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La Vie du Christ, le chef-d'œuvre religieux de Keith Haring à Saint-Eustache

Le 16 février 1990, Keith Haring décédait dans son appartement new-yorkais des suites du SIDA à seulement trente-et-un ans. Il venait d’achever, deux semaines plus tôt, son œuvre religieuse la plus remarquable, La vie du Christ, un triptyque. Réalisé en creusant l'argile, il fut fondu en neuf exemplaires de bronze recouvert d’une patine à l’or blanc. L’un de ces retables est, depuis 2003, date de sa donation par la Spirit Foundation à la Ville de Paris, conservé dans la chapelle Saint-Vincent-de-Paul de l’église Saint-Eustache dans le premier arrondissement. Cette œuvre, comme un testament, se place en témoin des derniers temps de l’artiste mais aussi de sa relation particulière avec la religion.


La vie du Christ, Keith Haring, 1990, église Saint-Eustache, Paris © Antoine Lavastre

Keith Haring, né en Pennsylvanie en 1958, est un enfant du Pop-Art. C’est au contact de l’art de Warhol ou de Lichtenstein qu’il décide de faire du dessin et de la peinture son métier. En 1978, après de brèves études comme dessinateur publicitaire, il rejoint New-York où il entre à la School of Visual Art (SVA). Il s’immisce alors rapidement dans les groupes d’avant-garde artistique et rencontre des artistes qui deviendront ses amis tels que Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol ou encore Kenny Scharf.


New-York voit à ce moment l’émergence du mouvement graffiti, notamment dans l’East Village, lieu de résidence de l’artiste. La rue, le métro, les immeubles deviennent, pour cette nouvelle génération encore marquée par la révolution culturelle de 1968 et sa quête de liberté, une immense toile vierge, support de revendications aussi bien artistiques que politiques. Keith Haring, dont l’art commence à s’affirmer autour d’une fureur de la ligne et d’une volonté d’accessibilité à un public large mais qui peine encore à être reconnu, s’engouffre pleinement dans ce mouvement émergeant en réalisant ses subways drawings. Il dessine ainsi à la craie, sur les affiches publicitaires du métro recouvertes d'une couche de papier noir à leur expiration, des compositions uniques. Sans dessin préalable, sans retouche, Keith Haring laisse sa main vivre. Il réalise des œuvres simples aux messages immédiatement compréhensibles par le passant et centrées autour d’un certain nombre de motifs récurrents issus aussi bien de la culture-pop (publicité, jeux-vidéos, bande-dessinée, cinéma) que de son imagination comme le « bébé rayonnant », « le chien qui aboie», les soucoupes volantes et tout un lot de figures dansantes sans visage. Ces motifs deviennent alors sa signature, sa marque de fabrique qu’il utilisera tout au long de sa carrière.

La "tour", Keith Haring, 1987, Hôpital Necker, Paris © Antoine Lavastre

Ces subways drawings lancent véritablement la carrière de Haring en lui offrant une immense visibilité et il devient rapidement l’un des artistes les plus populaires de New-York puis du monde. Cependant, Haring n'est pas prophète en son pays et son art n’est d’abord que relativement accepté par le marché de l’art et par les institutions américaines. Cela s’explique par deux raisons. Premièrement, en tant qu’artiste apparenté au mouvement « graff », il est considéré comme un hors-la-loi à une période où la ville de New-York et son maire Ed Koch menaient une véritable guerre aux graffitis (près de mille personnes étaient ainsi employées par la ville pour nettoyer les rames et sécuriser le métro). Deuxièmement, ce relatif rejet s'explique par le fait que Haring ait volontairement rejeté la « voie classique » du développement artistique, soit le passage par le monde des galeries, en rendant son art accessible à tous dans le métro puis avec la mise en place de produits dérivés vendus dans ses "Pop Shop". Cela fut assez mal vu par la scène artistique établie. En Europe, cependant, la situation est autre, et Keith Haring est régulièrement invité à exposer. En 1982 par exemple, il participe à la documenta 7 à Cassel, où il expose aux côtés d’artistes comme Cy Twombly ou Gerard Richter. Les institutions et les grands mécènes lui font confiance. Paris devient pour lui un lieu d’expression privilégié et une ville qu’il apprécie particulièrement. En 1987, il réalise pour l’hôpital Necker une immense fresque sur l’escalier de secours d’un bâtiment aujourd’hui détruit. En trois jours seulement et selon la technique qui est la sienne, c’est-à-dire sans dessin préparatoire et sans aucune retouche, Haring réalise une immense composition emplie d’un bonheur de vivre communicatif marqué par une palette vive, destinée à redonner le sourire aux enfants hospitalisés.


