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Georges de La Tour, le Caravage Français



Si le traitement que la postérité réserve aux peintres est parfois injuste, souvent inégal, le peintre Georges de La Tour est l’exemple même de ces peintres qui, après avoir connu une vie de succès et de reconnaissance sont tombés, après leur mort, dans les limbes de la mémoire collective.


La Lorraine dans laquelle Georges de La Tour voit le jour en 1593 est un Etat indépendant. Au carrefour géographique des influences artistiques flamandes et italiennes, elle est prise entre les deux puissances du siècle : l’Empire des Habsbourg et le Royaume de France. S’installant à Lunéville en 1619, La Tour devient sinon un intime, du moins un familier du duc Henri II. Or le duc est marié à Marguerite de Gonzague, une italienne qui fait découvrir à la cour ducale, et donc à La Tour, le Caravage, disparu moins d’une décennie auparavant, en 1610. Son influence sur le jeune peintre sera majeure. Dans la Lorraine prospère du début de XVIIe siècle, La Tour, dont la vie est encore assez mal connue, a probablement rencontré certains des caravagesque d’Utrecht comme ter Brugghen ou van Honthorst. En tout cas, sa manière est à rapprocher de la leur.


Le début connu de sa carrière, la décennie 1620-1630, dévoile un peintre talentueux qui sait tirer parti des leçons du Caravage et de ses suiveurs. Prenons la Rixe des musiciens, peinte vers 1625, et comparons là au Fils Prodigue de van Honthorst ou à la Diseuse de bonne aventure de Vouet, œuvres respectivement peintes en 1622 et 1620. Impossible d’affirmer, bien au contraire, que Georges de la Tour a vu ses œuvres. Et pourtant comment ne pas remarquer leurs nombreux points communs ?


La Rixe des musiciens, G. de La Tour, 1625-1630, J. Paul Getty Museum

L’œuvre de Vouet, le plus Italien des trois, est aussi la plus fidèle au maître, Caravage. Le cadrage est rapproché, le peintre n’hésite pas à couper le personnage de droite et les figures sont vues à mi-corps. Le jeu des mains et des regards rend la scène dynamique mais le fond est neutre. Le clair-obscur, moins intense toutefois que dans certaines œuvres du Caravage, est très marqué : la gorge de la femme de gauche en est un bon exemple. Enfin le thème lui-même, populaire, profane, est caravagesque.

Au contact des peintres Flamands, la manière de Caravage est adaptée : si l’on retrouve sur le tableau de Guerrit van Honthorst la plupart des caractéristiques précédentes, on peut noter comme différence la source de lumière interne au tableau, ce qui induit un jeu d’ombre encore plus important et une ambiance plus grivoise, moins théâtrale. Et La Tour ? Cette décennie 1620 le place sans doute à la jonction entre ces deux courants. Le thème est une réinterprétation d’un concert classique, comme on en trouve chez Caravage, en une dispute de musicien. Scène qui ne manque pas d’humour à en juger par les deux personnages admoniteurs : l’homme riant à droite et la femme ébahie à l’opposé. Les caractéristiques générales caravagesques sont présentes, excepté sans doute le traitement de la lumière, plus neutre dans cette œuvre.

Le Tricheur à l'as de carreau, G. de La Tour, 1638, Louvre / ©NBousser

Georges de La Tour réalise des commandes pour les bourgeois et la cour de Lorraine, ainsi s’écoulent les décennies 1620 et 1630. Il est déjà un peintre reconnu et célèbre mais ses œuvres les plus fameuses aujourd’hui n’ont pas encore été créées. C’est à cette période faste qu’il peint le Tricheur à l’as de carreau et le Tricheur à l’as de trèfle, ou encore sa Diseuse de bonne aventure. Ces toiles, proches tant dans le thème que dans le style de Caravage montrent les figures oblongues, signature stylistique de La Tour.


L'artiste est cependant rattrapé par les événements et à la sûreté du début du siècle succède une période trouble pour le duché de Lorraine, la Guerre de Trente ans, guerre de religion allemande s’invite en-deçà du Rhin. Les villes sont brûlées, les populations massacrées ou déplacées. Pour La Tour, c’est le temps du séjour à Paris, où il est logé au Louvre et nommé « peintre ordinaire du roi », preuve que son talent a déjà traversé la frontière depuis longtemps.


S’ouvre avec son passage à Paris de 1639-1641 une nouvelle et dernière période stylistique remarquable, qu’il prolongera après son retour en Lorraine et jusqu’à sa mort en 1652. Difficile de ne montrer qu’un tableau pour cette période mais nous invitons le lecteur a aller voir par lui-même les différentes versions de Sainte Madelaine pénitente ou encore le Nouveau-né du musée des Beaux-Arts de Rennes. Marquée par la réaction catholique à la guerre, cette dernière décennie est presque exclusivement faite d’œuvres à thème religieux.

Saint Joseph charpentier, peint vers 1642 et conservé au musée du Louvre montre un charpentier courbé à l’ouvrage avec une vrille, reflétant la pâle lueur d’une bougie dont la flamme éclaire le visage immaculé d’un garçon. Le traitement de l’atmosphère est impressionnant. On comprend que la scène n’est visible que parce que cette bougie est là, qui brûle silencieusement. Elle est la fragile lumière dans les ténèbres. Le message religieux est évident. Mais comment ne pas s’attarder sur l’incroyable rendu de la transparence des doigts de Jésus, lumière de ce monde, ou sur la peau plissée par le labeur de Joseph, proche de celle du saint dans le Crucifiement de saint Pierre par Caravage (1602, Rome, église Santa Maria del Popolo), mais encore plus tragique et contrastée.


Ce n’est plus du Caravage réinventé, cette lumière esseulée dans un monde d’obscurité, ces personnages dont on devine les peines ou la gravité, ces peintures religieuses sous airs de peinture de genre, cette sérénité dramatique c’est du Georges de La Tour. André Malraux écrivait que Caravage et La Tour étaient intimement liés par le génie. Cette courte présentation permet de se rendre compte que, et ce n’est pas une évidence dans l’histoire des artistes, Georges de La Tour a su comprendre le maître sans perdre sa part de créativité et de personnalité.

Le Nouveau-né, G. de La Tour, 1648, MBA Rennes

Murillo, Velasquez et autre Le Nain, "caravagesque", "anonyme"… Voici les attributions qu’on a fait aux œuvres de Georges de La Tour dès la fin du XVIIe siècle. Il est de ces peintres dont la mémoire s’est perdue mais qui ont la bonne fortune d’avoir attiré l’œil de grands historiens de l’art pour les réhabiliter. Pour La Tour, ce sera en premier lieu Herman Voss en 1915, à partir de deux tableaux signés et datés, chose exceptionnelle chez La Tour et qui explique d’ailleurs en partie l’oubli dont il a été victime. L’exposition des peintres de la réalité en 1934, sous l'égide de Paul Jamot et Charles Sterling, puis diverses études et thèses avant 1950, finiront de rendre La Tour à la lumière avant qu’il ne trouve sa juste place, aux côtés des plus grands artistes du Grand Siècle, à la fin du XXe. La vente record (4,3 millions d’euros), le 08 décembre 2020, d’une Fillette au brasier de la main du maître, par la maison Lempertz achève le retour en grâce d’un artiste inconnu il y a un peu plus d’un siècle.


Paul Palayer

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