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Jean Epstein : Filmer le climat

Par Lauriane Haumont


Courant 2023, le festival annuel de l’Histoire de l’art, organisé par l’INHA (l’Institut National de l’Histoire de l’Art) au château de Fontainebleau, dévoilait son thème et sa programmation. Le climat fut mis à l’honneur, et les festivités rassemblaient le temps d’un week-end arts plastiques, histoire et cinéma. À deux pas du cœur battant de l'événement, sous un soleil de plomb, deux représentants de la Cinémathèque française commencent à lire, au beau milieu d’une des salles de projection du cinéma l’Ermitage, leurs bouts de papiers noircis de notes sur le réalisateur Jean Epstein. Double-feature pour cet artiste du début XXe, son Tempestaire (1947) précède L’Or des mers (1932). Deux films emblématiques de sa période bretonne, parce que la thématique du festival oblige ou plutôt facilite, sous le signe du climat. Cette lecture de son œuvre est une lecture comme une autre, qui ne tente pas de l’ériger en défenseur de l’environnement, car soyons un peu honnête, ce serait un tantinet anachronique. Mais cela reste tout de même une lecture qui fait sens. Car s’il fallait attraper l'œuvre de cet emblématique cinéaste par un bout, celui de la représentation du climat ne serait pas avare en bonnes prises. 


Jean Epstein, Chanson d'Ar-mor, 1934. Cinémathèque française

Jean Alfred Epstein, scientifique et cinéaste


Jean Epstein est né en 1897, à Varsovie. Il vit au rythme des différentes migrations de sa mère, trimballé vers la Suisse puis vers le sud de la France, à Lyon, accompagné de sa sœur Marie qui le suit, comme elle aimait le répéter, partout et toujours à la traîne. À la traîne jusqu’au bout, car quand son frère disparaît, en 1953, elle lui survit près de quarante-deux ans, et profite de ces quelques décennies pour faire rayonner le travail de son frère et enrichir les collections de la Cinémathèque française. Car il faut dire que tout au long de la carrière de son frère, elle était là. De la première rencontre avec Blaise Cendrars à la publication de son premier ouvrage en passant par la réalisation de son premier film, Pasteur, à chaque pas, Marie était là. Et lorsque son célèbre frère disparaît, elle continue de le faire survivre, de le faire connaître, reconnaître, redécouvrir même car, on le sait, l’histoire n’a pas été des plus tendres avec les milliers de bobines des premières années du cinéma. C’est d’ailleurs en 2022 qu’un nouveau film de Jean Epstein, considéré comme perdu, a été authentifié, restauré puis projeté, avec le concours du dépôt de la collection Pathé Kok de Pere Tresseras et de la Filmoteca de Catalunya qui a reçu le leg, en plein cœur du quartier du Raval de Barcelone. Ce film, c’est La Montagne Infidèle, réalisé en 1923 sur commande de la société Pathé-Consortium. Il était l’une des pièces manquantes du grand puzzle cinématographique d’Epstein, et probablement l’une de ses pièces les plus importantes. Ce film fantôme est en effet particulièrement important car il a permis au réalisateur de sortir de ses studios chéris pour aller filmer en terre inconnue, en terrain dangereux même, car quoi de plus dangereux que de filmer l’Etna en éruption ? Ce court-métrage documentaire est on ne peut plus formateur pour sa carrière, la preuve en est avec la publication trois ans plus tard de son essai Le Cinématographe vu de l’Etna


