Par Célia De Saint Riquier
Depuis le 8 février 2022, le musée d’Orsay propose une présentation de chefs-d’œuvre du peintre James McNeill Whistler (1834-1903), conservés à la Frick Collection de New York. La collection, fermée pour travaux, exporte ainsi à Paris quelques œuvres du peintre américain de la seconde moitié du XIXe siècle. Si un visiteur peut être déçu par la solitude de l’unique salle de présentation, surtout après l’impressionnante médiatisation pour son ouverture qui laissait penser à une véritable exposition, ainsi que pour le peu de tableaux présentés, il faut cependant reconnaître la qualité des œuvres, notamment un portrait en pied : celui de Robert de Montesquiou, sur lequel il convient de s’arrêter.
Le tableau, intitulé Arrangement en noir et or, Le Comte Robert de Montesquiou-Fezensac, a été peint à la fin de la vie du peintre, entre 1891 et 1892. Le Comte de Montesquiou ressort de l’obscurité mystérieuse et atemporelle du fond. Dans un costume noir dont ne dénotent que le col et les gants blancs, ainsi que le manteau en chinchilla porté au bras, Robert de Montesquiou incarne parfaitement le dandy de la fin du XIXe siècle. Comme sur une scène, il semble poser et défier les spectateurs, forcés, par la taille du tableau, à être toisés par ce personnage. L’or mentionné dans le titre serait sans doute celui du cadre, participant adroitement à la mise en lumière du portrait.
Dans la haute société de la fin du XIXe siècle, tous avaient entendu parler de Robert de Montesquiou. Cousin de la Comtesse de Greffulhe, dandy, collectionneur d’art, poète, mécène… Il sert de modèle aux personnages de Des Esseintes d’A Rebours de Huysmans, ainsi qu’à celui du comte de Charlus dans la Recherche du temps perdu de Proust - ce que Montesquiou niera jusqu’à sa mort, en raison de l’hyperbolique caractère du personnage du roman -. Soutenu par Verlaine - qu’il soutint en retour -, Anatole France ou encore les frères Goncourt, il fut aussi proche de Gustave Moreau, d’Octave Mirbeau, et de Proust, bien entendu, avec qui il correspondit longtemps. C’est une personnalité éminente pour les arts à la fin du XIXe siècle, trop souvent réduite à l’inspiration qu’elle a eu dans la littérature. Critique d’art, il écrivit en effet de nombreux textes et biographies sur ses contemporains, Gallé, Böcklin, Burne-Jones, Lalique, et de nombreux autres. Sa plume alla aussi, nous l’avons déjà évoqué, vers la fiction. Il publia de nombreux ouvrages de poésie.
« Sous les villosités violettes des tartres
Les blancs Olympiens ont pris des tons caducs.
Et, des arbres sans sève, et des plantes sans sucs
L'automne qui descend les vêt comme de martres. […] »
« Sous les villosités violettes », Robert de Montesquiou-Fezensac.
Modèle, Robert de Montesquiou ne le fut pas que pour la littérature. Il fut aussi très représenté par ses contemporains artistes. Son portrait le plus connu est sans doute celui de l’artiste italien Boldini, conservé au musée d’Orsay et réalisé en 1897. Mais de nombreux autres artistes en firent leur modèle, comme le caricaturiste Sem, Felix Vallotton, Henri-Lucien Doucet ou encore Antonio de la Gandara (qui représenta aussi en portrait son compagnon, Gabriel Yturri).
Le portrait de Whistler dénote de ceux de ses contemporains d’abord par sa taille : le modèle est presque en taille réelle. Mais c’est aussi par la modernité de la touche, que Whistler fait de cette œuvre un portrait aussi vivant, très proche de la vérité de l’homme. Montesquiou et Whistler se connaissent depuis 1885, et nouent une amitié importante (leurs rapports ont d’ailleurs été le sujet d’une exposition à la Frick Collection : Whistler and Montesquiou : The Butterfly and the Bat). Le peintre commence l’œuvre en 1891 à Londres. Le comte pose pendant de nombreuses heures. L'artiste finit le portrait en France en 1892, lorsqu’il occupait l’atelier d’Antonio de la Gandara (on date d’ailleurs le portrait de Montesquiou par cet artiste de la même année).
Whistler montre bien sa touche personnelle dans ce portrait. Le titre d’abord, « Arrangement », fidèle à ses dénominations habituelles, vient timidement ouvrir la porte à l’abstraction du XXe siècle. A l’instar du peintre Basil du Portrait de Dorian Gray de son ami Oscar Wilde, Whistler tente ici de capturer l’âme de son modèle. Sa touche sobre inspirée de Vélasquez donne au portrait un air d’apparition presque supranaturelle, à l’époque où les expériences médiums battaient leur plein. Cet aspect est à relier avec la proximité de Whistler au mouvement symboliste.
« Quelques jours après, l'objet quitta mon atelier, et aussitôt que j'eus été débarrassé de l'intolérable fascination de sa présence, il me sembla que j'avais été sot d’imaginer y voir autre chose que l'excellence de ton physique et la qualité de ma peinture. […] L'art toujours plus abstrait que nous ne l'imaginons. La forme et la couleur nous parlent de forme et de couleur, c'est tout. Je remarque souvent que l'art cache l'artiste, bien plus qu'il ne le révèle jamais. »
Le Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde, 1891
Le musée d’Orsay nous permet donc depuis début février de découvrir quelques chefs-d’œuvre de la Frick Collection, parmi lesquels ce majestueux portrait du comte/dandy de la fin du XIXe siècle. L’œuvre, révélatrice à la fois des inspirations du peintre mais aussi d’une amitié, vient mettre un peu plus aux yeux du visiteur intimidé, ce qu’était cette figure énigmatiquement passionnante, de Robert de Montesquiou. Le comte parisien se retrouvera d’ailleurs dans l’exposition Giovanni Boldini (1842-1931) Les plaisirs et les jours (petit clin d'œil à Proust) qui ouvrira le 29 mars 2022 au Petit Palais et qui exposera le magnifique portrait conservé au musée d’Orsay.
James McNeill Whistler (1834-1903), Chefs-d’œuvre de la Frick Collection, New York
Du 8 février 2022 au 8 mai 2022
Musée d’Orsay, Paris
Giovanni Boldini (1842-1931) Les plaisirs et les jours
Du 29 mars 2022 au 24 juillet 2022
Petit Palais, Paris
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