« Ses madones et ses saintes sont les sœurs de ses nymphes et de ses déesses […] il semble que W. Bouguereau soit en notre temps une sorte de Fra Angelico laïque. »
Marius Vachon, William Bouguereau, Paris, A. Lahure, 1900.
La beauté idéalisée de sa célèbre Naissance de Vénus (1879) frappe le visiteur du musée d’Orsay aux côtés de sa version jumelle, peinte quelques années auparavant par Alexandre Cabanel, et d’une scène infernale dans laquelle il représente en 1850 les poètes Dante et Virgile. Depuis plusieurs années, le Rochelais Adolphe William Bouguereau enchante les foules et séduit par l’aspect charnel qu’il donne à ses figures au teint ivoire qu’il pare d’une nudité retenue. Les corps sont en chairs, les carnations sont réchauffées d’un rose poudré et les musculatures saillantes de ses personnages masculins témoignent des enseignements académiques assimilés par le peintre. Longtemps relégué, à tort, au rang d’artiste dépourvu d’imagination et au talent empêtré dans les carcans académiques, ce « pompier » a pourtant de son vivant connu un relatif succès. S’il fait partie de cette avant-dernière génération d’académistes en sursis, sous une Troisième République dont la politique artistique peine à séduire, son œuvre d’une grande richesse reste largement méconnue du grand public, malgré sa cote considérable sur le marché de l’art américain.
Au crépuscule d’un XIXe siècle ayant en germes les bases d’un art en rupture avec les enseignements traditionnels, celui de William Bouguereau est surtout associé au caractère bourgeois et décoratif de ses sujets. L’artiste n’a pourtant eu de cesse de tenter de s’illustrer dans le grand genre en tant que peintre d’histoire, mais aussi – et ce dans la lignée des primitifs italiens et des artistes de la Renaissance (notamment de Raphaël) – comme peintre religieux, en reprenant dans plusieurs compositions le motif de la Vierge à l’enfant qu’il décline à maintes reprises.
Passé par l’École des Beaux-Arts de Bordeaux où il présente en 1845 Jacob reçoit la tunique ensanglantée de Joseph, puis par Paris, dans l’atelier de François-Édouard Picot (élève de Jacques-Louis David), où il fait la rencontre de Gustave Moreau, Alexandre Cabanel, Jules Lenepveu et Jean-Jacques Henner, Bouguereau est finalement reçu à l’École royale des Beaux-Arts le 8 avril 1846. En 1848, il décroche le second Prix de Rome avec son Saint Pierre chez Marie après sa délivrance de prison, et c’est finalement en 1850 qu’il obtient de nouveau ce prix prestigieux pour Zénobie retrouvée sur les bords de l’Araxe aux côtés de son ami Paul Baudry. Par un concours de circonstances opportun, une pension se trouve vacante à la Villa Médicis, et Bouguereau part donc pour Rome en 1850 en compagnie du peintre Paul Baudry et de l’architecte Louis-Victor Louvet. Là, dans une Italie à l’histoire séculaire, il se délecte des œuvres de Giotto, Cimabue, Luca Signorelli, et tant d’autres, qu’il admire et copie pour en tirer tous les enseignements. Durant son séjour, il tient également à consigner par écrit ses activités, découvertes et apprentissages. Connu sous le nom de Journal romain, ce carnet atteste des recherches de Bouguereau en matière de peinture religieuse, puisqu’il y mentionne plusieurs projets parmi lesquels un Saint Sébastien, un Christ devant Pilate et un Jésus Christ prophétisant les ruines de Jérusalem et la fin du monde.
C’est à l’occasion de son dernier envoi de Rome que Bouguereau entre véritablement et pour la première fois dans l’univers de la peinture religieuse avec son Triomphe du Martyre, Le corps de Sainte Cécile apporté dans les Catacombes (1854).
La toile désormais perdue, suite à sa destruction malheureuse lors de l’incendie du château de Lunéville en 2003, remporte un franc succès dont la Séance publique annuelle, tenue par l’Académie des Beaux-Arts le 7 octobre 1854, rend parfaitement compte : « Cette touchante composition semble avoir été conçue dans un moment d’inspiration. […] Depuis longtemps l’École de Rome n’avait envoyé une peinture aussi digne d’éloge. C’est donc avec une vive satisfaction que l’Académie joint les témoignages de son approbation à ceux que le tableau de M. Bouguereau a reçus du public ; elle se plaît à espérer que le succès obtenu par le jeune artiste inspirera à ses émules le noble désir de suivre son exemple. » L’excellente réception de la Sainte-Cécile laissait présager le meilleur pour l’art religieux de Bouguereau, bien que l’accueil qui lui fut réservé oscilla longtemps entre admiration et mépris.