Le Cinématographe vu de L’Etna et La Montagne Infidèle


Le 17 janvier 2024, la Filmoteca de Catalunya organise une grande projection événement de La Montagne Infidèle (1923), suivie du documentaire du volcanologue Haroun Tazieff, Les Rendez-vous du Diable (1959). Deux documentaires, sur les volcans, réalisés par de grands fêlés du ciboulot, suivant d’une certaine façon le chemin tracé en 1922 de Robert Flaherty et son Nanouk L’Esquimau. Du réel, certes, mais avec un soupçon de scénario quand même. Car malgré tout, Epstein et son chef opérateur Paul Guichard ne se rendent pas à l’Etna pour une petite promenade de santé. Le volcan fume, gronde, et la caméra est lourde. Le danger est réel, il ne s’invente pas. Le village italien qui le borde est la mine d’or qu’Epstein compte utiliser pour apporter ce petit truc en plus, cette plus-value humaine, cette tension dramatique dont lui seul a le secret. Monté en plusieurs partis sur vingt minutes, l’objectif fixe les épanchements de la lave en cours de solidification, la fumée épaisse qu’on aimerait attraper, les lacs de scories tournoyants, preuve inéluctable qu’un volcan est un sujet on ne peut plus cinégénique. Un motif se dessine dans La Montagne Infidèle, un pattern presque. Ce temps long, ce sens du montage ne montre pas la réalité, ils la font se ressentir. Le crâne en biais, la bouche entrouverte, le corps immobile, la fascination d’Epstein pour les sujets qu’il filme et la plasticité qu’il leur apporte témoignent de ce sentiment qui ne quittera dès lors plus jamais son cinéma et c’est franchement contagieux. Mais c’est bel et bien l’ajout de quelques plans sur le village italien précédemment cité qui fait passer son court métrage à un niveau supérieur. Du tranquille patelin ensoleillé planté à côté d’une hypothèse, d’un danger indésirable au centre des prières, on vire au tragique. Les rues se vident, les échoppes se ferment à double tour et les demandes en mariage patientent. Puis quand revient le calme, la vie reprend et les prières avec. En distillant de l’activité humaine aux flancs d’un volcan, il le dresse en antagoniste, mais il est un antagoniste séduisant. Tellement séduisant que malgré les drames qu’il provoque, on ne se verrait pas quitter son côté. Vivre auprès du danger que ce soit par hérédité, par habitude, par amour, par tradition, est sûrement l’une des thématiques les plus récurrentes du cinéma d’Epstein, atteignant son paroxysme pendant son cycle maritime. 


Jean Epstein face à l'Etna en éruption. Cinémathèque française

Epstein, la Bretagne et les vagues


"Face au déchaînement d’une nature impitoyable, les hommes, malgré la mort omniprésente, luttent et résistent, affirment leur droit de vivre” écrivait Jean Epstein dans sa note d’intention du film Morv’ran, La mer des corbeaux. En 1911, durant son enfance, le réalisateur se rend pour la première fois en Bretagne avec sa famille. C’est du côté des Côtes d’Armor qu’il établit ce contact initial avec la région mais, aussi et surtout, avec la mer. Ce n’est qu’en 1928, noyé par les dettes financières de sa société de production, qu’il renoue véritablement avec ce qui deviendra l’un des motifs emblématiques de son travail, on l’a vu, on l’a dit : la mer. La Bretagne est cette “terre vierge de cinéma” qu’il décide de baptiser avec Finis Terrae, son premier métrage breton. En juillet de la même année, il vient planter sa caméra auprès des goémoniers de l’île d’Ouessant. De nouveau en dehors des studios, il part à la conquête d’une forme de réel dont les contours ne sont pas encore bien dessinés dans sa tête. Mais pour y parvenir, il s’arme de bonnes intentions et d’acteurs non-professionnels. Il va même plus loin en faisant jouer les goémoniers eux-mêmes dans leurs propres rôles, usant de leurs connaissances, de leur expérience, pour faire advenir sa vision du réel, sans oublier les procédés uniques que permettent le cinématographe et le montage. 