La vie du Christ, Keith Haring, 1990, église Saint-Eustache, Paris © Antoine Lavastre

C’est selon la volonté de l’artiste qui désirait qu’une de ses œuvres soient offerte à la ville qu’il aimait tant, que la Spirit Foundation donna La vie du Christ à la Ville de Paris. Cette œuvre, insolite mélange entre l’éphémère de l’art urbain et l’éternel du bronze et du divin, fut conçue par Haring comme un message d’espoir pour l’humanité et sans doute au-delà, de manière plus personnelle, pour toutes les victimes, comme lui, du SIDA. L’artiste reprend ici, dans son style habituel, ses motifs récurrents qu’il réorganise de façon à créer une œuvre religieuse d’une immense puissance. Les trois panneaux, marqués par une horror vacui caractéristique des dernières œuvres, s’organisent autour d’une scène unique, une adoration de la vie de Jésus. Toute la partie basse des panneaux est occupée par une foule extatique, composée des fameuses figures dansantes, signatures de Haring. La partie supérieure des panneaux latéraux montrent pour chacun deux anges. La partie supérieure du panneau central est, elle, ornée d’une figure complexe à treize bras. Cette étrange créature, à la lecture peu aisée, peut être interprétée comme une allégorie de la vie du Christ (comme le suggère naturellement le titre du retable). En bas de celle-ci, nous retrouvons le « bébé rayonnant », motif récurrent de Haring, qui semble représenter ici le Christ enfant dans les bras de sa mère. Celui-ci est surmonté d’un cœur, symbole évident à la fois de l’amour maternel mais aussi de l’Amour au sens large, celui prôné par le Christ et celui que Haring veut offrir au monde. Enfin, la figure est couronnée par une croix, qui symbolise la crucifixion.


Keith Haring reprend ainsi dans cette œuvre tous les codes des retables chrétiens traditionnels avec le triptyque, la Crucifixion, la Vierge à l’Enfant, les fidèles en adoration et la séparation entre le registre terrestre (symbolisé par la foule et le soleil) et le registre céleste (symbolisé par les anges et la figure à treize bras). Cette séparation est d’ailleurs atténuée par les larmes qui coulent depuis le haut du panneau central et qui s’abattent telle la pluie sur la foule en extase. Ces larmes peuvent être soumises à des interprétations diverses mais l’explication la plus cohérente, selon l'auteur, incite à penser qu’il s’agirait des larmes de la Vierge puis de la Création entière face à la mort du Christ. Celles-ci se transformeraient en sorte de manne que recueillerait la foule à la manière des Hébreux guidés par Moïse. La mort du Christ entraînant selon la foi chrétienne le Salut de l’humanité.


La lecture de l'œuvre et son interprétation sont ainsi assez complexes et soumises à l'interprétation de chacun comme toujours chez Haring qui souhaitait que son art touche "autant d'individus que possible, auxquels la pièce concernée inspirera autant d'idées différentes que possible, sans que s'y attache aucune signification définitive" (Keith Haring Journals, New- York et Londres, 2010).


Keith Haring était familier des motifs religieux, même si cette part de son œuvre est assez méconnue, et maîtrisait donc bien l’iconographie.

La vie du Christ, Keith Haring, 1990, église Saint-Eustache, Paris © Antoine Lavastre

Ce retable n’est ainsi pas la première œuvre religieuse de l’artiste. Les figures d’anges par exemple se retrouvent dans la merveilleuse peinture acrylique sur toile The Marriage of Heaven and Hell, réalisée pour les décors du ballet éponyme de Roland Petit à Marseille en 1984, et conservée à la Keith Haring Foundation de New-York. Il est cependant difficile d’interpréter l’Œuvre religieux de Haring tant celui-ci est complexe. Néanmoins, la plupart de ses œuvres sur ce thème semblent marquées par un sentiment de violence pouvant faire penser à une vision cynique vis-à-vis de la religion. Cette vision est confirmée par Haring lui-même qui dans des propos rapportés par son biographe John Gruen dit que "Encore maintenant, il y a toute une imagerie religieuse dans mon travail, mais je m'en sers sur un modèle plus cynique, pour montrer à quel point ces croyances et ces images peuvent être manipulatrices". Néanmoins, La vie du Christ semble totalement dénuée de cette lecture. Cela, couplé à sa volonté d’offrir l’œuvre à différentes églises à travers le monde comme la Cathédrale Saint John The Divine de New-York, peut laisser penser que Keith Haring, à l’aube de sa mort, se serait réconcilié avec la religion de ses parents.


De ses débuts dans le métro new-yorkais à sa Vie du Christ, Keith Haring a voulu rendre accessible son art à un public le plus large possible. Suivant les préceptes du mouvement graff et du Pop-Art, il a épuré son style pour qu’en un simple coup d’œil la composition soit identifiable comme sienne, et que le message en soit compris. Malgré sa renommée grandissante, Haring vécut toute sa vie au service de son art, véritable exutoire et support de ses idées et idéaux. Il lutta notamment en faveur des droits des homosexuels et mit son art au service de la prévention contre le crack et le SIDA. L’art fut pour lui sa religion, sa raison de vivre. Une anecdote révélée par Sam Havadtoy, un de ses plus proches amis, est particulièrement révélatrice de cela. Deux semaines avant la mort de l’artiste, Havadtoy lui rendit visite alors que ce dernier était en pleine réalisation de son retable. Face à la fureur créatrice, Havadtoy ne se rendit compte de la faiblesse de son ami que lorsque Haring eut terminé. L’artiste lui dit alors “When I’m working, I’m fine, but as soon as I stop, it hits me …” ("Quand je travaille, tout va bien, mais dès que j’arrête, la maladie me rattrape…"). Keith Haring lutta ainsi jusqu’au bout avec ses mains et acheva sa vie sur un message d’espoir, celui du Salut et de l’Amour, qui fut disséminé à travers le monde.


Antoine Lavastre


 

Bibliographie :


- Kolossa A., Haring. Cologne, Taschen, 2016.

- Sous la dir. de Darren Pih, Keith Haring, Bruxelles, BOZAR Books, 2019.


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