La modernité, par définition, est toujours une question de forme. Le cinéma ne déroge pas à cette règle mais avec nuance. Si l’on peut lire ça et là que, de par sa construction relativement nouvelle, Voyage en Italie réalisé par Roberto Rossellini en 1953 constitue le premier film « moderne », le concept de modernité cinématographique s’exprime de manière plus complexe et ce notamment au carrefour des années 60. Ainsi, pour savoir si cette modernité cinématographique est seulement une question de forme, il convient d'évoquer les progrès techniques et nouveaux modes de tournages introduits dans ces années là mais il faut également aborder la question sous un angle plus sociologique. En effet, les années 1960 voient émerger une nouvelle génération avide de liberté et en proie à de nombreuses remises en question.
Fig. 1 : Ingrid Bergman et George Sanders dans Voyage en Italie. Roberto Rosselini, 1954
De nouveaux modes de tournages et de nouvelles possibilités techniques font d'abord leur apparition. Il y a en premier lieu un type inédit de pellicule qui va permettre l’introduction d’un élément majeur : le tournage en plein air. La guerre d’Indochine voit en effet la création par l’armée d’une pellicule plus sensible, permettant des tournages presque sur tout-terrain. Cette caractéristique se retrouve notamment à outrance chez les cinéastes de la Nouvelle Vague française, délaissant les studios pour investir la rue. Quoi de mieux pour étayer ce propos que la scène finale de A bout de souffle de Jean-Luc Godard, tournée rue Campagne-Première dans le 14e arrondissement de Paris . La caméra, embarquée dans un véhicule, remonte toute la rue, suivant Jean-Paul Belmondo à l’agonie sous le regard éberlué des passants - et non figurants.
Fig. 2 : Jean-Paul Belmondo dans À Bout de Souffle, rue Campagne-Première. Jean-Luc Godard, 1960
Fig. 3 : Jean-Luc Godard, Raoul Coutard, Jean Seberg et Jean-Paul Belmondo sur le tournage de À bout de Souffle. 1960 – Photo Raymond Cauchetier
Dans un registre plus léger, François Truffaut fait des rues de Paris un personnage presque à part entière des les 400 coups, son premier long métrage réalisé en 1959. Le spectateur suit les déambulations du tout jeune Jean-Pierre Léaud sur les grand boulevards, dans le quartier de Montmartre ou encore au Gaumont du Montparnasse. Cette nouvelle configuration introduit des longs-métrages que l’on peut qualifier de « films à errance », ainsi Cléo de 5 à 7 de Agnès Varda (1962) ou Alice dans les villes de Wim Wenders (1974). Dans le premier, Cléo, mélancolique et inquiète, déambule dans Paris, attendant les résultat d’un examen médical. Le film la suit pendant deux heures cruciales dans sa vie. Une fois encore, Paris, et plus particulièrement la rive gauche chère à Agnès Varda, constitue un personnage à part entière. Dans Alice dans les villes, Philip Winter, de retour en Allemagne, erre dans la Ruhr à la recherche des grands-parents de la petite Alice. Les dialogues sont limités, les plans longs, induisant un film presque contemplatif. Wenders filme une Allemagne rurale semblant être à l’arrêt, contrastant avec les Etats-Unis d’où reviennent les protagonistes.
Fig. 4 : François Truffaut sur le tournage des 400 coups. 1959
Fig. 5 : Rüdiger Vogler et Yella Rottländer dans Alice dans les villes. Wim Wender, 1974 Fig. 6 : Agnès Varda sur le tournage de Cléo de 5 à 7. 1962. Photo Roger Viollet/Getty Images
Dans le registre du documentaire, Chris Marker et Pierre Lhomme sont à citer pour la réalisation du Joli Mai. Caméra presque à l’épaule, ils parcourent une fois encore les rues de Paris sous le regard des badauds. Il convient également d’évoquer l’utilisation et démocratisation de la couleur, permettant la création de nouveaux visuels marquants. Ainsi Vera Chytilova livre avec les Petites Marguerites (1966) des scènes très modernes, déstructurées, d’un ton haut en couleurs presque pop. De même, Jacques Demy bâtit sa cinématographie sur la couleur. Ses réalisations sont esthétiquement très reconnaissables, avec des papiers peints et vêtements aux tons pêchus, vifs. Les Demoiselles de Rochefort reviennent immédiatement à notre mémoire, aux côtés de Peau d’âne et des Parapluies de Cherbourg.
