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Gladiateurs, de Jean-Léon Gérôme à Ridley Scott

Gladiator (2000) est le plus gros succès cinématographique du genre péplum, avec 5 Oscars obtenus dont celui du meilleur film et du meilleur acteur. Ridley Scott, son réalisateur, a expliqué avoir été convaincu par le thème en voyant le tableau Pollice Verso, peint par Jean-Léon Gérôme (1824-1904) en 1872. L’œuvre, exposée à Phoenix (USA), montre un combat de gladiateurs et fut si connue qu’elle a même influencé une certaine vision de l’Antiquité.

Jean-Léon Gérôme inscrit son art dans la lignée de David, soit la recherche d'un équilibre entre esthétisme et naturalisme. Cependant, la peinture de Gérôme se caractérise avant tout par un grand positivisme, c'est-à-dire par la recherche sincère et sérieuse de la réalité. Il fut également sculpteur, et professeur durant quatre décennies à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, ainsi que l’un des peintres officiels les plus en vue de son temps.


Les observateurs et critiques de la période 1860-1880 n’ont de cesse de prévoir la fin de la peinture d’Histoire, genre le plus prestigieux depuis le XVIIe siècle. L’émergence de la photographie et le développement « d’écoles » marginales - comme les Impressionnistes dans les années 1870 - ne parviennent cependant pas à déranger le succès d’un peintre comme Gérôme. Même son art, et Pollice verso en premier lieu, connaît des critiques virulentes. Il lui est reproché, par exemple, de peindre une œuvre qui serait comme une photographie prise dans l’arène à l’époque romaine… Ce qui n’est pas un compliment car derrière la critique de faire un procès-verbal historique, on l'accuse d'ôter à la grande peinture d'Histoire ce qui doit en être l'apanage : l'idéalisation. En somme, il lui est reproché de faire de la peinture de genre à caractère historique et par là de s'éloigner de la vraie peinture d'Histoire.

Mais Jean-Léon Gérôme est au-delà du peintre d’Histoire. Ce qu’on lui reproche est ce qu’il recherche. Il est d’abord historien et archéologue. Il puise dans les découvertes récentes pour représenter avec une précision archéologique l’arme et les armures des gladiateurs autant que dans les sources antiques comme Juvénal pour saisir l’ambiance d’un cirque romain. Comme Caravage, Gérôme saisit l’instant fatidique, l’acmé du drame, la tension entre le bras tendu du suppliant, les vociférations de la foule et la force majestueuse du futur vainqueur donnant un caractère vibrant à la scène. Gérôme ne se détache donc pas complètement de la mise en scène cependant celle-ci ne sert pas un grand récit historique mais simplement un fait divers historique. L'empereur est relégué au second plan et seule sa couronne de laurier le distingue. L'artiste met au contraire son talent au service de la représentation de cinq siècles de gladiature en une seule image. Avec les connaissances du XXIe siècle l'on pourrait amender sa vision mais en son temps, il s'agissait d'une remarquable fresque historique, précise et documentée.

Dans les faits, la vague de critique que soulèvent ces peintures officielles de la fin du XIXe siècle n’a d’égal que leur impact dans l'imagerie populaire et la culture visuelle de l’époque. La toile de Gérôme est en effet une synthèse entre une remarquable analyse archéologique et un peu d’invention spectaculaire. L’ombre projetée par le velum, large toile tendue au-dessus de l’arène pour protéger les spectateurs du soleil, montre la bonne connaissance du sujet par l’artiste. En revanche, si la mort était assez rare dans les combats de gladiateurs qui relevaient plus du théâtre, il est certain que l’arena (sable) teintée de sang et les hurlements à la mort de la foule sont du meilleur effet pour la puissance de la représentation.

L'influence d'une telle oeuvre sur la perception d'un fait historique est importante. Ainsi, même si l’expression « pollice verso » (pouces tournés, doigts tendus) est présente chez Juvénal, les historiens ne sont pas d’accord sur sa signification. C'est bien Gérôme qui lui donne son sens et sa postérité… alors que le public romain ne l’a peut-être jamais utilisé !

De plus, Gérôme avait tout intérêt à peindre un tableau efficace, lisible et remarquable. Il est en effet le gendre du marchand d’art Goupil qui réalise des reproductions de tout format de cette œuvre pour la rendre accessible à tous selon ses moyens et ses connaissances. Ainsi, Gérôme a été bien plus largement diffusé et reconnu que les Impressionnistes au XIXe siècle, et sa popularité était beaucoup plus large.


Mais une telle peinture, se voulant un reflet précis de l'Histoire n'était pas promise à un grand avenir. D'une part parce que les recherches impressionnistes amènent les artistes à se détacher petit à petit du sujet et d'autre part parce que des médias plus efficaces vont apparaître. Ainsi, le court-métrage Néron essayant des poisons sur des esclaves produit par les frères Lumière et réalisé par Georges Hatot en 1896 montre que le cinéma s'empare du sujet historique avec succès. Par conséquent, très populaire de son vivant, Jean-Léon Gérôme tombe rapidement dans l'oubli après sa mort au début du XXe siècle : la peinture ne fut dorénavant plus le médium parfait de la représentation de l'Histoire au profit du cinéma, qui sacrifie souvent le positivisme historique revendiqué par Gérôme pour un visuel spectaculaire exacerbé.


Paul Palayer

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