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George Dandin : un mariage raté au pays de Molière

Retrouvez la version originale de cet entretien en écoutant notre podcast Parole d'art #4

Disponible également sur Spotify, Deezer et Amazon Music.


Au micro : les comédiens Frédéric Dockès, Rémi Ethuin, Claude Gentholz, Félix Hugue, Fanny Lucet, Alfred Luciani, Tilly Mandelbrot. Chanson d'Annette : composée par Leila Mandelbrot


Ecriture et entretien : Joséphine Journel Réalisation et introduction : Nicolas Bousser Musique et pistes sonores : Julien Bousser

 

Entretien avec les metteurs en scène

Tilly Mandelbrot et Félix Hugue

de la compagnie VitriolMente



Ph. George Dandin, Compagnie VitriolMente / Emma Derieux--Billaud

18 Juillet 1668


La comédie-ballet George Dandin est donnée au château de Versailles par La Troupe du Roy, dirigée par Molière. Cette représentation prend place pendant la fête du Grand Divertissement Royal : Louis XIV a 30 ans, la France sort victorieuse de la guerre de Dévolution contre l'Espagne et vient de signer la Paix d'Aix-la-Chapelle. L'heure est aux réjouissances politiques. Les jardins du château s'enflamment, s'illuminent, se parent de leurs plus beaux jeux d'eaux. Le rayonnement de l’événement est européen : l'historiographe des Bâtiments du Roi André Félibien rapporte un budget alloué à la fête de 117 000 livres, soit le tiers du budget consacré à Versailles pour l'année entière. La dépense est au service du pouvoir monarchique, alors en pleine représentation.

La fête est une merveille. Elle est orchestrée par Jean-Baptiste Colbert, Surintendant des Bâtiments, Louis Le Vau, Premier Architecte, et Jean-Baptiste Lully, Surintendant de la musique du Roi : feux d'artifices, fontaines en grandes eaux, architectures éphémères et théâtres de verdure ponctuent la traversée de Louis XIV.


Vue du château et des jardins de Versailles depuis l'avenue de Paris en 1668, Pierre Patel, huile sur toile, vers 1668, Musée de l'Histoire de France, CCO.

C'est dans ce cadre que Molière donne la première représentation de George Dandin, qui lui a été commandée expressément pour l'occasion. Le comédien a alors la pleine confiance du Roi, qui protège sa troupe depuis près de 10 ans et l'a installée au théâtre du Petit-Bourbon avant de lui allouer une pension régulière.


Page de titre pour les comédies de Molière d'après Charles Coypel, François Joullain d'après Charles Antoine Coypel, gravure, 1726, CC0 Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Le jour de la représentation de George Dandin devant le parterre du Grand Divertissement, le public est considérable. D'après la Gazette du 21 juillet 1668, il se trouve là plus de trois-mille notables et courtisans parmi lesquels des convives diplomatiques : le nonce du Pape, des ambassadeurs étrangers et les cardinaux de Vendôme et de Retz. Un public prestigieux s'est empressé d'assister à cette farce conjugale orchestrée par Molière, qui n'en était pas à sa première effronterie. Ses comédies Dom Juan et Tartuffe s'étaient attirées, quelques années plus tôt, les foudres de la reine mère et des dévots. Mais cette fois, Molière plante le décor dans ce qui semble être une querelle de village...


George Dandin est un riche paysan. Désireux d'asseoir sa position en se faisant anoblir, il épouse Angélique, issue d'une famille d'aristocrates désargentés. Jeune et jolie, pleine de ruse, Angélique méprise son mari – et lui fait bien savoir !

GEORGE DANDIN. Ah ! Qu'une femme-demoiselle est une étrange affaire, et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s'élever au-dessus de leur condition, et s'allier comme j'ai fait à la maison d'un Gentilhomme. La noblesse de soi est bonne : c'est une chose considérable assurément, mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu'il est très bon de ne s'y point frotter. Je suis devenu là-dessus savant à mes dépens, et connais le style des Nobles lorsqu'ils nous font nous autres entrer dans leur famille.

