Par Joséphine Journel
En 1880, un peintre quitte son atelier de l'avenue Frochot à Paris. Il franchit la porte du 35 Boulevard des Capucines et, une fois à l'intérieur, s'assoie confortablement sur un fauteuil du studio de Gaspar Félix Tournachon - Nadar de son nom de photographe.
Officier de la Légion d'honneur, le cheveu blanc, la carrure solide d'un qui se destinait aux travaux de la mer, le peintre adopte pour une fois le rôle de modèle. Ses yeux perçants, sous des paupières réduites à deux fentes à force de scruter l'ourlet mouvant des vagues, possèdent la fixité de ceux des mouettes et des goélands.
Eugène Isabey naît en 1803 dans l'enceinte du Palais du Louvre où sa famille est logée. Son père, Jean-Baptiste Isabey, est un miniaturiste de renom formé par Jacques-Louis David. Pourtant appelé par l'aventure et le métier de marin, il cède au souhait de son père qui le pousse vers la peinture. C'est dans ce creuset que se forge la singularité de l'artiste, qui représente avec beaucoup de naturalisme les ports et les côtes, les tempêtes et les plages, les naufrages et les batailles navales. D'une sensibilité profondément romantique comme beaucoup de ses contemporains, Eugène Isabey fait graviter ses sujets de prédilection autour de la vie maritime : des scènes de tempête aux eaux placides des plages, des tableaux d'histoire aux scènes de genres pittoresques, des navires de guerre aux simples embarcations de pêche. Profondément lié au genre du paysage, son naturalisme est né d'une observation passionnée de l'océan.
Eugène Isabey pose le premier son chevalet à Étretat en 1820 : quarante avant Claude Monet, qui fera beaucoup pour la célébrité du site. Déjà, il capture le soleil de la Normandie : une lumière vive en or et gris, lourde d'embruns.
En 1824, Eugène Isabey présente plusieurs tableaux au Salon de Paris. Il remporte une médaille d'or pour ses Vues de la plage d'Honfleur, Intérieur du port de Trouville, et Ouragan devant Dieppe. C'est d'ailleurs dans cette dernière ville qu'il rencontre Eugène Delacroix, avec lequel il voyage en Angleterre et s'imprègne des écoles paysagères d'outre-manche, de l'abstraction atmosphérique de William Turner ou encore du naturalisme de John Constable. L'influence des aquarellistes anglais sera particulièrement visible dans la dernière période de production d'Eugène Isabey, qui délaisse progressivement les compositions à l'huile pour se consacrer à ce dernier médium, lui permettant de peindre bien plus avec l'eau - définitivement son élément - qu'avec le pigment...
Au cours de sa carrière, Eugène Isabey s'adonne à la peinture d'histoire, ponctuée de citations littéraires. Cependant, la contribution que l'histoire de l'art retient le plus appartient au domaine du paysage. En 1929, il contribue à illustrer le Voyage pittoresque et romantique de l'ancienne France dont les textes sont signés par Charles Nodier, Alphonse de Cailleux et Isidor Taylor. Abondamment illustré de lithographies, l'ouvrage tente d'inventorier le patrimoine naturel et folklorique des régions progressivement transformées par l'ère pré-industrielle. D'un point de vue plus global, ces années sont également celles de la peinture troubadour, symptôme d'une synergie entre les recherches historiques, littéraires et picturales désireuses de bâtir le roman national français.
Grand esprit du XIXe, Eugène Isabey participe à cette entreprise idéologique en apportant au paysage une dimension à la fois héroïque et historique. En 1830, il est nommé peintre officiel de la marine et embarque pour la campagne d'Afrique. Son successeur à cette distinction n'est autre qu'Eugène Delacroix, qui reviendra de cette mission diplomatique avec ses célèbres carnets du Maroc.
Dans les années 1850, Eugène Isabey pousse ses excusions jusqu'à Saint-Malo pour peindre les criques et les remparts battus par les vents. De cette dernière production d'aquarelles représentant les côtes normandes et bretonnes, Napoléon III fera l'acquisition d'une soixantaine de dessins aujourd'hui conservés au Cabinet des Arts Graphiques du Musée du Louvre. L’État déboursera 10.000 francs de l’époque pour les acquérir au nom de la Couronne - soit un dixième du budget dédié aux achats de la liste civile de l’empereur, relevant des dépenses de sa maison.
Lié à Horace Vernet et Paul Huet, Eugène Isabey est un maillon essentiel entre les écoles paysagistes du XVIIIe siècle et les Impressionnistes. Il l'est de part son style, mais aussi en qualité de professeur en formant des artistes comme Eugène Boudin et Johan Barthold Jongkind. C'est d'ailleurs dans la maison du peintre, à Honfleur, que ses deux élèves rencontrent le jeune Claude Monet, avec lequel ils pratiqueront la peinture en plein air.
Mais déjà chez Isabey se remarque une touche qui tend à abstraire le motif pour en retranscrire le caractère fluide et bouillonnant. Cet aspect de sa peinture se marie particulièrement bien avec un de ses thèmes de prédilection : la tempête. Eugène Isabey ne se lasse pas de créer des variations mélodiques de mers démontées sous des ciel orageux. Le vent et l'eau malmènent alors les embarcations humaines. Motif éminemment romantique et élégiaque, tantôt la tempête se déroule en pleine mer, dans un désert d'eau sans nul secours possible ; tantôt, et de manière plus décorative, une bourrasque soudaine surprend dans un froufroutement de jupes un galant cortège de promeneurs ; tantôt elle engloutit les marins près des côtes, à la vue des familles impuissantes sur les plages. Le regard du peintre était donc capable de saisir, au milieu d'un horizon fouetté par les vents, la condition sociale des plus simples. La place de la figure humaine est d'ailleurs intéressante dans l'œuvre d'Eugène Isabey, car les personnages tendent à se faire oublier : en se miniaturisant ou en disparaissant complètement des compositions, ils sont pourtant loin d'être anecdotiques et épousent ces paysages avec lesquels ils entretiennent des rapports de prédation et de fascination.
Cette question de la figure humaine dans les paysages traverse les XVIIIe et XIXe siècles. Elle traduit un rapport à la nature qui se déplace, avec des images où l'environnement de l'homme parle pour lui. Cette idée est non seulement valable pour les romantiques qui ont théorisé le Sublime, mais également pour les avant-gardes, dont l'Impressionnisme. Ainsi, un tableau Tempête sur les côtes normandes (Metropolitan Museum) semble devoir autant à la touche de Géricault qu'à la fragmentation et à la recomposition optique du motif tel qu'en usera Monet quelques décennies plus tard.
Sources
Tempêtes et naufrages, de Vernet à Courbet, sous la direction de Gaelle Rio, Editions Paris Musées, 2020
Eugène Isabey, Christophe Leribault, Le Passage, 2012
Hélène Braeuner et Bénédicte Pradié-Ottinger, Les peintres de la Baie de Somme - Autour de l'Impressionnisme, La Renaissance du livre, 2001
Comments