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[2/3] La Critique d’art au XVIIIe siècle ou l'influence d'un genre naissant sur le goût d'une époque

Par Célia De Saint Riquier


Partie 2 : La Critique dans les débats esthétiques

Dans la première partie de cette série, nous avons abordé la critique sous l’angle d’un art du siècle. L’article d’aujourd’hui étudiera l’implication de la critique dans les débats esthétiques, allant parfois jusqu’à faire évoluer le goût de son époque.

La critique prend position dans les débats esthétiques et rentre parfois en conflit avec les préceptes même de l’Académie royale ou avec le goût des puissants. Si la querelle du coloris se cristallise au début du XVIIIème siècle (par un succès du parti des Rubénistes, dont l’œuvre parfois considérée comme la consécration des coloristes est le Pèlerinage à l’île de Cythère de Watteau, 1717, Louvre), d’autres débats prennent une grande importance et sont attisés par les publications des critiques d’art.


Jean-Baptiste Greuze, L’Empereur Sévère reproche à Caracalla, son fils, d’avoir voulu l’assassiner, 1769, huile sur toile, 124 x 160 cm, Paris, musée du Louvre

La Hiérarchie des genres

La question des genres est un sujet épineux dès le XVIIème siècle et le devient encore plus au XVIIIème siècle. C’est avant tout un débat de l’Académie. Les genres de la peinture y sont hiérarchisés : situées tout en haut se trouvent les grandes peintures d’histoire et les allégories. Les genres mineurs sont ceux des portraits, des scènes de genre, des paysages et des natures mortes. L’Académie reçoit les artistes selon ces spécialisations (Greuze sera par exemple reçu en tant que peintre de genre en 1769 avec L’Empereur Sévère reproche à Caracalla, son fils, d’avoir voulu l’assassiner, et non pas en peintre d’histoire, ce à quoi il aspirait. Il se détournera alors de ce genre prestigieux).

Au XVIIème siècle, les peintures des Provinces-Unies et des Flandres arrivent sur les marchés d’art français. Parmi eux, les natures mortes et scènes de genres ont un succès immédiat auprès des collectionneurs, poussant les artistes français de la fin du siècle non seulement à les imiter, mais aussi à se spécialiser dans ces types de peintures. Le XVIIIème siècle voit des artistes s’affirmer spécialistes de ces genres dits mineurs et y exceller, à l’instar de Chardin ou de Greuze, ou même d’Oudry (qui se spécialise dans les scènes de chasses royales et les représentations des chiens royaux avec le gibier fraîchement capturé). La critique ne tarit pas d’éloges pour ces artistes, allant même jusqu’à élever le genre au rang de la peinture d’histoire :

« La peinture de genre a presque toutes les difficultés de la peinture historique […] nous montrant des choses plus connues et plus familières, elle a plus de juges et de meilleurs juges » (Diderot, Salon de 1761).

Jean-Baptiste Siméon Chardin, Le Bocal d’olives, 1760, présenté au Salon de la Jeunesse, huile sur toile, Paris, musée du Louvre

Dans son compte-rendu du Salon de 1763, l’auteur de l’Encyclopédie loue plusieurs tableaux de Chardin, notamment le Bocal d’olives (1760, musée du Louvre) :

« Ô Chardin! Ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile. » Denis Diderot, Salon de 1763

La reconnaissance est totale pour ces artistes. S’ils ne sont pas vus comme égaux aux peintres d’histoires, leurs tableaux restent des trésors à posséder, et on retrouve des tableaux de Chardin dans la plupart des cours européennes. Si le XVIIIème siècle n’est pas celui de l’égalité des genres picturaux, la critique participe tout de même à la suppression progressive entre arts mineurs et arts majeurs qui atteindra son apogée au siècle suivant, avec les courants réaliste, naturaliste, impressionniste.


Jean-Marc Nattier, Madame Henriette en Flore, 1745, huile sur toile, 104 x 141 cm, Versailles, château

Parallèlement à ce développement, la peinture d’histoire est remise en avant au XVIIIème siècle justement pour l’élever au-dessus de la peinture de genre qui gagne commandes et succès. L’Etat va même organiser deux concours de peinture d’histoire pour lui redonner ses honneurs : le premier en 1727, le second en 1747. Certains critiques se font virulents : La Font de Saint-Yenne, dans ses Réflexions sur l’état présent de la peinture en France (1747), critique la place accordée à la peinture d’histoire dans les intérieurs qui selon lui est cantonnée « en dessus de portes ». Beaucoup de tableaux étaient en effet accrochés sur les dessus de portes des grandes demeures françaises. Nous pouvons citer ainsi le portrait allégorique de Madame Henriette en Flore par Nattier qui prenait place au-dessus de la porte de la chambre du roi à Versailles. Par cet emplacement, La Font de Saint-Yenne dénonce une forme de perte de l’essence même du tableau d’histoire, à savoir sa prestance. Son ouvrage a tant d’importance que le Salon de 1749 est annulé.

