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Jeanne Toussaint ou la « Panthère » de Cartier


En 1933, Louis Cartier confie à Jeanne Toussaint la direction artistique de sa maison de joaillerie parisienne. Déterminée, audacieuse et irrésistible, cette roturière devenue cocotte va se hisser à la tête de la prestigieuse entreprise et devenir l’une des plus grandes joaillères françaises. Sa créativité et sa personnalité donnent naissance à un style singulier, un style « Jeanne Toussaint », un bestiaire même… Allégorie de son indépendance et de sa force féline, la panthère devient pour elle une sorte d’animal-totem et, plus largement, l’un des symboles les plus évocateurs de la maison Cartier.


Cecil Beaton, Portrait de Jeanne Toussaint, 1962 © The Cecil Beaton Studio Archives.

Jeanne Toussaint est née en 1887 à Charleroi. Fille de dentellière, la petite Jeanne grandit dans un milieu modeste. Avec sa grande sœur Charlotte, elle partage le souhait de quitter la Belgique pour une vie meilleure. Le départ de Charlotte pour Paris est une étape douloureuse dans la jeunesse de Jeanne. Retrouvant finalement sa sœur, elle découvre les lieux de fête et l’effervescence des nuits parisiennes. Sa liaison avec le comte Pierre de Quinsonas l’introduit aux plaisirs du luxe et des mondanités. Mais malgré l’amour fou que lui porte le comte, celui-ci ne peut fuir sa condition sociale et sous la pression de sa famille, renonce à l'épouser.

Paul-César Helleu, Portrait de Jeanne Toussaint, c. 1910

Au début du XXe siècle, les deux sœurs deviennent des demi-mondaines très réputées : de « grandes horizontales ». Leur succès auprès de la gente masculine leur assure une stabilité matérielle. Elles reçoivent de nombreux bijoux et autres cadeaux précieux. Dans le bouillonnement des années folles, la sulfureuse Jeanne ne passe pas inaperçue. Avec ses tenues originales, un pyjama de soie, des bottes tatares rouges et des colliers de perles en cascade, elle séduit le milieu artistique parisien. Les peintres trouvent en elle une muse à la beauté mystérieuse et saisissante.

En référence à son fort caractère, Charlotte appelle sa sœur « Pan-Pan » : un surnom qui peut sembler prémonitoire pour la suite de l’histoire…


Atelier de Nadar, Portrait de Louis Cartier, 1898, Paris © Ministère de la Culture – Médiathèque de l’architecture et du patrimoine

Les histoires d’amour s’enchaînent de manière passionnée et chaotique. L’origine sociale de Jeanne et sa réputation de cocotte sont un frein à son entrée dans la haute société. Un soir chez Maxim’s, elle fait la rencontre de Louis Cartier (1875-1942). Figure charismatique aux yeux clairs et à la fine moustache, le charme opère sur Jeanne. Louis appartient à la dynastie Cartier. La Maison a été fondée en 1847 par Louis-François Cartier (1819-1904) qui rachète l’atelier de joaillerie de son maître Adolphe Picard, rue Montorgueil (2e arr.). Au milieu du XIXe siècle, après le déménagement de l’atelier-boutique Place du Palais-Royal, l’entreprise ne cesse de croître et séduit une clientèle aisée en quête d’objets luxueux et raffinés. La Maison Cartier connaît alors un succès international et reçoit la protection de la famille impériale. Louis-François Cartier s’associe en 1872 avec son fils Alfred (1841-1925). Ce dernier confiera plus tard la direction de l’entreprise familiale à Louis et ses deux frères, Pierre et Jacques.

Le potentiel créatif de Jeanne est vite remarqué par Louis. Elle est originale et visionnaire. Il l’embauche au département des sacs et accessoires. Ses créations s’ornent de broderies, de perles, d’éléments d’orfèvrerie et forment de véritables bijoux. Ses idées sont éclatantes. Elle fréquente alors le baron Pierre Hély d'Oissel (1887-1959). Cependant, toujours rattrapée par son origine sociale, Jeanne est rejetée par la famille de ses prétendants. Sa liaison avec Louis Cartier est également interrompue pour sauvegarder la bonne réputation de la famille. Elle sera finalement épousée par Pierre Hély d’Oissel en 1954 et deviendra baronne (la mère du baron étant décédée et ne pouvant plus s’immiscer dans leur relation).


Cartier Paris, Collier « hindou », Platine, or, diamants, saphirs, émeraudes, rubis. Commande spéciale de Daisy Fellowes en 1936, modifiée à la demande de sa fille, la comtesse de Castéja, en 1963. Collection Cartier © Cartier

Malgré leur séparation, Louis portera toujours une grande admiration à Jeanne, au point de lui confier la direction de l’entreprise au début des années 1930. La Maison Cartier entre alors dans une nouvelle ère, marquée par la modernité et l’innovation de Jeanne. Elle ne dessine pas mais possède l’art de raconter ses idées à son dessinateur Peter Lemarchand. Comme présenté jusqu’au 20 février 2022 dans l’exposition Cartier et les arts de l’Islam au musée des Arts décoratifs de Paris, l’arrivée de Jeanne Toussaint au sein de la maison de joaillerie amène une fantaisie nouvelle. Collectionneuse de bijoux indiens, ses créations sont largement influencées par les techniques et le répertoire de formes indiens. À ses bijoux asiatiques, la maison Cartier emprunte la taille et la gravure dans les pierres de motifs floraux. Dans l’Inde moghole, ces pierres étaient souvent incrustées. Les ateliers démontent, puis remontent les bijoux, les transforment parfois. Les idées de Jeanne sont audacieuses. Elle intègre au répertoire de la Maison Cartier de nouveaux bijoux très en volume. Les pierres précieuses sont taillées en boule et s’accumulent en grappes abondantes. Jeanne ose aussi de nouvelles associations de couleurs. Dans les années 1940, elle mélange le mauve de l’améthyste au turquoise, au vert de l’émeraude et au corail. Les bijoux « Tutti Frutti » multicolores naissent de cette inspiration indienne.


Un autre motif essentiel se répand durant les années Jeanne Toussaint. Surnommée « La Panthère », le félin devient sa signature. Celle de sa détermination et d’une féminité affirmée. L’animal existait déjà dans le répertoire de forme de la Maison Cartier. Il apparaît par petites touches avant la Première Guerre mondiale sous la forme d’un pelage, mélange d’onyx et de diamants.

Cartier, Montre-bracelet, premier décor « taches de panthère », 1914, onyx, diamants © Archives Cartier
Cartier, Broche Panthère, félin tacheté d'onyx sur cabochon émeraude. Commande de la duchesse de Windsor en 1948.
Cartier, Broche Panthère pour la duchesse de Windsor, Platine, or blanc, diamants, saphirs, 1949. Rachetée par Cartier pour sa collection en 1987.

Ce n’est qu’au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale que Jeanne Toussaint fait transformer la panthère en volume. En 1948, elle apparaît pour la première fois en trois dimensions sur une broche, montée sur un cabochon d'émeraude, comme prête à bondir. L’année suivante, elle ressurgit sur d’autres bijoux puis ne cesse de revenir sur les créations, comme un leitmotiv.

Jusqu’aux années 1970, Jeanne Toussaint révolutionne les codes de la Maison Cartier, laissant avec son félin joaillier une empreinte éternelle : la panthère de Jeanne, Jeanne la panthère.



Margaux Granier-Weber

 

Pour aller plus loin :

Stéphanie des Horts, La panthère : le fabuleux roman de Jeanne Toussaint, joaillière des rois, Paris, 2010.





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