En observateur des mœurs de son temps, Molière s'amuse du drame conjugal et tance les ridicules que provoquent inévitablement de telles alliances : les parents d'Angélique, Monsieur et Madame de Sotenville, piochent allègrement dans la bourse de leur beau-fils tout en lui rappelant sa naissance roturière ; Angélique, pour sa vengeance, se laisse séduire par Clitandre à la barbe de son mari ; servantes rusées, garçons de ferme et messagers malhabiles se pressent dans la maison des Dandin pour achever la farce.

Sur fond de lutte des classes, la pièce narre à la fois le naufrage de George Dandin - victime et coupable d’un contrat de mariage dicté par ses ambitions - et celui de son épouse Angélique, qui cherche à conquérir sa liberté malgré ce mariage d'argent.


Le Quadricentenaire de la naissance de Molière


Molière (1622-1673) dans le rôle de César de "La Mort de Pompée", Nicolas Mignard, huile sur toile, vers 1650, CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris

En 2022 et 2023, la France fête les 400 ans de Molière, né Jean-Baptiste Pocquelin. Ce quadricentenaire a vu la communion de tout l'écosystème culturel autour du comédien, et a été honoré de nombreuses programmations scientifiques, colloques et conférences autour de sa vie et de son œuvre. Les expositions ont été nombreuses pour fêter le chef de troupe : Molière aux mille visages à la Comédie Française, Molière, la fabrique d'une gloire nationale à Versailles, Molière en costumes au Centre national du costume de scène, Molière, le jeu du vrai et du faux à la Bibliothèque nationale de France, ou encore Molière en musiques à la Bibliothèque-Musée de l'Opéra. Avec la communauté scientifique, c'est aussi le théâtre lui-même qui lui a rendu un hommage fervent avec l'organisation de festivals, de représentations, de performances et de lectures.


Coupe-File Art souhaitait également revenir sur cet anniversaire de la langue française, du trésor national littéraire et de l'art vivant. Et si l'on peut dire que les comédies de Molière font partie du patrimoine du XVIIe siècle, il ne faut pas oublier que si elles sont parvenues jusqu'à nous - si elles font parties de nos classiques - ce n'est pas uniquement grâce aux livres, mais surtout grâce à tous ceux qui n'ont cessé de jouer Molière sur les planches des théâtres, réinterprétant pour nous ses farces, ses irrévérences satiriques et son génie intemporel.


 

Ph. George Dandin, Compagnie VitriolMente / Emma Derieux--Billaud

ENTRETIEN


Bonjour Tilly Mandelbrot et Félix Hugue. Merci de venir fêter le Quadricentenaire de la naissance de Molière avec nous. Vous êtes un duo de metteurs en scène. Vous avez monté ensemble cette année George Dandin ou le mari confondu. Est-ce que vous pouvez nous parler de vous et de votre équipe, la Compagnie VitriolMente ?

T : La compagnie VitriolMente existe avant l'aventure "Molière". Elle a été créée par Gianni Corvi en 2014. Et ensuite il y a une équipe "Molière" qui est née au sein de cette compagnie avec le Dom Juan, qui a été mis en scène par Gianni Corvi à l'occasion de sa prise de poste de Direction à l'Auguste Théâtre. C'était un peu avant le COVID et il est de coutume quand on prend la direction d'un lieu de présenter une première mise en scène.


Du coup, vous avez signé une deuxième fois pour un Molière au sein de ce théâtre. Pourquoi avez-vous choisi George Dandin ?


T : Pour ma part, j'ai découvert cette pièce quand j'étais au lycée. Et j'avais été frappée, conquise. J'avais trouvé le personnage d'Angélique extrêmement féministe, avec un texte magnifique. Et j'étais aussi très touchée par le personnage de George Dandin et par le mépris de classe dont il est victime. À cette époque là, j'habitais en banlieue dans le 93, tout en allant au lycée Molière dans le XVIe. Fabuleux patronage ! Mon ascenseur social était matérialisé par la ligne 9, mais je vivais le mépris de classe à chaque extrémité. Donc je pense que j'ai été aussi un peu touchée pour cette raison. Et c'est aussi une pièce qui est injustement méconnue parce qu'elle est très belle. Plus tard en entrant au Conservatoire, quand les gens travaillaient Molière, ils travaillaient Dom Juan, le Misanthrope, Tartuffe, et George Dandin jamais ! J'ai donc travaillé ce texte au Conservatoire, convaincue que cette pièce était injustement méconnue. Et ensuite, en en parlant avec Guillaume Tavi, lui aussi avait eu une histoire particulière avec cette pièce. On a donc eu la volonté, ensemble, de la proposer à la compagnie et de remédier à cette méconnaissance.

