Dans la boutique feutrée du maître parfumeur régnait une effervescence olfactive, mélange d’agrumes, de musc, de muscade, de lys blanc et d’ambre gris. Les dames s’y pressaient pour découvrir les nouvelles senteurs à la mode, se montraient, se pavanaient, se « mettaient au parfum ». Le battement régulier des éventails faisait valser les effluves en un tourbillon entêtant. Outre les papiers à lettres parfumés à la rose, les porte-encens et les coussinets garnis de fleurs séchées, il était alors possible de se procurer une somptueuse paire de gants parfumés…
Tissés, de taffetas de soie, de velours, de dentelle, de toile, de peau de veau, de cerf, de chèvre, de basane ; fourrés de martre, de menu vair, de dos de gris, de lièvre blanc ; ornés de franges et de rubans, brodés d’or et d’argent, festonnés, ruchés, tailladés, plissés…le vocabulaire ne manque pas pour décrire la richesse du gant, qualifié d’accessoire, et pourtant, élément essentiel du costume durant des siècles. L’iconographie et l’historiographie très fournies du gant attestent de son usage dès les temps les plus anciens. Dans la Genèse, il est déjà fait mention d’une peau de chevreau dans laquelle Rebecca enveloppa les mains d’Ésaü. La mythologie gréco-romaine associe quant à elle l’apparition du gant à la déesse de l’Amour qui en aurait armé sa main.
Tout depuis ce temps-là, la fille de la mer,
Venus au front riant, sa main voulut armer
Contre chardons, et ronces, et piquantes espines.
Elle fit coudre adonc de leurs esguiles fines,
Aux Graces au nud corps, un cuir à la façon
De ses mains, pour après les y mettre en prison.
Les trois Charitez, sœurs à la flottante tresse,
En usèrent après ainsi que leur maistresse.
Voilà comment Venus nous inventa les gands,
Lesquels furent depuis communs à toutes gens,
Non pas du premier coup : les seulles damoiselles
Long espace de temps en portèrent comme elles.
Depuis, les puissans roys s’en servirent ainsi,
Et puis toute leur court, puis tout le peuple aussi.
Jean Godard, Le Gan, 1588
Son adoption comme élément de parure est vraisemblablement aussi ancienne, les Gallo-romains chrétiens y renonçant, par exemple, au moment de leur entrée dans les ordres. Au fil des époques, la symbolique et les codifications du gant ne cessent d’évoluer, de s’inverser, de se contredire : signe de pouvoir et d’autorité, composant de l’habit liturgique, intégré au culte, marque de propriété, de gratification, de dévotion, présent diplomatique ou encore instrument de séduction.
La fonction utilitaire originelle du gant n’en reste pas moins vivante. Ainsi protégée des injures de l’air et du soleil, prémunie des rougeurs, engelures et autres gerçures, la main gantée conserve sa pâleur, gage d’une existence sans labeur. Les centaines de paires de gants relevées dans les inventaires après décès attestent d’une véritable obsession aristocratique pour la blancheur la plus pure. Dès le milieu du XIVe siècle, quelques cent dix paires à l’usage de Monsieur le Dauphin sont dénombrées dans les comptes de l’argenterie royale. Participant du soin de la main, le gant enveloppe la peau d’onguents et façonne ses volumes pour la rendre plus délicate.
Face à la demande croissante, l’activité de la ganterie ne cesse de progresser. Pour pallier l’odeur désagréable des peaux, les gants sont parfumés de camphre, de céruse, de cèdre ou de storax. Au Moyen Âge, les essences odorantes ont souvent une fonction utilitaire. En période d’épidémie, elles sont particulièrement réputées pour éloigner les miasmes et employées comme remède contre la maladie et la contagion.
Très vite, l’intérêt pour les odeurs dépasse les préoccupations purement hygiénistes et se développe pour le simple plaisir du nez. De nouvelles matières importées entrent dans la composition des parfums et les diversifient davantage. À la fin du XVIe siècle, les gants d’un certain marquis de Frangipani, parfumés d’un mélange à base de fleur d’oranger, connaissent un grand succès. Peu à peu, les gants odoriférants les plus en vogue portent le nom de leur inventeur ou de leur senteur principale : gants à la Frangipane, à la Phyllis ou à la Néroli.
Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, l’intérêt grandissant pour la chose du parfum se manifeste encore dans la multiplication des objets de senteur, pastilles, sachets ou coussins de pots-pourris proposés par les marchands-merciers. Des meubles de toilette se dotent de petits compartiments pour y loger les flacons d’eaux florales ; les fontaines à parfums, prenant la forme de vases montés, déversent le liquide parfumé par un petit robinet dans un bassin pour y plonger les mains, tandis que des cassolettes servant de brasiers dégagent des nuages de vapeurs odoriférantes.
Au même titre que les soins vestimentaires et corporels, l’art de se parfumer intègre le rituel de la toilette et complète la parade du courtisan, qui s’annonce par son odeur. Davantage liée à la représentation de soi que par réel souci d’hygiène – quant à elle relativement sommaire –, la maîtrise des odeurs laisse deviner une personne soignée et de goût.
Symbole d’un mode de vie oisif, reflet de la légèreté de l’esprit curial français, et pourtant sujet des plus sérieux, le parfum inspire de nombreux traités qui rejoignent l’abondante production de littérature cosmétologique. Des manuels de recettes, tel le Parfumeur français qui enseigne toutes les manières de tirer les odeurs des fleurs et à faire toutes sortes de compositions de parfums publié par le maître parfumeur Simon Barbe en 1693, distillent de précieux conseils pour s’essayer à la fabrication de sa propre fragrance, pour parfumer son intérieur ou encore son linge. Les poudres, pommades, eaux de senteur, savonnettes et… les gants, sont ainsi abordés. Le lecteur y apprend comment laver, frotter, sécher, broyer le benjoin, le styrax, le calame aromatique, les roses sèches et autre jonc odorant.
Comme toute fantaisie excessive attirant la critique, les fortes odeurs dispensées sur les gants, mais aussi sur les autres accessoires, perruques, linges et mouchoirs, attisent les foudres des auteurs satiriques. De même que les visages par trop grimés de poudres et de fards, l’usage abusif de parfum éveille les soupçons. Les porteurs du gant de senteur se voient accuser de tromperie ou de dissimuler une quelconque malpropreté. D’autres leur portent un regard méfiant se souvenant de quelques affaires de gants empoisonnés.
Il entra là-dessus des dames dans ma chambre ;
Le gant de Martial, l’éventail chargé d’ambre,
Exhalèrent dans l’air une excellente odeur :
Mon pauvre bel-esprit en changea de couleur.
Je suis bien malheureux qu’à l’abord de ces belles
Leur parfum m’ait causé des syncopes mortelles.
Paul Scarron
Dans ces vers, Scarron fait référence à un certain Martial, connu comme marchand-mercier. Ce « marchand de tout, faiseur de rien », ayant exercé durant la seconde moitié du XVIIe siècle, fut particulièrement réputé pour ses gants parfumés, bien qu’il n’ait jamais appartenu à la corporation des gantiers-parfumeurs. Avant l’adoption de leurs statuts définitifs en 1656, définissant clairement les prérogatives du métier, les gantiers partageaient avec d’autres professionnels, tels que les apothicaires, les distillateurs et les marchands-merciers, le marché des produits parfumés. Les premiers statuts du métier de gantier, établis en 1357, sont révisés à plusieurs reprises, jusqu’à l’adoption de la dénomination officielle de « gantier-parfumeur » en 1582. L’artisan accède au rang de maître-gantier après quatre années d’apprentissage, suivies de trois de compagnonnage, elles-mêmes sanctionnées par la réalisation d’un « chef-d’œuvre ». Au milieu du XVIIe siècle, les maîtres gantiers-parfumeurs obtiennent le monopole de la fabrication des gants parfumés, remportant la bataille juridique qui les opposait aux merciers. Ces derniers seront néanmoins toujours autorisés à vendre les gants fournis par les gantiers.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le gant parfumé connaît ainsi ses heures de gloire. Support de toutes les fantaisies, cet intime de la main devient un accessoire prisé dont plusieurs corps de métier s’arrachent le monopole. Symbole de la « main blanche », le gant fastueux, en peau ou en fourrure, sera finalement rejeté à la Révolution qui lui préférera la toile imprimée ou brodée, avant de connaître encore de multiples variations jusqu’à nos jours.
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