Fig. 7 : Catherine Deneuve et Françoise Dorléac dans Les Demoiselles de Rochefort. Jacques Demy, 1967
Il y a ensuite un renouveau dans ce que l’on montre à l’écran. Les cinéastes dépassent les codes de cinéma classique. Certains jouent avec pour mieux les briser. François Truffaut, dans Tirez sur le pianiste, son second long métrage réalisé en 1960, filme ainsi Michèle Mercier se changeant derrière un paravent, la cadre aux épaules dans le lit avec Charles Aznavour, réaffirmant ces codes, puis fait apparaitre ses seins à l’écran, les brisant ainsi. De même, il filme le début des ébats amoureux du couple, type de scènes que l’on retrouve dans sa filmographie notamment dans le générique de l’Amour en fuite (1979). Et parlons-en des ébats amoureux et corps nus. Les années 60 voient apparaître à l’écran des scènes qui étaient auparavant inimaginables. Michelangelo Antonioni filme dans Zabriskie Point (1970) des couples nus dans le désert de manière très osée, reflet de la libération sexuelle, tandis que Mike Nichols, dans une scène désormais culte, immortalise la jambe d’Anne Bancroft devant le maladroit Dustin Hoffman dans le Lauréat (1967). 1967, une année charnière voyant notamment la publication d’un article de référence rédigé par Stefan Kanfer, The Shock of Freedom in films : la présence du voile de liberté flottant sur la société américaine se confirme.
Fig. 8 : Scène du désert, Zabriskie Point. Michelangelo Antonioni, 1970
Fig. 9 : Dustin Hoffman dans Le Lauréat. Mike Nichols, 1967
La violence trouve également une représentation inédite. Elle transparait sans filtre, faisant par moment pencher le public du côté des « méchants » qui deviennent de vrais anti-héros. C’est notamment le cas de Bonnie de Clyde. Dans le film d’Arthur Penn sorti en 1967, la scène finale de la mort des deux protagonistes est d’une grande violence, telle qu’elle a dû réellement l’être. Les deux brigands sont abattus par de multiples rafales sans sommation, dans une violence froide. Froide, comme la scène finale de If… (1968) de l’anglais Lindsay Anderson. Les élèves révoltés, Malcolm McDowell en tête, tirent sur le foule de professeurs et officiels, une scène marquante. Sam Peckinpah, quant à lui, dévoile dans Pat Garett and Billy the Kid (1973) un autre visage de la mort. Elle est longue, douloureuse. La victime a le temps de dévisager son assassin, lui faisant comprendre l’horreur du crime qu’il vient de commettre. Enfin, d’autres scènes inédites, inconcevables vingt ans plus tôt, fleurissent sous couvert d’humour. La célèbre pièce Springtime for Hitler du film The Producers (1968) de Mel Brooks en aura marqué plus d’un. Dans un humour très caustique au ton politique, l’ascension au pouvoir d’Hitler est adaptée en comédie musicale, qui est un triomphe, un satire cinglante.
Fig 10&11 : Scène finale, Bonnie and Clyde. Arthur Penn, 1967
Fig 12&13 : Malcolm McDowell, scène finale. If...., Lindsay Anderson, 1967.
Les années 60 marquent le passage d’une nouvelle génération derrière la caméra. Ceux-ci questionnent la société dans laquelle ils vivent, la critiquent parfois et sont les témoins et acteurs d’un vent de liberté qui souffle - ou non - sur leur pays, de changements sociaux et culturels. La liberté, parlons-en. La fin de la Seconde Guerre mondiale voit la culture américaine déferler sur l’Europe. Le rock’n roll, le coca cola, et autres, séduisent les jeunes européens. Certains se réfugient dans cette culture pour oublier la leur. C’est la cas de Philip Winter dans Alice dans les villes de Wim Wenders (1974). Presque exilé aux Etats-Unis, il est contraint, à contre-coeur, de rentrer en Allemagne, pays dont il a semble-t-il honte. Il se raccroche à la culture américaine, assiste à son retour à un concert de Chuck Berry. Ce personnage reflète une certaine jeunesse allemande d’après-guerre, en proie à l’introspection, aux interrogations sur par exemple l’histoire du nazisme et de la guerre volontairement occultée. Si l’on parle de la France en revanche, la dimension politique semble être à bannir. La Nouvelle Vague française, et les réalisateurs qui gravitent autour sans en faire partie, est exclusivement composée de cinéphiles, ayant commencé pour certains par la critique. Ce sont des amoureux du cinéma, qui y trouve une voie de liberté. Ainsi, Agnès Varda expose son amour du cinéma muet en insérant un court-métrage intitulé les Amants du pont Mac Donald dans le film Cléo de 5 à 7. Elle y fait notamment jouer Jean-Luc Gordard et Anna Karina. François Truffaut, dans son très autobiographique film les 400 coups, présente le cinéma comme un moyen de libération, une échappatoire. Le cinéma les fait exister. Jean-Luc Godard, dans A bout de souffle, place dans un plan un exemplaire de cahiers du cinéma, revue dans laquelle Truffaut rédige son célèbre « Une certaine tendance du cinéma français », induisant en un sens une modernité cinématographique. Mais les films de la Nouvelle Vague ne sont pas dénués d’engagement pour autant. Ils présentent bien souvent une jeunesse perdue, peinant à trouver sa place dans cette société en mouvement. En Angleterre, la libération sexuelle trouve une voix dans le comique The Knack (1965), de Richard Lester. Au Etats-Unis, elle la trouve par exemple dans le déjà cité Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni, critiquant au passage fermement la société de consommation américaine avec les plans à répétitions sur les publicités et mannequins.