En effet, s’il y a bien des choses que l’on ne peut retirer à Jean Epstein, l’une des plus importantes est sans aucun doute sa volonté d'expérimentation avec ce nouvel outil. En bon grand membre du club des théoriciens fondateurs de la pensée cinématographique, il suit à la lettre le mantra en pas de côté du “faites ce que je dis… car je le fais, et ça fonctionne pas mal”. Lorsque l’on parle du cinéma de Jean Epstein, deux choses montent au cerveau assez rapidement : le gros plan et la surimpression. Aussi bien dans sa période studio que dans celle au grand air, ils reviennent inlassablement. “Cet œil, ces doigts, ces lèvres, ce sont déjà des êtres qui possèdent, chacun, ses frontières à lui, ses mouvements, sa vie, sa fin propres. Ils existent par eux-mêmes.” (Jean Epstein, L’Intelligence d’une machine, 1946). La caméra permet de distendre notre perception de la réalité, de marcher en plein dedans, s’en approcher tellement qu’une toute nouvelle peut éclater. Avec la caméra, une grammaire toute neuve a été créée. Mais impossible de créer du réel sans partir du réel. De ce qui est d’abord sensible, visible, pour ensuite “découvrir le vu dans le non-vu, de l’audible dans le non-entendu, du compréhensible dans l’incompris, de l’aimable dans le mal-aimé” (J. Epstein). En repensant à la surpression, dont il était friand, remonte à la surface le souvenir d’une scène dans son film parlant et entièrement en breton ! Chanson d’Ar-mor (1934). Jean-Marie Maudez est un marin sans le sou, fou amoureux d’une riche aristocrate. À bord d’un navire pêcheur, il divague en pensée, observant l’Atlantique qui se fond progressivement dans les traits du visage de sa bien-aimée. Ici, la mer fusionne avec l’amour. L’association de ces deux sujets, car c’est avant tout pour de l’association d’idées que la surimpression est principalement employée, dévoile une émotion qui se passe bien de mots mais clairement pas d’images. Epstein fait dire à l’eau et ses attitudes ce qu’il veut bien dire, mais n’oublie jamais de la considérer comme une intelligence à part entière, un élément indomptable car, selon ses propres mots “la mer possède ses yeux à elle” et “parle” (citations issues de deux cartons du film Morv’ran, La Mer des corbeaux). Aucun étonnement alors face au constat de la présence surabondante de plans de caméra embarqués, subissant les desseins parfois sournois de la mer et du vent. Les plans tanguent au rythme des bateaux brinquebalants. Dans le cinéma d’Epstein, la mer est souvent agitée, signe de mauvais augure, de mort. Les vagues font danser les chaloupes, déséquilibrent les matelots, se brisent sur les digues, tentent d’engloutir les falaises (Le Tempestaire). Mais dans son cinéma, la mer se montre parfois clémente, notamment lorsque les courants charrient des trésors poissonneux ou dorés, que le folklore tente d’apaiser avec ses cristaux, sa magie et sa témérité (Le Tempestaire, encore, et L’or des mers). Dans les films de Jean Epstein, on s’attarde sur la mer, ses mouvements, son langage, ses contacts avec les iliens de Ouessant ou encore de Sein. 


Jean Epstein, Le Tempestaire, 1947. Cinémathèque française.

Dans toutes ces œuvres, baptisées “poèmes bretons”, ce qui frappe c’est la plasticité de la mer, la matérialité du vent, des éléments, du climat breton. Les rafales sont visibles, épaisses, elles feraient presque trembler les cheveux des spectateurs·ices. Le vent souffle dans les voiles des bateaux, dans les pantalons des marins, dans le drapé des robes des iliennes, il gonfle les vêtements étendus sur les tancarvilles, il agite et hache la mer, remue les courant, déplace l’écume. Epstein s’amuse même avec la focale pour distendre ses images, les arrondir, les faire épouser la forme du vent. Il accentue son effet en agitant son espace et ses sujets. Les hommes agrippent leurs vestes et leurs casquettes qui manquent de s’envoler, les flaques se dispersent par ondes, tout le monde déguerpit avec hâte, le vent est là. Dans la tension, dans le danger provoqué par le vent et la mer, la caméra ne fuit pas. Elle capture le mouvement, celui des habitants qui courent et s’enfuient se réfugier, celui des vagues qui tentent d’envahir la terre. Et ce n’est certainement pas une grosse vague qui s'écrase un poil trop près de la caméra qui la fera fuir. Elle reste, observe ce cruel et dangereux spectacle, à ce niveau-là c’est presque un grand cadeau qu’on nous fait. La force du cinéma de Jean Epstein c’est de tourner en extérieur, suivre son scénario tout en exploitant les conditions climatiques qui s’imposent à lui. Même dans la fiction, le documentaire survient, et le documentaire climatique rejoint tout ça. 