Félix, est-ce que vous avez pris connaissance de la pièce selon les mêmes modalités ? Est-ce que vous aussi vous avez une petite histoire avec George Dandin ?

F : Oui, pour ma part c'est un peu différent. Je lisais beaucoup le théâtre russe à une certaine période. Et justement, c'est après avoir lu La Cerisaie de Tchékov et Dostoievski. On sait que Molière a beaucoup influencé le théâtre russe. On retrouve dans ce théâtre de l'Est des mouvements, des thèmes de Molière. J'ai fait le chemin à l'envers ! J'ai d’abord lu ceux que Molière avait inspiré et je me suis dit : "tiens, c'est intéressant, il y a beaucoup de sensibilités communes". C'est comme ça que j'ai rejoint Tilly Mandelbrot et Guillaume Tavi sur ce projet.

Molière est joué depuis 400 ans. La légende veut qu'à la question "Quoi de nouveau ?" le dramaturge Sacha Guitry se serait exclamé "Molière!" Destin extraordinaire pour celui qui à travers son œuvre n'a en quelque sorte jamais quitté la scène. Et donc, pourquoi cet appétit de mettre en scène et de voir du Molière ne s'est jamais tari ?

T : Les raisons sont nombreuses. Pour les comédiens, Molière, c'est une langue fantastique. C'est un réel plaisir de jouer cette langue. Ce jugement est tout à fait personnel, mais cette écriture est sublime. Ensuite, parce que les thèmes qu'il aborde dans ses œuvres sont profondément humains. À travers son regard sur son époque il traite de vices humains intemporels tels que l'avarice et la jalousie, et met en garde contre tous les excès. Donc je pense que ça nous parle, et que ça nous parlera encore très longtemps.

F : 400 ans c'est long, mais ça n'a pas été linéaire. Il y a eu des mouvements. C'est-à-dire que Molière n'a pas été tout le temps populaire pendant ces quatre siècles. Par exemple, pendant les Lumières il a été un peu mis de coté. Il a été beaucoup repris avec les romantiques et le XIXe. Maintenant, il est inextricablement lié à notre histoire : c'est l'auteur le plus joué en France.


T : Autre argument, je pense que sa langue est accessible. Ce qui n'est pas le cas de tous les auteurs classiques. Pour un lecteur qui ne serait pas averti, c'est une entrée dans le théâtre classique assez instinctive et naturelle.


F : On peut faire une excursion du coté des tragédiens pour expliquer le fait que cette parole est naturelle. À cette époque il y a Corneille et Racine. Ces auteurs retravaillaient toute leur vie leur écriture. Corneille a publié lui-même son œuvre, il faisait très attention à chaque mot couché sur le papier et confié à la postérité. On n'a pas - comme chez Molière - des mots qui sortent directement de la scène. Les textes que nous connaissons aujourd'hui de Molière, ce sont des gens qui écrivaient pendant que les comédiens jouaient la pièce.


T : C'est ce qu'on appelle une écriture de plateau. Et donc c'est vraiment une parole de comédien. Une parole faite nativement pour être jouée. Elle vient du jeu, et naît du plateau.


Et dans un objectif de valorisation, quel est le rôle du metteur en scène ?

