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Derrière les images – photographier la guerre, au Mémorial 14-18 Notre-Dame-de-Lorette



Toutes les guerres ont pour conséquence d’apporter leurs terribles lots de désolations et de destructions à ceux qui les subissent. Cependant, elles entraînent aussi, pour le meilleur et pour le pire, divers progrès en terme d’inventions technologiques et de connaissances, que ce soit dans le domaine militaire, industriel ou médical. Certaines de ces avancées techniques transforment également la façon dont les sociétés témoignent des épreuves qu’elles traversent. Ainsi, la Première Guerre mondiale devient-elle le premier conflit armé à être massivement relayé non plus uniquement par des peintures, des gravures ou des dessins, mais par la photographie. Déjà mise au point au XIXe siècle avec l’invention du daguerréotype en 1835, les améliorations de ce nouveau medium permettent désormais une production massive des images sur les lieux mêmes des combats. Si la photographie est aujourd’hui devenue une source documentaire incontournable de la tristement mémorable Grande Guerre, le lecteur conviendra qu’il est souvent fait peu de cas de la façon dont sont produites et diffusées les images. Le sujet se trouve justement abordé par le Mémorial 14-18 Notre-Dame-de-Lorette situé près de Lens en partenariat avec l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD) dans leur exposition intitulée Derrière les images – photographier la guerre, qui sera ouverte au public dès la réouverture des musées et jusqu’au 11 novembre 2021.


SPCA/Maurice Boulay, Le caméraman Amédée Eywinger et le photographe Emmanuel Mas en reportage, Soupir (Aisne), 30 mai 1917, vue droite d'un négatif noir et blanc sur plaque de verre stéréoscopique

Pourquoi et comment ces photographies ont-elles été faites à l’époque ? C’est à ces questions que tâche de répondre le Mémorial en mettant en relation ses collections permanentes, où les clichés sont exploités principalement pour leur portée documentaire sur le quotidien des soldats avec ce parcours temporaire qui donne, cette fois, la priorité à l’histoire entourant la production de ces précieux témoignages de notre mémoire collective.


Une vitrine des espaces permanents du Mémorial avec à droite un modèle d'appareil Vest Pocket Kodak d'un soldat français et à gauche un album photo allemand

Au cours de sa visite, le spectateur est amené à s’interroger sur les différents aspects techniques et culturels auxquels touchent la photographie pendant le conflit, à commencer par l’assimilation progressive par l’armée de ce nouveau médium. Avant d'être exploitée par le camp français, la photographie est en effet d’abord purement et simplement interdite sur le front.


Mais le quotidien du soldat peut être bien souvent ennuyeux : aux violents affrontements contre l’adversaire se succèdent de longues périodes d’attente où il faut trouver à s’occuper. Lorsqu’on ne tue pas son ennemi, il faut « tuer le temps », comme on peut le lire fort justement en titre de l’un des cartels des espaces permanents. Parmi ces occupations, certains soldats amateurs de photographie, notamment des officiers et sous-officiers, prennent des clichés de leur vie, de leurs camarades et des paysages de chaos qui les entourent grâce à leurs petits appareils portatifs mis en vente juste avant la guerre. Quand on est soi-même tenté d’enfreindre les règles, il est difficile d’empêcher la troupe d’en faire de même…


De gauche à droite :

Fig. 1 : Ferdinand Pron de l'Epinay Sainte-Radegonde, Les équipes de l'armée anglaise et de l'armée française s'affrontent au football lors du 14-Juillet, La Comté (Pas-de-Calais), 14 juillet 1915, tirage argentique monochrome.

Fig. 2 : SPCA/Photographe inconnu, Groupe de soldats dans une tranchée de première ligne, France, 1914-1919, autochrome sur plaque de verre.


