Par Célia De Saint Riquier
En 1926, Emile-Antoine Bourdelle compose une étude pour un projet de monument mettant à l’honneur Honoré Daumier. Il le représente dans un habit théâtral qui pourrait évoquer la renaissance espagnole et tenant de sa main droite un bas-relief sur lequel se dessine le héros de l’œuvre cervantine. Pour Bourdelle, représenter Daumier s’associe inévitablement à la figuration de don Quichotte. Daumier semble donc être associé au chevalier se battant contre les moulins à vent, ou plus exactement, comme le dit Philippe Kaenel, l’image de Daumier est associée au mythe de Don Quichotte. S’il est reconnu pour ses caricatures de son vivant, Daumier eut du mal à être considéré comme un artiste peintre, bien qu’ayant réalisé de nombreux tableaux, qu’ils soient réalistes, comme La Blanchisseuse (1863, Paris, musée d’Orsay), ou inspirés de la fiction, comme la série sur Don Quichotte qui l’accompagne durant toute la seconde partie de sa carrière, entre vers 1850 et 1870. Sur ce thème, il réalise 29 peintures et une quarantaine de dessins. Il arrive à exposer certaines peintures dans des Salons, mais ne connait pas le succès. Il meurt dans la pauvreté et relativement oublié du grand public. Cette méconnaissance de l’artiste, avec la longue temporalité des œuvres sur Don Quichotte dans la carrière de Daumier participèrent, lors de la redécouverte de ce dernier entre la fin du XIXème et le XXème siècle, à assimiler les deux « Tristes Figures » et à voir dans le chevalier errant, un portrait de l’artiste à la vie assez secrète. Interprétation commune pour l’époque et largement remise en question aujourd’hui, il reste intéressant d’essayer de comprendre les raisons de l’attachement de Daumier pour le duo cervantin.
Une nouvelle popularité de l’œuvre de Cervantès
Au XIXème siècle, le roman cervantin connait une nouvelle popularité. Daumier n’est donc, par sa démarche en tout cas, pas totalement original, car nombreux sont les artistes à s’inspirer de Don Quichotte pour leurs productions. En réalité, la démarche de Daumier s’intègre assez parfaitement dans les idées de son époque. Ce nouvel engouement pour Don Quichotte s’explique d’abord par une réelle hispanophilie ambiante. L’Espagne, au XIXème siècle, est encore vue comme une terre assez mystérieuse, mélangeant exotisme et catholicisme, et donnant à voir un monde « d’avant la révolution industrielle », ce qui fait d’ailleurs écho au monde contenu dans le roman de Cervantès et qui explique le succès du roman. Plusieurs récits de voyages sont publiés en France au XIXème siècle et décrivent cette contrée voisine rêvée. Cette idée d’une Espagne presque orientale et sèche se retrouve dans la façon aride, presque en mirages, de traiter le paysage des œuvres de Don Quichotte chez Daumier. En 1838, est ouverte la galerie espagnole du Louvre par Louis-Philippe, qui donne la possibilité à des artistes (comme Manet notamment) de trouver une nouvelle source d’inspiration dans l’art espagnol. L’œuvre cervantine donne lieu à plusieurs rééditions durant ce siècle, et d’ailleurs plus de rééditions seront faites à Paris qu’à Madrid, ce qui montre bien cet engouement hispanophile. Daumier aura sans doute lu la traduction de Louis Vardot en 1835, qui fut la plus répandue. Il est de même évident que l’artiste eu l’occasion de voir les illustrations de Gustave Doré dans l’édition de 1855 qui connut un franc succès.
Cet engouement pour l’Espagne et pour Don Quichotte s’explique de même par l’importance du courant romantique. Le romantisme est plus un courant de pensée qu’un réel mouvement structuré, et connait des formes assez variées. Le « moi » prend une nouvelle importance, tout comme la solitude, et la nature. Ce romantisme cherche de nouveaux modèles littéraires et trouve dans Don Quichotte tout ce qu’il prône, notamment le mélange des genres de Hugo. Ce sont d’ailleurs les romantiques allemands qui redécouvrent en premier les œuvres de Cervantès, notamment les frères Schlegel, qui trouvent dans le roman une nouvelle profondeur réflexive, étudiant notamment le héros et son écuyer, en qui ils voient une illustration perpétuelle de la lutte entre réalisme et idéalisme. Ils changent totalement la vision de l’histoire, qui était auparavant lue sous un angle bien plus comique, comme le prouve les illustrations plus anciennes du chevalier, comme les tapisseries de Charles-Antoine Coypel.