F : Metteur en scène est un métier relativement récent. En France, il est né dans les années 1880-1890 avec André Antoine et le Théâtre Libre, avec les influences de Stanislavski plus tard. Ce métier est né pour répondre a une sorte d'innovation dans le théâtre, qui était la naissance du réalisme. Et pour mettre en place ce réalisme dans les pièces, il fallait quelqu'un qui coordonne, qui organise le jeu, le rythme, les acteurs, la mise en scène, le décors, etc. Et donc ce métier est né à ce moment-là. Aujourd'hui il est complètement indissociable de toute création théâtrale. On pourrait dire que c'est un rôle qui est plus important que celui de l'auteur, ou du moins on pourrait argumenter dans ce sens. Toujours est-il que notre rôle, quand on monte un Molière, c'est d'insuffler à la pièce quelque chose qu'on a envie de lui faire dire, et de maîtriser le bon déroulement des événements.


T : Je suis complètement d'accord avec Félix et je pense que le metteur en scène est un lecteur avant tout. Et c'est un rêveur, comme tous les lecteurs. Quand on lit, on rêve à chaque fois l'histoire. Le metteur en scène doit donc partager sa rêverie avec son équipe ; lui permettre de rêver avec lui. Et donc parfois laisser sa propre rêverie de côté puisque les comédiens aussi sont des lecteurs et des rêveurs... Forcément, cette rêverie devient très collaborative. Cependant, le metteur en scène doit veiller à la cohérence et à la force des propositions pour choisir ce qui sera le plus percutant pour le public.


Les chefs de projets se sont réservés les valets ! Molière lui-même se les gardait parfois jalousement.


F : Les rôles de valets sont très amusants à jouer. Ce sont aussi les ressorts comiques d'une pièce. Ce sont souvent eux qui font avancer l'histoire, qui font se précipiter les événements. Lubin, mon personnage, fait se précipiter beaucoup d’événements, et c'est très drôle à faire.


T : Mon personnage, Claudine, est une entremetteuse. C'est une femme rusée, comme le sont souvent les servantes de Molière. C'est un personnage qui a beaucoup d'humour et de caractère. Ce qui la lie à Lubin, c'est le choix que nous avons fait de les voir comme un couple en devenir.


Ph. George Dandin, Compagnie VitriolMente / Emma Derieux--Billaud

Comment gérez-vous la double casquette de metteur en scène et de comédien ?


T : C'est très important de se dédoubler, et c'est parfois difficile. Mais il faut réussir à le faire. C'est tout l'intérêt d'avoir un troisième œil en la personne de Guillaume Tavi qui nous assiste à la mise en scène. Sur les scènes que nous partageons avec Félix, on doit avoir un vrai regard dans la salle ; un vrai metteur en scène pendant ce temps. Parce qu'on ne peut plus être metteur en scène à partir du moment où on joue.


Maintenant que l'on connaît bien votre équipe, on va passer à l'intrigue de la pièce. En quelques mots, pouvez-vous nous présenter le conflit qui oppose George Dandin, le riche paysan, à sa femme Angélique ?

F : Les conflits ! Parce que c'est un véritable enchevêtrement de problèmes qui se tissent entre les personnages, et ce qu'ils représentent. L'homme, la femme ; le paysan, l'aristocrate... Il y a beaucoup de strates à explorer qui nourrissent les conflits entre les personnages.

T : Il y a un conflit de classe et un conflit de genre. Le nœud du problème, c'est le contrat de mariage qui les unit, et unit deux familles dans la douleur.


F : Le mari semble y gagner parce qu'il obtient son ascension sociale. Mais il finit lui-même par regretter cette alliance qu'il a pourtant choisie. Angélique, elle, n'a pas choisi cette alliance.

T : George Dandin ouvre d'ailleurs le spectacle en regrettant déjà son choix.


George Dandin est une farce conjugale. Et malgré ce sujet que l'on pourrait juger trivial, la pièce est à l'origine une comédie-ballet composée à quatre mains par Molière et Jean-Baptiste Lully à l'occasion du grand Divertissement Royal de 1668. Ce spectacle est commandé expressément pour Louis XIV. Avez-vous pris en compte le genre de la comédie-ballet dans votre mise en scène ?


T : Notre spectacle n'est pas une comédie-ballet, Nous avons présenté la pièce sans les parties dansées et chantées, à la manière dont Molière lui-même l'a présentée plus tard. Mais on a fait beaucoup de clins d’œil et on ouvre le spectacle sur une chanson : la chanson d'Annette. Nous avons gardé les paroles de Molière et invité ma sœur Leila Mandelbrot à composer un air entre comptine et musique traditionnelle.


