci aux origines juives de Proust, et à la relation de ce dernier avec le judaïsme. Cette nouvelle exposition, plus poussée que les dernières dédiées à l’écrivain, reste cependant largement accessible et permet une lecture différente de son œuvre comme de sa vie.
L’exposition commence par retracer l’histoire familiale de Marcel Proust, du côté donc de sa mère, les Weil. Nous apprenons que son arrière-grand-père, Baruch Weil, dirigeait une fabrique de porcelaine réputée, et occupait des fonctions importantes dans la synagogue de la rue Notre-Dame-de-Nazareth à Paris. Il eut treize enfants, parmi lesquels Nathé Weil, grand-père de Proust. Ce dernier épouse Adèle Berncastell qui donne naissance à Jeanne, la mère de Proust. Le couple est parfaitement intégré dans la bourgeoisie parisienne, mais ne renonce pas pour autant à leur identité juive. Ce n’est pas totalement le cas de Jeanne, qui, après son mariage avec Adrien Proust, catholique, décide d’élever ses enfants sous cette même religion. Proust ne connait donc le judaïsme que par la famille de sa mère, et par les rares traditions qui vont perdurer au sein de la sienne. Par ailleurs, nous apprenons qu’Adolphe Crémieux, célèbre pour son décret de 1870 accordant la citoyenneté française aux Juifs « indigènes » d’Algérie qui sera remise en cause au début de la Seconde Guerre mondiale, est l’arrière-grand-oncle par alliance de Marcel Proust.
Nous basculons ensuite dans la démarche d’écriture de l'auteur, à travers un parallèle intéressant entre le Talmud (compilation écrite de lois orales de la tradition juive) et ses nombreux commentaires périphériques écrits et la façon dont Proust retouchait ses « placards », c’est-à-dire les épreuves imprimées qu’il corrigeait à la main dans les marges, qu’il est toujours fascinant de voir exposés. L’influence de la tradition juive se ressent au sein du roman sous de nombreux ressorts. Ainsi d’abord, dans les lieux fréquentés par la Recherche, comme les stations balnéaires, où prend place le second tome du roman À l’ombre des jeunes filles en fleurs, où Proust, dans sa jeunesse, a pu fréquenter un certain nombre de figures de l’intelligentsia juive de l’époque qui inspireront le personnage de Bloch dans le roman, ou à l’image de Geneviève Straus, qui donnera le modèle pour la duchesse de Guermantes.
Transmis par la passion de sa mère, le Livre d’Esther, livre devant dans la religion juive être lu au cours de la fête des Sorts, qui commémore le sauvetage du peuple juif par la reine Esther, qui se voit ensuite révéler son identité juive face au roi Assuérus, est présent dans le roman, notamment évoqué par les tapisseries des Guermantes de l’église de Combray :
« Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement d'Esther (la tradition voulait qu'on eût donné à Assuérus les traits d'un roi de France et à Esther ceux d'une dame de Guermantes dont il était amoureux), auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un relief, un éclairage : un peu de rose flottait aux lèvres d'Esther au-delà du dessin de leur contour ; le jaune de sa robe s'étalait si onctueusement, si grassement, qu'elle en prenait une sorte de consistance et s'enlevait vivement sur l'atmosphère refoulée […]. »
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913
La suite du parcours est dédiée au rapport de Proust et de son œuvre à l’affaire Dreyfus, diffuse dans le troisième tome de la Recherche, Le côté de Guermantes. L’auteur est directement engagé au sein des dreyfusards, même si son propre père reste persuadé de la culpabilité de l’officier juif accusé d’espionnage. Soutenant Zola (il assistera à son procès), il fait partie des signataires de la pétition « contre la violation des formes juridiques ». En témoignage du contexte de l’affaire qui toucha tous les niveaux de la société française, il convient de souligner le prêt au musée du tableau d’Edouard Debat-Ponsan, La Vérité sortant du puits conservé à Amboise, et son éclairage particulièrement réussi qui permet un véritable rayonnement du miroir tenu par la Vérité. Une lettre adressée à Montesquiou, témoigne de la délicatesse de la position de Proust, qui doit jongler entre son image et ses convictions :
« Si je n'ai pas répondu hier à ce que vous m'avez demandé des Juifs, c'est pour cette raison très simple : si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est Juive. Vous comprenez que c'est une raison assez forte pour que je m'abstienne de ce genre de discussions. J'ai pensé qu'il était plus respectueux de vous l'écrire que de vous le répondre de vive voix devant un second interlocuteur. »
Marcel Proust, lettre à Robert de Montesquiou, mai 1896
D’ailleurs, les personnages juifs présents dans la Recherche ne simplifient pas, au premier abord, la compréhension du rapport de Proust au judaïsme. Bloch est en effet comparé par l’un des personnages au portrait du sultan Mehmet II peint par Bellini, également prêté pour l’occasion, et représente un Juif versatile, sans éducation, ce qui put être reproché à l’écrivain. En revanche, Swann incarne au contraire un Juif d’une éducation et d’un raffinement éclairé. Proust ne donne en réalité pas son opinion dans ses personnages, mais témoigne des préjugés présents dans la société de l’époque, tout en leur ajoutant une complexité propre à chacun. La figure rejetée du Juif du début du XXe siècle, peut se voir de même en transparence dans le traitement de l’homosexualité par l’écrivain dans le roman. Comme le montre l’exposition, les deux figures ; le Juif et l’homosexuel, à l'époque identiquement condamnés à vivre dans l’ombre. Cette figure de l'homosexuel rejeté est incarné dans l'œuvre par le personnage du Baron de Charlus, en partie inspiré par Robert de Montesquiou, auprès de qui Proust vécut une histoire tumultueuse.
La fin de l’exposition s’intéresse d’abord aux ballets russes, dont le lien avec le thème de l’exposition reste malheureusement quelques peu obscur, puis à la récupération de la figure de Proust par les revues sionistes à sa mort, en faisant une figure de porte-étendard de la littérature juive française. Un dernier hommage à son œuvre est faite par le dernier espace dédié à l’écoute de la lecture de la Recherche, traduite en hébreu.
C’est donc une exposition au contenu poussé, mais toujours abordable qu’il est important de ne pas louper en ce moment à Paris. En donnant de nouvelles clés de lecture de ce roman dans lequel, pour un néophyte, il est si complexe de se plonger, l’exposition permet aussi de comprendre la complexité du rapport au judaïsme d’une figure aussi emblématique du début du XXe siècle, qui fait donc écho à une époque tout entière. Et si Proust ne vous intéresse toujours pas, l’exposition est tout de même l’occasion de voir jusqu'au 28 août des prêts exceptionnels, du Van Gogh Museum d’Amsterdam, de la National Gallery de Londres ou encore de collections particulières.
Marcel Proust Du côté de la mère
14 avril – 28 août 2022
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme
Hôtel de Saint-Aignan 71, rue du Temple 75003 Paris
Commissariat : Isabelle Cahn, conservatrice générale honoraire des peintures au musée d'Orsay
Conseil scientifique : Antoine Compagnon, de l'Académie française, professeur émérite au Collège de France
Coordination et recherches : Dorota Sniezek, mahJ
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