En 1994, Patrick Devedjian (décédé en 2020) rencontre Pierre Rosenberg dans le cadre de l’exposition que le Grand Palais consacre alors au peintre Nicolas Poussin. Devant les toiles, se noue une amitié entre les deux collectionneurs qui se prennent à rêver à un musée du XVIIe siècle.
Presque 30 ans plus tard, ce rêve grandiose est en passe de devenir réalité. Le 5 octobre dernier, à Saint-Cloud, la première pierre est posée en grande pompe. Le chantier est lancé et selon les prévisions, à partir de décembre 2026, l'Île-de-France accueillera son musée sur le XVIIe siècle français, baptisé musée du Grand Siècle. Revenons ici sur les tenants et les aboutissants de ce très bel établissement en devenir.
Rosenberg, pierre angulaire
C’est d’abord à la donation de Pierre Rosenberg que ce musée doit son existence. Collectionneur avide, il fait ses premières acquisitions dès l’âge de 13 ans et constitue au fil du temps un ensemble remarquable d’œuvres, se saisissant des opportunités offertes par un marché de l’art plus accessible qu’il ne l’est aujourd'hui. Fruits de cette entreprise au long court, ce ne sont pas moins de 673 tableaux, 3502 dessins, 805 animaux en verre de Murano et 50 000 livres que le collectionneur a choisi de donner pour la création de ce musée, pour une valeur totale estimée à près de 30 millions d’euros.
Cette généreuse donation, faite de son vivant, raconte les mille vies de Rosenberg, toutes passées au service de l’histoire de l’art, de sa carrière au sein du musée du Louvre (en tant que conservateur puis comme président-directeur entre 1994 et 2001), à son activité de collectionneur assidu en passant par son travail de chercheur.
On mesure à quel point ce futur musée doit son existence à la générosité de Pierre Rosenberg tout autant qu’à sa connaissance du champ muséal français qui lui a fait sentir qu'il reste encore de la place pour voir s’épanouir un musée du XVIIe siècle.
Le projet mit du temps à mûrir : Rosenberg a successivement envisagé de donner sa collection au musée du Louvre puis à la commune Des Andelys (terre natale de Nicolas Poussin en Normandie) avant de se tourner vers Sceaux. Sa rencontre avec Devedjian, d’abord maire d’Anthony puis député des Hauts-de-Seine, et avec Alexandre Gady, professeur des Universités spécialiste de l’architecture des Temps Modernes, donne progressivement à l’aventure des contours plus nets. Et à partir de juin 2019, les choses s’accélèrent : la création du musée du Grand Siècle est annoncée et la donation est actée l’année suivante.
Un des enjeux du musée sera donc de parvenir à rendre hommage à son principal donateur sans faire de l’établissement un « musée Rosenberg ». À ce titre, il est important de souligner la dynamique soutenue de prêts et d’acquisitions engagée dès les débuts du projet. De nombreux musées et collections particulières ont souhaité soutenir l'entreprise par ce biais. Et de belles acquisitions sont venues enrichir et diversifier les collections grâce, notamment, au soutien de l’Association des Amis du musée du Grand Siècle.
Du rêve à la réalité : construire un musée
C’est Patrick Devedjian qui propose d’héberger le projet dans une ancienne caserne du XIXe siècle, nichée à Saint-Cloud entre le parc, le canal et l’autoroute.
Le grand bâtiment de la caserne Sully, construit en 1825, abrite jusqu’en 2008 des organismes de la DGA (Direction Générale de l’Armement). Aux 22 000 mètres carrés de la caserne, sont adjoints en 1853 un pavillon des Officiers et en 1939 un « bâtiment des Allemands ». La rénovation de ces espaces constitue un défi de taille. Inoccupés entre 2008 et 2016, ils nécessitent de gros travaux de réhabilition, mais aussi de démolition en ce qui concerne le « bâtiment des Allemands », afin d’ouvrir la vue et de faciliter la communication avec le parc de Saint-Cloud. Notons que le chantier constitue une source de débats passionnés chez les Clodoaldiens, notamment pour les travaux liés à l’échangeur de l'A13, plus ancienne autoroute de France, inaugurée en 1935 et complétée en 1972 d’un second tunnel qui passe contre le site.
Grande question dans ce genre d’entreprise : à qui confier la conception du nouveau musée ? Pour en décider, une consultation en marché public global de performance est lancée. Ce type de commande publique de plus en plus répandu donne au prestataire sélectionné la double charge de mener à bien la conception-réalisation du projet, mais aussi de s’engager à remplir des objectifs chiffrés de performance sur une durée déterminée après la fin du chantier (souvent 5 ou 10 ans). Ce suivi par le mandataire touche le plus souvent aux engagements en matière de performances énergétiques ou d’incidence écologique.
C’est finalement le projet de l’entreprise générale FAYAT associée pour l’occasion à la starchitecte Rudy Ricciotti qui est retenu (ce dernier est l'architecte du MUCEM, du département des arts de l’Islam au musée du Louvre, et de la future rénovation du musée des tissus de Lyon).
À terme, le site rassemblera trois entités : le musée du Grand Siècle, institution à vocation pédagogique ; le cabinet des collectionneurs, format plus adapté à l’exposition des arts graphiques et donnant un aperçu plus intimiste des collections de Rosenberg ; et enfin un centre de recherche sur le XVIIe siècle.