F : Et on a aussi inventé des intermèdes en clin d’œil, en référence à la comédie-ballet de 1668. Ces scènes entre les actes qui ponctuaient les Grands Divertissements de Versailles, ces danses, ces musiques, nous les avons remplacées par des créations de notre cru. Ces scènes sont chantées ou même sans paroles.


Ph. George Dandin, Compagnie VitriolMente / Emma Derieux--Billaud

" MONSIEUR DE SOTENVILLE. Sachons un peu, mon gendre, ce que vous avez dans l'esprit.
GEORGE DANDIN. Puisqu'il faut donc parler catégoriquement, je vous dirai, Monsieur de Sotenville, que j'ai lieu de...
MONSIEUR DE SOTENVILLE. Doucement, mon gendre. Apprenez qu'il n'est pas respectueux d'appeler les gens par leur nom, et qu'à ceux qui sont au-dessus de nous il faut dire Monsieur tout court.
GEORGE DANDIN. Hé bien, Monsieur tout court, et non plus Monsieur de Sotenville, j'ai à vous dire que ma femme me donne...
MONSIEUR DE SOTENVILLE. Tout beau ! Apprenez aussi que vous ne devez pas dire ma femme, quand vous parlez de notre fille.
GEORGE DANDIN. J'enrage. Comment, ma femme n'est pas ma femme ?
MADAME DE SOTENVILLE. Oui, notre gendre, elle est votre femme, mais il ne vous est pas permis de l'appeler ainsi, et c'est tout ce que vous pourriez faire, si vous aviez épousé une de vos pareilles.
GEORGE DANDIN. Ah ! George Dandin, où t'es-tu fourré ? Eh de grâce, mettez, pour un moment, votre gentilhommerie à côté, et souffrez que je vous parle maintenant comme je pourrai. Au diantre soit la tyrannie de toutes ces histoires-là. Je vous dis donc que je suis mal satisfait de mon mariage.
MONSIEUR DE SOTENVILLE. Et la raison, mon gendre.
MADAME DE SOTENVILLE. Quoi parler ainsi d'une chose dont vous avez tiré de si grands avantages ?
GEORGE DANDIN. Et quels avantages, Madame, puisque Madame y a ? L'aventure n'a pas été mauvaise pour vous, car sans moi vos affaires, avec votre permission, étaient fort délabrées, et mon argent a servi à reboucher d'assez bons trous ; mais moi, de quoi y ai-je profité, je vous prie, que d'un allongement de nom, et au lieu de George Dandin, d'avoir reçu par vous le titre de Monsieur de la Dandinière ?

Si on regarde les péripéties, la pièce est-elle vraiment une comédie ? Elle ne finit pas par un mariage : elle commence alors que celui-ci est déjà en échec. C'est un lendemain de noces qui déchante : pour George Dandin sa maison lui est effroyable ; ses beaux-parents acceptent son argent mais ne le considèrent pas comme un des leurs ; sa femme « s'offusque de porter son nom », la pièce est rythmée par les humiliations et se clôt sur une promesse de suicide. Le tableau semble assez noir pour une comédie. Quelles tonalités adopte donc votre mise en scène de George Dandin ?

T : Effectivement, le tableau est noir. C'est une comédie grinçante. Ce dont on rit, c'est de la démesure, et c'est toujours le cas chez Molière. Si George Dandin passait une heure et demie à subir silencieusement un adultère, ce serait une tragédie. Il n'y aurait aucune raison de rire. Mais on rit de sa démesure, du fait qu'il aille inlassablement voir ses beaux-parents pour se plaindre comme un enfant.


F : Et je pense qu'on ne rit pas des mêmes choses dans la matière même que propose la pièce, en 1668 et aujourd'hui. À la Cour, les spectateurs de cette farce pastorale étaient les personnes les plus nobles de France. Pour eux, le ridicule total des personnages - tant les paysans que les aristocrates désargentés de campagne - était savoureux. Aujourd'hui, je pense que le spectateur rit plus du malheur de George Dandin en tant que tel. Et effectivement, de la démesure de cette situation absurde où tout afflige ce pauvre Dandin que l'on a pourtant du mal à plaindre, tant il cherche les problèmes.


