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L'exubérante marquise Casati, muse et mécène


Giovanni Boldini, La marchesa Luisa Casati con un levriero (La marquise Casati avec un lévrier), 1908, huile sur toile, collection particulière

À la fin des années 1950, une silhouette décharnée plonge ses longs bras osseux dans les poubelles londoniennes pour y glaner quelques moyens de subsister. Pourtant cette ombre grêle, au visage diaphane masqué d’un voile et aux grands yeux cernés de noir, figurait parmi les femmes les plus éblouissantes du début du siècle. Immortalisée dans toute sa splendeur par le portraitiste mondain Giovanni Boldini, la marquise Luisa Casati pose là, un lévrier en laisse, immense et ensorcelante.

Née à Milan de l’union du comte Alberto von Amann et de son épouse Louisa Bressi en 1881, la belle Luisa Adele Rosa Maria se retrouve précocement orpheline et héritière d’une des plus grandes fortunes d’Italie. Cette richesse fait de Luisa et de sa sœur aînée deux partis très convoités en fiançailles. En 1900, Luisa épouse le marquis Camillo Casati Sempra di Soncino dont elle revêt le titre. Très tôt, la jeune femme rêve de grandeur et son inflexion pour le luxe prend une tournure de plus en plus spectaculaire. Propriétaire de palais fabuleux, organisatrice de bals étourdissants, rivalisant d’excentricités, la marquise Casati devient la reine de la démesure. C’est ainsi que le peintre et illustrateur italien, parmi les plus réputés au début du XXème siècle à Paris et à Londres, fige les traits de ce tempérament original versé dans le faste. Sous le pinceau virevoltant de Boldini, la marquise se dresse, majestueuse et déterminée à marquer son siècle, avec son regard de jais pénétrant.


La silhouette est celle d’une époque, filiforme et apprêtée, bercée par les grandes maisons de la haute couture tout juste naissante de Charles Frederick Worth, Paul Poiret ou Jacques Doucet. La ligne sinueuse, fermement corsetée, fait valoir la finesse de la taille et la poitrine projetée, et résonne dans la noblesse et l’élongation de l’animal. Encadré par un imposant chapeau emplumé, caractéristique autour de 1910, et d’un col de fourrure noire, le visage pâle de la marquise et l’éclat de la main gantée jaillissent de cet amoncellement d’étoffes.


Giovanni Boldini, La marchesa Luisa Casati con penne di pavone (La marquise Casati avec des plumes de paon), 1914, huile sur toile, Rome, Galerie nationale d’Art moderne et contemporain

Le goût pour les belles toilettes devient l’occasion des premières excentricités : robe de damas vert, immenses chapeaux coiffés de plumes de perroquet, macaque porté sur l’épaule, boa opulent ou serpents en guise de colliers… La marquise commence par se couper les cheveux et les teint en rouge, fume de longues cigarettes et boit du whisky. Le décorum qui l’entoure s’harmonise parfaitement avec son image. Ses villas se parent d’objets insolites, de chats siamois et d’animaux exotiques.

En quelques années, la marquise a acquis plusieurs demeures d’exception à l’instar du Palazzo Venier dei Leoni au bord du Grand Canal vénitien ou du Palais Rose au Vésinet (ancienne demeure du dandy Robert de Montesquiou – à ne pas confondre avec le Palais Rose de l’avenue Foch, résidence de Boni de Castellane), réplique du Grand Trianon de Versailles. Dans ces lieux somptueux s’élaborent des fêtes éclatantes parmi les plus courues de l’époque, illuminées par des banquets orgiaques et des chandeliers irradiants et où le champagne coule à flot. La marquise n’hésite pas à investir la place Saint-Marc le temps d’une soirée, offrant aux habitants vénitiens juchés sur leur terrasse un spectacle grandiose. Ce soir-là, Luisa surgit d’une gondole tapissée d’orchidées, entièrement vêtue d’or, accueillie par des serviteurs en livrée et perruque blanche.


Les invités doivent quant à eux redoubler d'inventivité pour faire honneur à la marquise lorsqu’ils font leur entrée, comme défilant sur une scène. Illuminés par les bougies noires lors du grand bal costumé de 1927, les costumes incroyables se succèdent en procession. La duchesse de Gonzague arrive sous les traits de Marie-Antoinette tandis que la duchesse de Gramont apparaît dans un sarcophage soutenu par quatre esclaves égyptiens, et la marquise dans un costume du comte de Cagliostro. Durant la fête, la Casati parade parmi ses hôtes, deux guépards tenus en laisse turquoise. D’autres rapportent qu’installée au Ritz, elle sillonnait déjà la place Vendôme accompagnée d’un bébé crocodile. Jusqu’à détrôner la Divine Sarah Bernhardt dans ses extravagances, Luisa Casati fait preuve d’une imagination sans borne. Au milieu des années 1910, lasse de se rendre à certaines réceptions, elle fait envoyer sur une chaise à porteur un mannequin de cire porteur de ses traits sur lequel elle colle ses propres cils et l’habille de créations de Paul Poiret…

Man Ray, Luisa Casati, 1922, positif argentique sur plaque de verre, Paris, Musée national d’art moderne-Centre Pompidou

Les fêtes de la Casati réunissent aristocrates, intellectuels, poètes et artistes. En 1903, elle entame une liaison avec l’écrivain Gabriele d’Annunzio, séduite par leur originalité mutuelle. L’art et la littérature sont au cœur des discussions et la marquise se fait inévitablement mécène. Les photographes Man Ray, Adolf de Meyer et Cecil Beaton côtoient les futuristes Filippo Tommaso Marinetti, Umberto Boccioni ou encore Giacomo Balla. La marquise les fascine et devient la muse des peintres mais aussi des couturiers et illustrateurs de mode Mariano Fortuny, Léon Bakst, Erté, René Lalique.




Outre une robe cubiste commandée à Pablo Picasso, la Casati soutient les avant-gardes florissant en ce début de siècle. Éprise de son image tel un Narcisse, elle entend bien la perpétuer en commandant de nombreux portraits d’elle. L’Américaine Romaine Brooks la représente nue sous une grande cape noire et le peintre Kees van Dongen fixe sa mémoire à plusieurs reprises (ils seront aussi amants).


Romaine Brooks, La marquise Casati, 1920
Augustus John, Marchesa Casati, 1919, huile sur toile, Canada, Art Gallery of Ontario
Adolf de Meyer, Perles avec Luisa Casati, 1912, Archives Adolf de Meyer

Le caractère et le train de vie dispendieux de la marquise commencent néanmoins à attiser les bavardages. Ses fêtes, lieux de débauche, ne tardent pas à faire jaser. On attribue sa silhouette gracile à un régime composé de champagne, de liqueurs, de viande crue et Luisa se plaît à entretenir les rumeurs. Bientôt la ruine se profile, les dettes s’accumulent (25 millions de dollars), la gloire laisse place à la déchéance. Poursuivie par ses créanciers, condamnée à la prison, Luisa Casati voit liquider ses biens sous le marteau impitoyable de la salle des ventes. Alors prise de délires paranoïaques et se sentant possédée par des esprits maléfiques, celle qui étincelait d’une aura éclatante se voit contrainte à une vie d’errance, aidée par quelques peintres autrefois mécénés.



En 1957, la vieille marquise déchue s’éteint à Londres dans la misère. Dans son cercueil, un fidèle déposera une paire de faux cils et un lys blanc qu’elle avait jadis pris pour emblème.


Margaux Granier-Weber


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