Le projet retenu fait coexister l’ancien bâti avec un espace créé ex nihilo, le Belvédère, destiné à accueillir notamment une cafétéria et les expositions temporaires. Le bâtiment du XIXe siècle abritera les salles d’exposition permanente ainsi qu’une salle gratuite sur l’histoire archéologique du site permettant de montrer les nombreux témoignages d’une activité humaine dense depuis l’âge de Bronze, mis au jour lors des fouilles conduites de septembre 2022 à mai 2023.
Poncif de l’architecture muséale actuelle, la structure aura son grand escalier contemporain, ici suspendu dans une double révolution de béton blanc. Autre geste architectural fort du projet : les corolles ajourées de béton chanvré (béton BFUP), matériau récurrent des musées de Ricciotti, ici censé évoquer la colonnade du Trianon selon les dires de l’architecte.
Musée de civilisation, musée du XVIIe siècle, musée du Grand Siècle : comprendre les orientations terminologiques du projet
L’ambition du site n’est pas d’être un musée des beaux-arts mais un musée de civilisation. Il s’agirait d’offrir aux publics un outil de compréhension de l'art du XVIIe siècle français en s'intéressant au politique, au social et au religieux.
La muséographie va dans ce sens et s’articulera autour de salles évoquant des espaces architecturaux reprenant la destination d'origine des objets présentés, à mi-chemin entre la period room (une pièce qui recrée un intérieur historique) et la décontextualisation du white cube muséale.
L’appellation de musée du « Grand Siècle » mérite elle aussi qu’on s’attarde sur ce qu’elle dit de l’orientation donnée au musée.
Le Grand Siècle désigne communément le XVIIe siècle de Louis XIV dont le règne (1643-1715) empiète sur les bornes chronologiques du XVIIIe siècle. Au XVIIIe siècle, on évoque surtout cette période en parlant du « siècle de Louis XIV » ou du « siècle de Louis le Grand ». Le Grand Siècle n'est formulé ainsi qu'à partir de la IIIe République. Suite à la défaite de 1870, le Régime trouve dans le XVIIe siècle un modèle de rigueur administrative et voit dans la période l'acmé du « génie Français », qui s'incarnerait dans le classicisme.
Cette image d’Épinal d’un âge d’or de la production culturelle sous Louis XIV, qu’elle soit erronée ou non, fait florès. Aujourd’hui, la formule s’est lexicalisée mais fait l’objet des réflexions de nombreux historiens qui tentent de dégager l’idéologique de l’historique. Mentionnons à ce titre le colloque organisé sur ce sujet par l’université de Genève, du 16 au 18 mai 2024.
Puisque la notion est questionnée, le futur musée et son comité scientifique se devaient de s’exprimer sur leur vision du « Grand Siècle ». La page web de l'institution précise que le musée sera dévolu au « XVIIe siècle, entendu comme une période longue, allant d’Henri IV à la Régence (1590-1725) ». Cette définition, qui offre des bornes chronologiques plus larges du Grand Siècle, fait quelque peu bouger la notion habituellement réservée au règne de Louis XIV.
Mais au vu de la nature de la donation — presque autant de peintures du XVIIe siècle que du XVIIIe siècle et plus de dessins du XVIIIe que du XVIIe —, il aurait en effet été dommage de se restreindre à la production artistique louis-quatorzienne.
Alexandre Gady, chef du projet et référent scientifique, dans la vidéo introduisant le projet dans le pavillon de préfiguration du musée qui a élu domicile au Petit Château de Sceaux, justifie l’emploi de ce terme en soulignant que la grandeur était véritablement une notion phare du siècle. L’expansion du territoire ainsi que des connaissances scientifiques et techniques entrait en résonance avec un idéal de grandeur morale et se faisait également sentir dans le rayonnement et la grandeur des arts (grands formats en peintures et grands projets architecturaux comme le château de Versailles et les Invalides).
Entre mythe culturel et réalité civilisationnelle, à charge au musée de présenter au public l’état des connaissances sur les aspirations et les réalisations du XVIIe siècle français.
Mais il reste bien évident qu’une telle appellation éveille la tentation d’une récupération politique, notamment par le département des Hauts-de-Seine, qui a investi plus de 100 millions d’euros dans le chantier. Cela participe d’un projet plus large, celui de la Vallée de la Culture, qui implique par exemple le musée Albert Kahn. Avec ces nouveaux lieux, le département entend se démarquer dans un espace culturel hyperconcurrentiel.
L’ouverture du musée du Grand Siècle promet de nous faire redécouvrir le XVIIe siècle à travers des collections illustres qui bénéficieront à la fois d’un cadre réinventé et de l’émulation créée par le centre de recherche tout proche.
Pour patienter et commencer à se familiariser avec les collections, la visite du pavillon de préfiguration du musée à Sceaux peut être prolongée et enrichie par des conférences, concerts et podcasts mis en place par la mission de préfiguration. De quoi fidéliser avant l’heure les futurs visiteurs !
Pour en savoir plus...
Sur le musée du Grand Siècle
Sur le pavillon de préfiguration à Sceaux
Sur la notion de Grand Siècle
"Un « Grand Siècle » ? Pour l’histoire critique d’une notion", Appel à contribution, Calenda, Publié le jeudi 04 mai 2023, https://calenda.org/1069435
Albanese, Ralph, "Réflexions sur le mythe culturel du ‘Grand Siècle’", in Early Modern France, XIII, 2 (2011): 184–200. https://earlymodernfrance.org/journal/2011-volume-xiii-2-production/reflexions-sur-mythe-culturel-%E2%80%98grand-siecle%E2%80%99
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