Il a acheté une jeune femme ! On s'afflige de le voir à ce point floué, de le voir dire la vérité sans être jamais cru, et pourtant il a conduit une jeune femme à un malheur certain. Il remporte difficilement la sympathie en tant que héros de la pièce.


T : Oui, mais le fait d'ouvrir le spectacle par l'expression de ses regrets attire la sympathie. Et le fait qu'absolument l’entièreté des personnages - et quelles que soient leurs conditions sociales - le méprise, cela attire aussi la sympathie. Mon personnage, Claudine, est infecte avec George Dandin alors qu'ils viennent du même milieu. Il est abandonné de tous. Mais effectivement, je suis d'accord avec Félix : à l'époque de Molière, on ne riait pas des mêmes choses qu'aujourd'hui. En 1668 le scénario d'un riche paysan qui se marie avec une noble (même désargentée), cela ne devait jamais arriver... La situation était drôle en elle-même, alors que pour nous, contemporains, elle est beaucoup moins inattendue.

Votre mise en scène a contextualisé le scénario de George Dandin à une période postérieure à celle de son écriture. Vous l'avez placé en 1905, à une époque où ces alliances de classes sociales différentes étaient peut-être un peu plus fréquentes. Pourquoi avoir choisi de contextualiser les événements de George Dandin au début du XXe siècle ?


T : Si nous l'avions laissé en 1668, la cohérence existait de fait : mais nous n'aurions raconté aucune nouvelle lecture sur ce texte. Donc nous avions envie de le rapprocher de nous, et le début du XXe nous paraissait formidable. C'est une époque qui est très facilement identifiable, que l'on connaît par le costume avec Sherlock Holmes, et même plus récemment par le succès de Peaky Blinders ! C'est un univers visuel que l'on identifie, et il nous raconte beaucoup de choses en un clin d’œil ! Il nous raconte que la Révolution Industrielle est déjà passée, que peut-être George Dandin a fait fortune par le biais de l'industrie en tant que paysan parvenu, pourquoi pas dans la métallurgie. Du point de vue d'Angélique, le tournant 1900 connait ce qu'on appelle la Première Vague dans le féminisme. Et donc ça donne une ampleur à tous les personnages féminins. Cent ans avant, il y avait eu Olympe de Gouges, et au tournant 1900 il y a beaucoup de textes qui se soucient des femmes. C'est vraiment à cette époque-là que les femmes se réapproprient le mot "féminisme" de manière positive. Il nous paraissait intéressant qu'Angélique vive au milieu de tous ces élans. Il y a même un moment où on avait hésité à mettre l’héroïne en pantalon pour évoquer les suffragettes ! Mais ça a été rapidement balayé parce que ça nous paraissait peu cohérent vis-à-vis du texte, car Angélique n'aurait pas pu subir l'autorité parentale et ce contrat de mariage de la manière prévue par Molière.


Le point de départ de la pièce, pour les spectateurs du XVIIe siècle est que le mari, qui normalement a tout pouvoir sur sa femme, ne l'a pas. Angélique se joue de George Dandin, les beaux-parents l'infantilisent, l'amant vient séduire sa femme à sa barbe. Celui qui aurait du avoir le pouvoir ne l'a pas – et c'est ce qui fait rire. George Dandin est-il en lutte avec une femme ? Ou en lutte avec une noble ? Pouvez-vous nous parler de votre parti pris sur la lutte des sexes et la lutte des classes qui irriguent les rapport entre les personnages ?

F : De la même façon que nous avons placé cette pièce autour de 1905, c'est une période tellement charnière sur ces sujets-là. C'est le moment de la naissance de l'action féministe. Et ce moment est aussi celui d'un rebattement de cartes sociales au moment de la Révolution Industrielle avec les parvenus et les nouveaux riches. Cette époque était tellement intéressante sur ces deux luttes.


