Magma flamboyant, le ciel mêle ses volutes vermeilles aux arabesques bleues des montagnes qui environnent le lac. Au premier plan se trouve un être déroutant, que l'on pourrait résumer à sa bouche béante et ses yeux écarquillés. Les mains plaquées contre les oreilles, il semble lutter contre un son intense et gigantesque, émanation du paysage qui se déploie en arrière-plan. Réalisé en 1893 par le peintre norvégien Edvard Munch, Le Cri est un tableau sonore, mouvant et frappant, contenant en substance les prémices de l'expressionnisme.
Edvard Munch est né en 1864 à Ådalsbruk, en Norvège. Second d'une fratrie de cinq et élevé par sa tante depuis la mort précoce de sa mère, sa jeunesse est marquée par le décès de sa sœur aînée Johanne Sophie, atteinte de phtisie, et la dépression de sa jeune sœur Laura. Contre l'avis de son père, Edvard Munch intègre l'Académie Royale d'Art et de Design de Christiania (ancien nom d'Oslo) en 1881. Il y étudie sous la tutelle de l'artiste naturaliste norvégien Christian Krogh, qui l'engage à persévérer et défend le jeune peintre face à des critiques déjà virulentes. Edvard Munch parvient tout de même à recevoir une bourse pour aller étudier à Paris, dans l'atelier de Léon Bonnat, suite au succès de sa première exposition individuelle en 1889.
Le peintre trouve dans la Ville Lumière de multiples sources d'inspirations. C'est probablement le souvenir d'une momie du peuple andin Chachapoya, présentée au musée d'ethnographie du Trocadéro depuis 1882, qui est à l'origine du faciès fantomatique du protagoniste du tableau Le Cri. C'est en observant Gauguin, Van Gogh et Toulouse-Lautrec qu'Edvard Munch réfléchit à un usage plus audacieux de la couleur. Il est invité en 1892 à Berlin où ses œuvres engendrent un grand scandale, provoquant par conséquent sa célébrité. Fort de ce succès, l'artiste s'y installe un temps, et commence la Frise de la vie (Livsfrisen), un projet rassemblant plusieurs œuvres traitant d'angoisse existentielle, et qui sont présentées ensemble pour la première fois en 1903.
Faisant partie intégrante de cette série, inspiré par un poème en prose, Le Cri est indissociable des mots de Munch. Ci-contre se trouve le journal violet dans lequel l'artiste rédige la première version de ce poème, le 22 janvier 1892, à Nice :
"Nizza (ancien nom de Nice) 22/01/1892
Je marchais sur un sentier avec deux amis
- le soleil se couchait
- je sentis comme une vague de mélancolie
- le ciel devint soudain rouge sang.
Je m'arrêtai, m'appuyai à la barrière, las à en mourir -
- Je vis des nuages flamboyants comme du sang et une épée au-dessus - du fjord bleu-noir de la ville -
- mes amis continuèrent - je restai là, tremblant d'anxiété - Et je sentis un cri infini qui déchirait la nature."
La première version du tableau est réalisée en 1893, et paraît sous le nom allemand Der Schrei der Natur (Le Cri de la Nature). Ce nom, associé au poème qui précède l'œuvre picturale, permet de questionner ce qui est représenté. Le cri, ce n'est pas celui du personnage principal, qui s'efforce de couvrir à l'aide de ses paumes un son primordial, gigantesque et terrifiant. Derrière lui, les deux amis décrits dans le carnet de l'artiste s'éloignent le long d'une rambarde de bois, indifférents au cataclysme qui agite le protagoniste, incarnation de Munch. Cette connivence entre le paysage et l'émotion de ce personnage ainsi que la mise en avant de cette nature grandiose, mystérieuse et menaçante rapprochent ce tableau du courant symboliste. Il existe en tout cinq versions de l'œuvre, réalisées entre 1893 et 1910 : deux pastels, deux tableaux et une lithographie tirée vraisemblablement à une trentaine d'exemplaires.
Fig.1 : Edvard Munch, Le Cri, 1893, pastel sur carton, Musée Munch
Fig.2 : Edvard Munch, Le Cri, 1893, huile, tempera et pastel sur carton, Galerie Nationale d'Oslo.
Fig.3 : Edvard Munch, Le Cri, 1895, lithographie
Fig.4 : Edvard Munch, Le Cri, 1895, pastel sur carton, collection privée de Léon Black
Fig.5 : Edvard Munch, Le Cri, 1910, tempera sur carton, Musée Munch
Les couleurs du ciel, qui semblent à première vue non-mimétiques, sont souvent associées à un phénomène météorologique : les nuages noctulescents. Formations de haute altitude, ces amas donnent lorsqu'ils sont éclairés par le dessous une atmosphère de chape au ciel. Recensés pour la première fois près d'une décennie avant la première version de l'œuvre, ils étaient alors le produit de l'éruption spectaculaire du Krakatoa, un volcan indonésien dont le réveil, le 27 août 1883, est à l'origine du bruit naturel le plus fort jamais rapporté par l'historiographie, atteignant les 194 décibels. Le son fut audible jusqu'à Rodrigues, dans l'archipel des Mascareignes, à environ 4800 kilomètres du lieu de l'éruption. Cette dernière est fréquemment citée en tant que catastrophe naturelle majeure du XIXe siècle, et ses conséquences climatiques sont visibles en Norvège de fin novembre 1883 à mi-février 1884, où Edvard Munch eut probablement tout le loisir de les observer. Cependant, Helen Muri, chercheuse à l'université d'Oslo, propose en avril 2017 une nouvelle interprétation : le ciel du tableau serait davantage inspiré par le phénomène des nuages nacrés, des formations stratosphériques rares qui, au vu de leur altitude, renvoient à l'aube ou au crépuscule les rayons du soleil, alors que ce dernier se trouve au-delà de la ligne d'horizon.
Au sein du firmament perturbé, presque imperceptible, se trouve une ligne de texte : "Kan kun være malet af en gal Mand!" ("ne peut avoir été peint que par un fou !"). Longtemps, l'auteur de cette inscription était sujet à débats, mais la Galerie Nationale d'Oslo, en comparant la graphie à celle du peintre, est parvenue à la conclusion suivante : l'auteur de cette phrase, c'est Edvard Munch lui-même. Ce serait peu après la présentation de l'œuvre à Christiania que l'artiste, lassé des critiques questionnant sa santé mentale, aurait ajouté à son tableau cette inscription au crayon.
Expression paroxystique de la nature, anxiété maladive de l'Homme moderne, Le Cri condense les angoisses métaphysiques qui jalonnent la fin du XIXe siècle. Artiste singulier, Edvard Munch s'est appliqué à retranscrire une expérience de vertige avec beaucoup de justesse. Aujourd'hui silhouette immédiatement reconnaissable de la peur, des films de Wes Craven à l'emoji de nos smartphones, Le Cri demeure la vibrante résonnance des inquiétudes de son auteur.
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