La production et la diffusion officielle de prises de vues captées sur le front est finalement autorisée en 1915, date à laquelle l’armée française comprend que derrière les images se cache désormais son image. Le conflit est total et c’est aussi une guerre de l’information par voie de presse. Du côté allemand en effet, dès 1914 les hostilités sont déjà documentées et illustrées par de nombreuses photographies dans une politique ouverte de propagande. Les journaux des pays neutres, mais aussi français, qui recherchent ces images en direct du front, ne diffusent plus que des photos allemandes. Le résultat pourrait être désastreux sur le moral des troupes et surtout sur l’opinion publique à l’arrière. Dès le mois de mai 1915, l’armée française crée son service officiel de photographie : la Section photographique de l’armée (SPA) qui deviendra par fusion avec la Section cinématographique de l’armée (SCA) la SPCA en 1917.


Fernand Cuville, Reims, deux poilus place Royale, Marne, 1917, autochrome sur plaque de verre

C’est sur le travail de cette section et sur la photographie officielle que se penche plus particulièrement l’exposition même si la photographie amateure n’est pas oubliée. La visite permet ainsi de découvrir tout au long du parcours segmenté en six parties, quelques portraits de ces « soldats de l’image », des hommes réformés du service actif mais désireux de participer à l’effort de guerre. Ceux-ci sont très strictement encadrés par les autorités militaires qui choisissent les sujets de leurs reportages. C’est en revanche sur le plan technique que les photographes se dévoilent et surprennent parfois par les procédés et les plans photographiques réalisés. C’est notamment l’occasion d’admirer plusieurs photographies autochromes, les premiers clichés pris directement en couleur.


Outre ces aspects purement techniques, sont aussi abordées les questions de la diffusion, de la censure et de l’exploitation politique et diplomatique qui seront faites de ces images. Il est ainsi intéressant de voir comment l’armée comprend très rapidement les enjeux de la photographie dans la guerre. Certains de ceux-ci sont d’ailleurs parfois un peu oubliés dans nos esprits et cette exposition permet par exemple de nous rappeler que la documentation par l’armée des dégâts matériels et patrimoniaux engendrés par les combats a aussi pour but d’évaluer les coûts de reconstruction en vue de les faire payer aux Allemands. Le rôle de la photographie dans l’esprit de l’état-major n’est donc pas forcément de garder un simple témoignage du conflit mais bien une volonté de consigner de véritables preuves à charge contre l’ennemi, considéré comme destructeur de la civilisation européenne, et qui serviront à établir les sévères compensations de guerre imposées à l’Allemagne dans le traité de Versailles de 1919.


De gauche à droite :

Fig. 3 : SPA/Pierre Machard, La façade du musée des beaux-arts d'Arras, installé dans l'ancienne abbaye Saint-Vaast, Pas-de-Calais, 8 août 1915, autochrome sur plaque de verre.

Fig. 4 : Vue d'une des stations de l'exposition portant sur "Le matériel photographique et ses contraintes".

Fig. 5 : SPA/Jules Fortin, Le laboratoire de la Section photographique de l'armée, rue de Valois, Paris, août 1915, négatif noir et blanc sur plaque de verre.


Dans cette présentation très complète, véritable aboutissement d’un travail de recherche sur la pratique photographique pendant la Grande Guerre, il reste peut-être un regret : celui de ne pas avoir montré au visiteur la question d’un autre point de vue que celui des Français. Certes l’exposition est avant tout réalisée à partir des archives et avec le partenariat de l’ECPAD, héritier de la SPCA, mais pourquoi ne pas montrer dans une partie au moins, comment ont été travaillées les images de la guerre du point de vue des Allemands et/ou des Britanniques ? L’aspect international du sujet abordé, qui prend justement pour contexte une guerre mondiale, n’a peut-être pas été assez souligné alors même que les espaces permanents du Mémorial reprennent entre autre des films des archives fédérales allemandes. Parler ainsi du point de vue des autres armées impliquées dans le conflit aurait permis de s’inscrire un peu plus encore dans la démarche de commémoration internationale enclenchée en 2014 avec l’inauguration par François Hollande de l’Anneau de la Mémoire. Ce dernier, installé près du Mémorial et de la nécropole nationale Notre-Dame-de-Lorette, rend en effet hommage aux victimes des combats du Nord-Pas-de-Calais en faisant figurer ensemble les noms de chaque soldat tombé au front, sans distinction de nationalité, de religion, ou de grade militaire. La photographie, qu’elle provienne d’un camp ou de l’autre n’a pas non plus de frontières. Nous aurions pu apprécier d’en voir quelques unes produites pour le compte d’un autre pays, confronté, lui aussi, aux mêmes problématiques de diffusion auprès du grand public d'images d'une réalité souvent choquante.