T : Est-ce que George Dandin lutte contre une noble ou contre une femme ? Je pense qu'il lutte contre une femme et contre la Noblesse. Si Dandin voit Angélique comme une noble qui - parce qu'elle est noble - ne le considère pas, ce n'est pas tellement ce que nous avons souhaité mettre en avant dans notre mise en scène. On a mis en avant le fait que les parents Sotenville ne respectent pas Dandin parce qu'ils se sentent supérieurs. Mais de la part d'Angélique, c'est surtout parce qu'elle est une femme qui a envie de liberté et d'égalité. C'est pour cela qu'elle se refuse à cet homme qu'elle n'aime pas et qu'elle n'a pas choisi. D’où le fait que je crois qu'il lutte contre une femme, et contre la Noblesse.



GEORGE DANDIN. Je suis votre valet. Ce n'est pas là mon compte, et les Dandins ne sont point accoutumés à cette mode là.
ANGÉLIQUE. Oh ! Les Dandins s'y accoutumeront s'ils veulent. Car pour moi, je vous déclare que mon dessein n'est pas de renoncer au monde, et de m'enterrer toute vive dans un mari. Comment, parce qu'un homme s'avise de nous épouser, il faut d'abord que toutes choses soient finies pour nous, et que nous rompions tout commerce avec les vivants ? C'est une chose merveilleuse que cette tyrannie de Messieurs les maris, et je les trouve bons de vouloir qu'on soit morte à tous les divertissements, et qu'on ne vive que pour eux. Je me moque de cela, et ne veux point mourir si jeune.
GEORGE DANDIN. C'est ainsi que vous satisfaites aux engagements de la foi que vous m'avez donnée publiquement ?
ANGÉLIQUE. Moi ? Je ne vous l'ai point donnée de bon cœur, et vous me l'avez arrachée. M'avez-vous avant le mariage demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous ? Vous n'avez consulté pour cela, que mon père, et ma mère, ce sont eux proprement qui vous ont épousé, et c'est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l'on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi, et que vous avez prise sans consulter mes sentiments, je prétends n'être point obligée à me soumettre en esclave à vos volontés.

Ph. George Dandin, Compagnie VitriolMente / Emma Derieux--Billaud

Dans l'oreille des spectateurs contemporains, un mot retient particulièrement notre attention : celui de «consentement». Le texte date de 1668 et n'a, à ce sujet, rien perdu de son actualité. Votre Angélique est un personnage qui revendique sa liberté en tenant la dragée haute à son mari. Quels ont été vos questionnements et vos intentions concernant ce personnage d'épouse, que la religion et la pression sociale tient normalement pieds et poings liés ?


T : Le texte d'Angélique nous parvient d'une manière très forte aujourd'hui. Mais il ne fallait surtout pas qu'on pense qu'Angélique est une militante. Car malgré sa partition elle a peu de pouvoir et reste pieds et poings liés à ce contrat de mariage, soumise à l'autorité ses parents, à sa condition de femme. Ce n'est qu'après avoir été poussée à bout qu'elle nous offre sa tirade sur la liberté et le consentement. Il était donc très important que le public entende la force de ce texte sans tomber dans un militantisme trop véhément. Angélique n'a absolument pas été consultée pour ce mariage d'argent. C'est un contrat financier. On parlait de 1900 : on peut imaginer que les Sotenville pour combler leurs soucis d'argent sont passés par des petites annonces dans le Chasseur Français pour trouver un mari, et donc une bourse pour leur fille. Nous devons nous souvenir que de tels arrangements étaient la norme et que cela existe toujours.


Ce qui me frappe c'est que les comédies de Molière regorgent de mariage heureux, consentis : Le Bourgeois Gentilhomme, Les Fourberies de Scapin, L’Ecole des Femmes, Tartuffe, Les Précieuses ridicules... George Dandin est sans doute le seul exemple de mariage malheureux dans son œuvre. Pour vous, metteurs en scène, que devait-on retenir de l'union de George Dandin et d'Angélique en 1668 ?