Si les années 1850-1870 permettent à Bouguereau de se consacrer majoritairement à la peinture d’histoire et au registre allégorique, les décennies suivantes marquent un tournant majeur, puisque Bouguereau perd sa première épouse et plusieurs de ses enfants. Accablé par le chagrin et fervent catholique, il oriente sa peinture profane dans une veine plus spirituelle et honore une série de commandes religieuses. Profondément marqué par les drames successifs qui marquent sa vie personnelle, le peintre éprouve le sentiment d’être le plus à même de dépeindre la douleur de la Vierge face à la perte de son unique fils, et espère trouver dans ces thématiques religieuses l’apaisement qu’il convoite. Sur les huit-cent-vingt-huit œuvres de sa production considérées comme achevées, soixante-cinq peintures donnent à voir madones et scènes bibliques.
Bouguereau expose rapidement des œuvres religieuses et présente La Vierge, l’enfant Jésus et Saint Jean Baptiste à l’occasion du Salon annuel de 1875, puis une époustouflante Pietà en 1876. Sa Vierge consolatrice exposée au Salon l’année suivante témoigne elle aussi des talents du peintre. Elle apparaît comme la révélation de sa manière, qui mêle influences italiennes et byzantines, mais aussi goût pour les formes médiévales, le tout exécuté dans une facture académique caractéristique. La luminosité qui se dégage de ces toiles atteste par ailleurs de la sensibilité profonde qu’éprouve Bouguereau vis-à-vis du sacré.
Assez habilement, et de manière systématique, il recourt à une même et unique formule pour peindre ses Vierges, mais, bien que ces œuvres évoquent au premier abord un travail sur la sérialité, il n’en est rien. Dans de grands formats, Bouguereau opte pour un cadrage resserré, donnant sur un arrière-plan aux formes hybrides, alternant entre colonnes à l’italienne et tentures aux motifs ornementaux évoquant l’art de l’enluminure. La Vierge, nimbée, est toujours assise sur un trône de marbre blanc, tandis que les autres figures sont disposées à ses côtés, non sans évoquer les fresques de Giotto que Bouguereau avait longuement observées. L’expression de l’amour divin et de la protection maternelle est mise en avant, notamment dans La Vierge, l’enfant Jésus et Saint Jean Baptiste (1875), huile sur toile dans laquelle le regard bienveillant de Marie concentre toute la puissance spirituelle de la scène.
Quelques années après, sa Vierge consolatrice (1877) donne à voir Marie en prière, mains et yeux levés vers le ciel, tandis qu’une mère éplorée avachie sur ses genoux semble presque défaillir face à la mort de son enfant, dont le corps sans vie gît en contrebas. Si la scène représentée est tragique, Bouguereau peint des visages d’une grande douceur, dont le chagrin retenu vient atténuer l’horreur de l’instant. La toile reçoit une critique mitigée mais est néanmoins reconnue comme l’une de ses peintures religieuses les plus réussies par plusieurs titres de presse de l’époque. René Ménard écrivait en 1878 dans Les curiosités artistiques de Paris : guide du promeneur dans les musées, les collections et les édifices : « Toile [La Vierge consolatrice] touchante et sincèrement émue, que nous considérons comme l’une des meilleures de l’artiste ». Bien que l’esthétique léchée de ses œuvres lui soit souvent reprochée, Bouguereau parvient tant bien que mal à convaincre par la dignité de ses figures. Sa vision classique de l’art mise en œuvre dans La Vierge consolatrice est décrite en ces termes : « Art traditionaliste voué à la « Beauté », qui arrange trop la douleur sacrée et inflige à la mort d’un « petit » le souci du grand style. Mais effet pénétrant de Rythme, où revit, même dans des lignes trop choisies, quelque chose des majestés solennelles de Byzance (René Schneider, L'art français, XIXe et XXe siècles : du réalisme à notre temps, 1930).