François Boucher, L’Enlèvement d’Europe, 1747, huile sur toile, 160 x 193 cm, Paris, musée du Louvre ©NicolasBousser

Le concours de 1747 est remporté par l’Enlèvement d’Europe de Boucher, ce qui suscite de vives critiques, et laisse percevoir l’échec de la tentative du directeur général des bâtiments du roi – Charles-François-Paul Le Normant de Tournehem à l’époque – de dissocier la peinture d’histoire des scènes galantes. Si Denis Diderot se reconnait d’abord charmé par les univers galants de Boucher : « On en sent toute l’absurdité ; avec tout cela on ne saurait quitter le tableau. Il vous attache. On y revient. » (Salon de 1761), il devient rapidement très virulent envers sa manière : « La dégradation du goût, de la couleur, de la composition, des caractères, de l'expression, du dessin, a suivi pas à pas la dégradation des mœurs » (Salon de 1765). Il s’oppose ainsi frontalement au gout de Madame de Pompadour et du roi qui commandent à Boucher de nombreuses œuvres, notamment le Lever et le Coucher du Soleil (1742, Wallace Collection, cartons pour en faire des tapisseries). Les auteurs lui reprochent aussi la redondance de son œuvre ainsi que l’absence d’évolution dans son style tout au long de sa carrière.

La critique d’art au XVIIIème siècle prend donc les armes contre la doctrine de l’Académie ; remettant à l’honneur les artistes dévalorisés et détraquant les artistes favoris de l’institution et du roi lui-même. La critique des peintures galantes au détriment des peintures plus épiques est à mettre en lien avec une critique plus générale de la décoration au détriment du fond, qui se retrouvera notamment dans le débat entre rocaille et néoclassique.


Juste-Aurèle Meissonnier, Projet de surtout de table (aujourd’hui détruit) et de deux terrines (Cleveland Museum of Art et Collection privée), 1742-1748, New York, Cooper Hewitt Museum

Du rocaille au néoclassicisme

Déjà existante dans la littérature dès la fin du XVIIème siècle (avec Boileau et Perrault), la querelle entre les Anciens et les Modernes prend une nouvelle tournure au XVIIIème siècle dans les arts picturaux avec l’opposition entre rocaille et néoclassicisme. L’occasion pour les hommes de lettres de prendre position. Montesquieu était partisan de la rocaille. Dans L’Éloge du Goût, publié en 1754, il explique que « l’âme aime la symétrie mais aime aussi le contraste », se rapportant ainsi au refus de la symétrie de ce nouveau goût. Dans la même lignée, il vante le principe de surprise dans l'art, principe maître de la rocaille. Les chantournements rocailles ont un grand succès, notamment à l’étranger. Ainsi, la tsarine Catherine II de Russie réussit à récupérer le Surtout de table et les deux Terrines de Meissonnier destinées à l'origine au Duc de Kingston (commande passée en 1731). Mais la rocaille est loin de plaire de manière unanime. Voltaire condamna à maintes reprises la rocaille, notamment dans Le Temple du Goût publié en 1733. En plus de la condamner, il loue l’inspiration antique, donnant ainsi un élan au néoclassicisme. David sera le symbole à la fois du renouveau de la peinture d’histoire épique et du retour à un nouveau classicisme, inspiré de l’Antiquité, illustrant à merveille la volonté de Diderot que les peintres « [peignent] comme on parlait à Sparte » (Diderot, Pensées détachées sur la peinture, la sculpture et la poésie). Charles-Nicolas Cochin fustige lui aussi la rocaille dans sa Supplication aux Orfèvres, publiée dans le Mercure de France en 1754 et prône lui aussi un retour à l’antique : « Abattez tous ces herbages, iles de chauves-souris et autres misères tortues pour retrouver le nu de la moulure. » Sa doctrine est entendue et donne lieu à trois style différents dans les arts décoratifs qui laissent percevoir le futur néoclassicisme : le classicisme outrancier, le style à la Grecque (visible sur la Commode à la grecque pour Madame de Pompadour de Jean-François Oeben, vers 1760, collection privée depuis sa vente chez Sotheby’s en 2009) et le rocaille symétrisé classicisant.

A gauche : Charles CRESSENT, Commode dite "aux singes", Vers 1745, Paris, Placage de satiné et d'amarante ; bronze doré ; marbre de Sarrancolin, H. : 0,90 m. ; L. : 1,43 m. ; Pr. : 0,64 m. ©NicolasBousser & à droite : Martin Carlin, Commode pour madame du Barry, 1772, porcelaine de Sèvres, Paris, musée du Louvre ©NicolasBousser

Ainsi pouvons-nous comparer deux commodes du musée du Louvre, l’une ; la Commode dite « aux singes » de Charles Cressent datant de vers 1745, l’autre ; la Commode à trophée pastoral de Jean-Henri Riesener datée de 1784. En observant simplement la forme ; la première n’a presque que des lignes courbes, tandis que la droiture structure la seconde. La symétrie est d’ordre pour cette dernière, chaque forme a une jumelle qui lui répond, tandis que la commode aux singes est bien plus libre dans son décor.

L’évolution de ces modèles répondent aux doctrines des écrivains français, influençant ainsi le goût de l’époque. Les gens de lettres, dans ce siècle de la conversation, jouent un rôle très important dans l’évolution de l’esthétique des arts.

La troisième et dernière partie s’intéressera non seulement au rôle que la critique d’art joua dans le développement des musées, mais aussi à son rayonnement européen et son passage à la postérité.




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