T : Je ne suis pas convaincue que l'œuvre de Molière regorge de mariages heureux. Beaucoup de mariages sont évités de justesse. Chez Molière le mariage forcé, arrangé, est un vrai thème. Par contre, effectivement, la spécificité de la pièce George Dandin est qu'elle s'ouvre là-dessus.

F : Dans d'autres pièces, on finit souvent l'intrigue par le mariage. C'est la finalité. Alors que notre spectacle s'ouvre sur un lendemain de noces. Et qu'est-ce qui se serait passé dans tous ces mariages des comédies de Molière juste après les noces ? Et bien, c'est peut-être George Dandin... Le thème du mariage est absolument fondamental dans l’œuvre de Molière, il est très critique sur cette institution. D'ailleurs, la religion n'est pas très présente dans le texte de George Dandin, beaucoup moins que dans ses autres œuvres. À mon avis pour des raisons politiques, parce que la Fronde n'est pas loin. Il fallait faire quelque chose de plus facile pendant le Grand Divertissement de 1668.


Ph. George Dandin, Compagnie VitriolMente / Emma Derieux--Billaud

Dans la pièce, il est question d'amour. Quatre couples se donnent la réplique : George Dandin et Angélique, Angélique et son amant Clitandre, les beaux-parents Monsieur et Madame de Sotenville, la servante Claudine et le garçon de ferme Lubin. Comment avez-vous travaillé ces types de couples dans votre mise en scène ?


F : C'est une dynamique très intéressante parce qu'elle fonctionne par deux ! Les beaux-parents sont une entité unique : ils sont presque toujours ensemble, ont la même rhétorique et les mêmes points de vue. Pour ce couple, nous avons décidé de donner le pouvoir à Madame de Sotenville. Ce qui n'est pas forcément le cas dans le texte de Molière où le rapport est plutôt de forces égales. Mais...! On peut y lire quelques indices. Je trouve que Monsieur de Sotenville s'adoucit quand sa femme n'est pas autour. Et quand sa femme est là, elle prend les rênes et guide la conversation de son mari. C'est quelque chose qu'on trouvait assez amusant, et qu'on a souhaité faire transparaître. Beaucoup de nos personnages forment des duos. Et le seul qui se trouve sans partenaire, c'est George Dandin. Puisque sa femme a un amant. Angélique et son amant Clitandre forment un duo, puis viennent Lubin et Claudine. Tout ça pour dire que ce sont des dynamiques qui renforcent l'isolement de George Dandin.


Il est rejeté à la fois par ses semblables et par la famille qu'il a voulu rejoindre.


F : Oui, c'est le thème de l’ascension sociale. C'est encore parfaitement d'actualité, parce que quelqu'un qui prendrait l'ascenseur social et tenterait d'acquérir une nouvelle place se retrouverait entouré de codes sociaux différents. Malgré sa fortune - George Dandin est très riche – ce dernier n'a pas les codes et le sang de l'aristocratie. Donc, il en est rejeté. Et il ne peut pas non plus continuer à appartenir à la classe des paysans puisqu'il est devenu riche et a souhaité en partir. Il se retrouve entre deux. Ce thème est absolument fondamental et très actuel. Il est traité également dans Retour à Reims de Didier Eribon.


Tilly, Félix, nous étions très heureux de vous recevoir, un grand merci. Un mot de la fin qui vous tient à cœur ?


F : On a été très chanceux de pouvoir faire ce projet avec notre équipe, on voudrait les remercier. C'est grâce à eux que nous faisons ce spectacle et que nous sommes tellement heureux de le faire.


 

Si vous avez manqué le Quadricentenaire de la naissance de Molière, les conférences et les expositions, vous pouvez encore fêter cet anniversaire au théâtre en allant voir le George Dandin ou le Mari confondu de la Compagnie VitriolMente à l'Auguste Théâtre, dans le XIe arrondissement de Paris.

Prochaine date le 17 avril 2023.


Sur scène : Frédéric Dockès, Rémi Ethuin, Claude Gentholz, Félix Hugue, Fanny Lucet, Alfred Luciani, Tilly Mandelbrot, Guillaume Tavi

Le costumier : Stéphane Delaurent

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