Cette sérénité dans l’expression des figures se retrouve dans l’ensemble des madones peintes par l’artiste, à l’exception de sa Pietà (1876), qui donne à voir une Vierge endeuillée, enserrant le corps de son fils, et dont l’affliction ne fait aucun doute. À la toute fin des années 1890, Bouguereau développe son iconographie mariale et réalise plusieurs toiles représentant des Vierges à l’enfant incitant à la piété, dans le cadre de commandes privées. Il les place dans un décor d’or et de fleurs, peint des visages idéalisés, le tout dans un effet d’ensemble dépourvu de toute expression dramatique. Si la composition de ces œuvres est identique à celle des peintures préexistantes, La Vierge aux lys (1899) et La Madone aux roses (1903) attestent toutes deux de ce changement d’orientation dans l’œuvre religieuse du Rochelais.
Les similitudes de composition sont flagrantes dans La Charité, œuvre au sujet allégorique peinte en 1878, qui évoque les valeurs morales liées à la religion. L’image de la Vierge est ici détournée à l’aide d’une subtile modification de ses attributs : le nimbe disparait pour laisser la place à un voile blanc, symbole de pureté et d’innocence, tandis que la poitrine se retrouve dénudée. Conscient de la dimension spirituelle sous-jacente dans cette toile, le peintre respecte les codes de la bienséance et confère à cette Vierge profane une aura maternelle puissante.
Au Salon de 1890, Bouguereau présente Les saintes femmes au tombeau, une toile de grand format dont le sujet avait déjà été peint par les plus grands des siècles passés – pour ne citer qu’eux : Fra Angelico, Annibal Carrache et Simon Vouet.
Malheureusement, l’œuvre est loin d’emporter l’approbation générale de la critique et, si cette dernière reconnaît à Bouguereau l’excellence dans la maîtrise du dessin, elle lui reproche de ne pas savoir retranscrire l’expression des passions. La représentation est décriée et commentaires incisifs et acerbes vont bon train, convoquant tantôt l’absence de vraisemblance, tantôt la vieille rengaine sur l’aspect des chairs peintes par Bouguereau. Pourtant, la Vierge Marie, de profil, tombée à genoux suite à l’apparition de l’ange lui annonçant la résurrection de son fils, est bien plus expressive que dans l’ensemble des autres toiles religieuses de Bouguereau, ce qui témoigne de l’évolution de sa peinture.
Ce thème marial, très présent dans son œuvre, trouve également un moyen d’expression privilégié dans les grandes commandes publiques passées par l’État en cette seconde moitié du XIXe siècle, dans le but de restaurer les églises françaises. Ces dernières ont pour la plupart été saccagées lors de la Révolution et la volonté de renouer avec un art chrétien émerge progressivement. Bouguereau fait partie des artistes qui incarnent ce renouveau et mène à bien quatre grandes commandes religieuses de grands décors peints, entre 1859 et 1889.
Deux de ces projets concernent la décoration de chapelles de la Vierge : d’abord dans la cathédrale de La Rochelle (1877-1883), puis dans l’église Saint-Vincent-de-Paul à Paris (Xe arrondissement) (1882-1888). Il réalise donc une série de peintures sur les grands temps qui rythment la vie de la Vierge : Visitation, Annonciation, Nativité, Adoration des bergers, Fuite en Égypte, etc. Moins connues que les toiles libres et profanes, bien qu'elles aussi exposées au Salon, certaines de ces œuvres de très belle facture ont récemment bénéficié d’une campagne de restauration. Notamment dans le cas de L’Adoration des bergers et de La Visitation ornant la chapelle de la Vierge de l’église Saint-Vincent-de-Paul, qui ont toutes deux retrouvé leur grandeur d’antan depuis juin 2023.
Pour accompagner ce phénomène de redécouverte du peintre, l’on ne saurait alors que trop espérer la tenue d’une exposition sur l’œuvre religieux de William Bouguereau, qui modifierait peut-être le jugement encore trop sévère porté sur son art, et s’inscrirait dans la continuité d’un progressif regain d’intérêt des institutions muséales pour ces peintres dits « académiques », tels qu’Alexandre Cabanel (« Alexandre Cabanel (1823-1889) : la tradition du beau », exposition au musée Fabre, Montpellier, juillet à décembre 2010), Jean-Léon Gérôme (« Jean-Léon Gérôme (1824-1904) : l’Histoire en spectacle », exposition au musée d’Orsay, octobre 2010 à janvier 2011), Léon Bonnat (« Léon Bonnat : peintre il y a cent ans », au musée Basque de Bayonne, juillet à décembre 2022), Jules-Eugène Lenepveu (« Jules-Eugène Lenepveu, Peintre du monumental », au musée d’Angers, juin 2022 à janvier 2023), et tant d'autres de ces maîtres du XIXe siècle.
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