Mais après la tempête, vous connaissez le dicton. Et dans l'œuvre d’Epstein, tout est affaire de mouvement et de transformation. Tout est affaire de temps et de sensation, même. Sous l’austérité souvent décrite de ses films maritimes, se cachent en réalité des expérimentations techniques, quasiment métaphysiques mais aussi temporelles. Revenons un temps sur son obsession du gros plan, voici ce qu’il a pu en dire : “Ainsi le gros plan fut, pour le cinéma, le pas d’un progrès immense, en inaugurant la microscopie du mouvement exterieur et en étendant le pouvoir de figuration du nouveau langage au domaine des mouvements intérieurs, des mouvement de l’esprit. Grâce au gros plan, les films cessèrent de ne pouvoir raconter que des courses d’obstacles et reçurent la faculté de dépeindre aussi une évolution du psychologique” (J. Epstein, “Rapidité et fatigue de l’homme-spectateur”, Mercure de France, 1er Novembre 1949). Au-delà du simple gros plan permettant de faire basculer le cinématographe à un niveau différent, l’apport de son idée du montage, dont les laudateurs ne se comptent clairement plus, participe de cette quête d’une nouvelle réalité. Ici une réalité maritime mais ç’aurait pu être bien d’autres choses. Et grâce au montage, une chose est bel et bien possible : contrôler le temps. Et ce à plusieurs niveaux. “Si l’on fait varier le temps, un objet devient un événement” disait-il déjà en 1928, bien décidé à ralentir ou inverser le temps des images de ses propres films. Contrôler le temps-durée, c’est fait. Contrôler le temps-climat, il s’y tente également en exploitant la légende des tempestaires, ces personnes capables d’avoir une influence sur les phénomènes météorologiques par magie (Le Tempestaire, 1947). Mais son contrôle du temps s’étend en fait bien au-delà. En explorant des territoires aux conditions mouvementées, en perpétuelle transition (l’Etna d’abord, la Bretagne ensuite), il capture avec un œil quasi ethnographique un territoire à un moment précis, avec des tracés qui n’auront de cesse de se modifier.  


L’excellent documentaire de James June Schneider, Jean Epstein, Young Oceans of Cinema, nous fait partir sur les traces des lieux de tournages bretons du cinéaste. Agrémenté d’entretiens avec Marie Epstein ou encore Jean Rouch, on nous donne à voir de très belles reconstitutions de plans des films d’Epstein. Une sorte d’avant/après séparant les productions du cinéaste et du documentaire de plusieurs décennies (la période des poèmes bretons s’étant étendue de 1929 à 1948, et le documentaire datant de 2011). Les goémoniers sont devenus de vagues souvenirs, deux générations séparent les acteurs·rices des films de leurs descendants et les reliefs ont quelque peu bougé. Les chaloupes, les casquettes et les chapelets sont posés sur les buffets à vaisselle de ces nouvelles générations d’îlien·ne·s et le temps où Jean Epstein et son acolyte du coin, François Morin, capturaient leur quotidien, documentaient leurs activités et la cohabitation avec la mer et ses vents turbulents, bien loin. Son approche docu-fiction, maintenant que plus de quatre-vingts-dix ans nous séparent de Finis Terrae, a permis d’avoir bien plus que des images d’Ouessant, de l’île de Sein, de Belle-île-en-Mer ou encore des phares de la pointe de la Bretagne. 


Entre ces hommes et leur roc il y a un lien mystérieux. La gaieté de la vie est irrépressible.” (issue d’un carton de Morv’ran, La Mer des Corbeaux) C’est un lien qui unit un groupe à un territoire, quoiqu’il en coûte, quelle que soit la difficulté à y survivre, quelle que soit l’hostilité de son climat. Un groupe particulier, à un moment donné, dans un contexte climatique précis, qui par le truchement du cinéma et d’un œil avisé, d’un scénario ciselé, d’un montage calibré, dévoile sa réalité. 


 

Sources : 


  • Jean Epstein, Young Oceans of Cinema, James June Schneider, 2011


  • extraits Le cinéma du diable, Jean Epstein 

  • extraits L’intelligence d’une machine, Jean Epstein 

  • extraits Le cinématographe vu de l’Etna, Jean Epstein 


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