En effet, si les « libérations » et nouveautés dans l’air du temps transparaissent dans les films de cette nouvelle génération (même si Antonioni a alors déjà un certain âge), nombre de réalisations hors France sont en plus teintées de critiques directes ou indirectes, de réflexions amères. Le Free Cinéma anglais est par exemple très marqué politiquement. Il est le reflet d’une jeunesse ne supportant plus l’ordre établi, donnant lieu à de nombreux abus. Dans la scène finale de La solitude du coureur de fond de Tony Richardson (1962), le jeune révolté Colin Smith s’arrête en pleine course, affront direct aux détenteurs du pouvoir légal. De même dans If…, les élèves révoltés finissent par prendre les armes pour détruire les représentants d’une force abusive dans un college typiquement anglais. En Pologne, le cinéma veut également se faire le porte-parole de changements sociaux et culturels, de remise en question de « l’ancien monde ». Dans Kanal (1957), Andrejz Wajda introduit une belle et courageuse jeunesse. Même si l’action est située en 1944, celle-ci renvoie à la jeunesse de la fin des années 50 dans la manière de parler de se comporter, jeunesse qui ne veut pas de cet ancien monde.
Fig. 14 : Tadeusz Janczar et Teresa Izewska dans Kanal (Ils aimaient la vie). Andrzej Wajda, 1957
En Allemagne, il y a une volonté de dépasser l’oubli forcé. Le « jeune cinéma allemand » ne veut plus de mensonges, du « cinéma de papa » et produit des oeuvres parfois radicales, s’adonnant à un ré-examen de l’histoire allemande. Cela débute avec Non réconciliés (1965) Jean-Maurice Straub, dénonçant les fractures da la société puis le Désarroi de l’élève Törless réalisé par Volker Schlöndorff (1966), adaptation d’un ouvrage de 1906 en véritable parabole du nazisme. Rainer Fassbinder, dans sa Trilogie allemande, va situer les actions dans les années 50, moment où le pays cherche le plus à occulter son histoire récente. Outre le nazisme, des contestions propres au contexte de la RFA grandissent, des contestations étudiantes notamment. On peut citer Scènes de chasses en Bavière de Peter Fleischmann (1969) : dans un paysage presque idyllique, la population persécute un homosexuel. Autant de sujets neufs et fortement contestataires. On peut voir un certain point commun entre l’Allemagne et l’Italie quant au décrassage historique. La cinématographie italienne va en effet également s’adonner à une relecture critique de l’histoire de la nation italienne, comme teintée de compromis ou d’occultations. On a d’abord l’évocation du Risorgimento avec bien sûr le Guépard de Luchino Visconti (1963) mais aussi celle de la montée du fasciste majoritairement à travers des comédies ou satires grinçantes comme La Marche sur Rome de Dino Risi (1962).
Fig. 15 : Burt Lancaster, Alain Delon et Claudia Cardinale dans Le Guépard. Luchino Visconti, 1963
Fig. 16 : Vittorio Gassman et Ugo Tognazzi dans La Marche sur Rome. Dino Risi, 1962
La modernité cinématographique n’est donc pas qu’une question de forme. Certes, elle réside dans les progrès techniques et dans les formes renouvelées de réalisation. Mais elle s’épanouit également dans la l’audace des sujets, la virulence de certaines critiques, la remise en question générale des conceptions. Les changements sociétaux semblent être la clef. Jamais des films n’avaient atteint un tel degrés sociologique. Elle transparait dans la représentation des nouveaux modes de vie, changements culturels profonds, portés par une jeunesse déterminée, parfois très révoltée. Mais une question se pose alors : la modernité cinématographique est-elle catégoriquement liée à la jeunesse ?
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