De gauche à droite :

Fig. 6 : Vue de l'Anneau de la Mémoire, construit par l'architecte Philippe Prost et inauguré en 2014 (à gauche) et de la nécropole Notre-Dame-de-Lorette (à droite), à quelques minutes de marche du Mémorial.

Fig. 7 : Vue de l'intérieur de l'Anneau de la Mémoire où l'on peut lire, gravés sur chaque stèle métallique du monument, les noms des 579 606 soldats tués sur le front du Nord-Pas-de-Calais entre 1914 et 1918.


Saluons, cela dit, le lien établi entre le passé et le présent grâce à une partie consacrée à l’histoire de la photographie de guerre depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à nos jours. Un travail de l’image et de reportage qui traverse les âges sans perdre de sa justesse, nous rappelant parfois de manière saisissante et effrayante que la guerre, aussi silencieuse soit-elle, prend parfois des formes bien familières aux clichés de la « Der des Ders » d’il y a cent ans. Ce pont qui peut malheureusement toujours se dresser entre deux époques est aujourd’hui encore assuré par ces reporters, à l’image d’Édouard Elias, auteur en 2017 et 2018 d’une série de photos argentiques en noir et blanc des tranchées et des paysages dévastés par la guerre du Donbass entre l’armée ukrainienne et les forces séparatistes pro-russes.


Edouard Elias, Soldat séparatiste avançant dans un boyau de passage, Ukraine, hiver 2018, épreuve pigmentaire monochrome (procédé héliogravure au grain)

L’exposition Derrière les images – photographier la guerre remplit d’une manière bienvenue une page souvent laissée blanche des études sur la Première Guerre mondiale. Alors que les images de ce conflit sont partout dans nos musées et nous permettent de cultiver encore aujourd’hui la mémoire de cette douloureuse période, nous oublions trop qu’il existait des photographes et toute une organisation derrière l’appareil qui les a prises. Mais comment ne pas se souvenir de ces acteurs si discrets, plus régulièrement derrière que devant les objectifs ? Après tout, ce sont bien eux qui nous accompagnent encore avec leurs images dans ces champs de bataille du Nord et de l’Est de la France. Le Mémorial 14-18 Notre-Dame-de-Lorette réalise ici avec l’ECPAD un formidable travail d’hommage à ces personnes sans qui nous n’aurions pas connu et compris la guerre de 14 de la même manière. Enfin, cette exposition permet une immersion dans l’histoire des services photographiques et cinématographiques des armées, créés justement à l’occasion de cette guerre, et qui conserve à ce jour 13,5 millions de photos et 38 000 films dans l’enceinte de l’ancien fort d’Ivry-sur-Seine. Une mine d’information dont le filon a judicieusement été exploité par les quatre commissaires* de l’exposition afin de remettre à leur juste valeur ces Poilus photographes.


 

Exposition Derrière les images - photographier la guerre au Mémorial 14-18 Notre-Dame-de-Lorette, du 06/02/2021 au 11/11/2021. Plus d'informations sur le site internet en cliquant ici.


*Commissariat :

Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD) :

- Marlène Faivre, adjointe à la cheffe du département de la médiation et des publics

- Manon Jeanteur, chargée des actions culturelles

Mémorial 14-18 Notre-Dame-de-Lorette :

- Tiphaine Rin, chargée de la programmation culturelle et des publics

- Mathilde Bernardet, médiatrice

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