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Faut-il déposer l’aigle bicéphale d’Argentan ?




La commune d’Argentan, sous-préfecture du département de l’Orne, en Normandie, mène depuis quelques années déjà une politique de grands travaux pour rénover son centre-ville. Un nouveau pôle de santé, un nouvel aménagement de la place du Docteur Pierre Couinaud, devant l’Hôtel de ville, de nouvelles fresques artistiques sur certains immeubles en hommage aux personnalités locales… La municipalité n’est pas en manque d’idées pour favoriser l’attractivité de la troisième plus grande agglomération du département. Mais voilà que les travaux continuent et qu’ils pourraient bien s’attaquer au patrimoine sans vraiment s’inquiéter de certaines considérations éthiques. En effet, dans un article du journal Ouest-France (03/02), nous apprenons la volonté de l’équipe municipale de déposer l’aigle bicéphale, symbole héraldique de la ville, figurant sur la façade de l’Hôtel de ville depuis sa reconstruction en 1957. Une décision qui peut prêter à controverse puisque que ladite façade a reçu le label « Patrimoine du XXe siècle » devenu depuis 2016 « Architecture contemporaine remarquable ». Les arguments avancés pour justifier un tel choix pourraient faire pâlir nombre d’architectes des Bâtiments de France.


L'Hôtel de ville d'Argentan, Orne, France, crédits photo (CC BY-SA 3.0) : Benjism89


Entendons-nous bien sur nos intentions : il ne s’agit pas de remettre en cause le programme de restauration de l’Hôtel de ville d’Argentan, celui-ci en avait effectivement bien besoin. Achevé en 1957, comme écrit plus haut, par les architectes Roland Geffroy et Robert Démarre sur les fondations de l’ancien édifice public détruit par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, celui-ci n’avait jamais fait l’objet d’un rafraîchissement. Certaines parties du bâtiment, entièrement en béton armé, commençaient donc à gravement se détériorer. Des travaux d’isolation sont aussi prévus, assurant ainsi de futures économies d’énergie qui seront les bienvenues. Outre ce grand chantier de remise en état, notons la volonté appréciable de réintégrer le bâtiment dans l’ensemble urbain par un projet de mise en lumière qui permettra très certainement d’alléger le caractère, il est vrai, très sévère et assez austère malheureusement inhérent au style dit « Reconstruction ».


Blason de la ville d'Argentan, crédits photo (CC BY-SA 3.0) : Bruno

Un tel programme de rénovation était donc nécessaire, mais n’aurait-il pas mieux valu parler plutôt de restauration comme nous le faisons nous-mêmes ? La dépose de l’aigle qui orne la façade principale de la mairie peut faire douter de l’intention. Pourtant, la sculpture fut prévue dans le projet original et fait donc partie d’un tout dans le programme architectural du bâtiment, ce qui lui valut son inscription au label « Patrimoine du XXe siècle ». Le retirer ne provoquerait-il pas une perte de sens et de cohésion à l’ensemble ? Cet aigle n’a-t-il pas été voulu comme un symbole de renaissance de la ville après l’Occupation et sa destruction à 80 % par les bombardements et les combats qui s’y déroulèrent de juin à août 1944 ? Pour que ce message ait du sens, il n’a pas suffi aux Argentanais de créer cette aigle héraldique reprise des armoiries d’Argentan vieilles de six siècles à l'époque – D’argent à une aigle bicéphale de sable au vol déployé et nimbé du champ – il fallait aussi le placer sur l’institution politique la plus importante de la ville qu’était la mairie.


Ainsi, même si Frédéric Léveillé, édile de la commune depuis 2019, promet que la sculpture sera déplacée dans un autre endroit, n’est-ce pas un peu de l’histoire de la ville que la municipalité s’apprête à effacer en la privant de son emplacement originel ? A cela nous ne pouvons apporter de réponse, car, comme le rappelle le magazine municipal cité dans les colonnes de Ouest-France, l’aigle argentanaise ne semble pas avoir gardé sa véritable signification dans les esprits des élus de la majorité. Celle-ci est en effet plutôt interprétée comme un « symbole napoléonien »… Une interprétation que nous ne pouvons que réfuter puisque l’aigle impériale adoptée par la maison Bonaparte en 1804 n’a jamais été à deux têtes et ce dans l’objectif très clair de se démarquer de ses adversaires, l’empire d’Autriche et le Saint Empire Romain Germanique qui, étroitement liés l'un à l'autre, en arboraient tous deux dans leurs armes.


De gauche à droite :

Blason aux armes de l'empire d'Autriche, crédits photo (CC BY-SA 3.0) : Adelbrecht

Blason aux armes de l'empire français, crédits photo (CC BY-SA 3.0) : FDRMRZUSA

Blason aux armes du Saint Empire Romain Germanique, crédits photo (CC BY-SA 3.0) : David Liuzzo


Le second argument qui justifierait l’enlèvement de l’aigle serait alors, comme l’expose toujours Ouest-France en citant les mots de M. Léveillé que « ce n’est pas l’image d’un XXIe siècle » et qu’il « trouve déjà que [le] logo [d’Argentan] qui date des années 1990 est ancien, alors les armoiries… ». A la lumière d’une telle déclaration nous pourrions bien douter de la pertinence de l’héraldique dans l’art européen comme les Égyptiens pourraient alors s’interroger sur l’utilité de conserver les hiéroglyphes ou les pyramides de Gizeh dans leurs propre pays. Rappelons donc ici que le contemporain ne saurait justifier l’effacement du patrimoine ancien, tout comme le patrimoine ancien ne saurait empêcher la création ex nihilo du contemporain. Ce dernier aura d’ailleurs un jour à son tour sa place, au côté de celui déjà existant, dans notre patrimoine.


A l’heure actuelle, rien n’empêche l’opération de retrait de l’aigle de la façade de l’Hôtel de ville. Le label « Architecture contemporaine remarquable » attribué par le ministère de la Culture par le biais des Directions Régionales des Affaires Culturelles (DRAC), n’est absolument pas contraignant comme pourrait l’être un classement au titre des Monuments Historiques. Ne datant que de 1957, la mairie d’Argentan ne peut cependant espérer mieux en l’état actuel que le label qui lui est déjà attribué. La ville est simplement tenue, en cas de modification, d’informer les services de la préfecture de région de son intention de réaliser des travaux deux mois avant le dépôt du permis de construire. Un tel manque de protection du patrimoine moderne est la porte ouverte, comme on le voit à des modifications arbitraires sur des monuments dont on se doit pourtant de conserver l’histoire. Notons le problème éthique qu’un tel cas soulève, car rappelons que l’esthétique qui nous fait apprécier ou non une œuvre relève de considérations personnelles et subjectives qui ne justifient en rien un tel démembrement architectural. C’est par des raisonnements politiques de la sorte que l’on pourrait imaginer, petit à petit, dans le futur, à déplacer l’horloge de la façade du château de Versailles pour y mettre une œuvre de Jeff Koons ou bien encore, une flèche de style contemporain sur Notre-Dame…

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