Les enfants du siècle vont tous se reconnaître en Don Quichotte pour son aspect mélancolique et grotesque. Alfred de Vigny, dans le Journal d’un poète, en 1840, écrit : « Nous sommes des don Quichotte perpétuels et moins excusables que le héros de Cervantès, car nous savons que nos géants sont des moulins et nous nous enivrons pour les voir géants. » Il ne faut d’ailleurs pas oublier que Daumier est profondément romantique. Lui aussi est habité par de nouveaux idéaux et de nouvelles pensées, comme en témoigne ses engagements politiques. Nous pouvons donc dire sans surinterpréter que ces nouvelles études jouèrent un rôle majeur dans la longue gestation du motif chez Daumier. Ce dernier fait, de plus, partie des peintres qualifiés de « réalistes ». Or justement, l’œuvre cervantine connait une forte ambivalence entre réalisme parfois assez cru (évocation de la crise espagnole, des réformes contre les Maures).
L’établissement de lieux communs dans l’iconographie de Don Quichotte
La preuve de la popularité du héros peut se remarquer dans l’établissement de réels lieux communs dans l’iconographique du chevalier errant. En effet, nombreuses adaptations picturales prennent pour sujet don Quichotte dans sa bibliothèque, ou don Quichotte lisant, alors même que cette scène n’est pas réellement présente dans les deux tomes de l’histoire de l’hidalgo. Il est fait mention que le chevalier est devenu fou par sa lecture abusive de romans de chevalerie, mais le roman débute lorsque le don Quichotte s’est déjà imprégné des romans.
« Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture, que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu'à force de dormir peu, et de lire beaucoup, il se dessèche le cerveau de manière qu'il vint à perdre l'esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu'il avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours tempêtes et extravagances impossibles : et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d'inventions rêvées était la vérité pure, qu'il n'y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde. » (Cervantès, Don Quichotte, I, chapitre I)
Il n’est d’ailleurs pas surprenant de remarquer que cette illustration est régulièrement mise en première page des éditions dans laquelle elle figure, comme celle de Gustave Doré. La plupart des artistes ont représenté don Quichotte avec un livre : Goya, Delacroix, Fragonard… Daumier ne fait pas exception à la règle et remploie un mélange utilisé par Delacroix, en mélangeant plusieurs passages : il intègre le curé et le barbier à la scène, ce qui fait référence à une scène plus tardive du premier tome, dans laquelle l’homme d’église procède à un tri destructeur de la bibliothèque de don Quichotte. Cette liberté dans l’iconographie du héros montre bien l’appropriation du héros par les artistes empreints de romantisme. De plus, nous pouvons mettre en parallèle la façon dont Daumier traita le thème de Don Quichotte faisant des cabrioles devant Sancho Pança (dessin, vers 1860-1865, Winterthour, collection Oskar Reinhart), qui rappelle grandement celle de Doré dans la posture que prend l’hidalgo. Des chercheurs ont aussi noté les rapports entre le don Quichotte de Fragonard et celui de Daumier, notamment dans des dessins. Daumier garde un œil sur ses prédécesseurs et contemporains, et mélange les différentes version du héros pour en faire une figure totalement personnelle, créant sa propre mythologie.
Un choix de scènes surprenant
Avant même de nous intéresser à la touche qui compose le chevalier errant et son écuyer, nous pouvons déjà remarquer un choix assez étonnant des scènes représentées. Peu d’œuvres peuvent en effet être rattachées à des scènes extraites de Cervantès. La plupart des tableaux et dessins représentent don Quichotte et Sancho cheminant à travers la sierra espagnole, sous un fort soleil, comme par exemple l'œuvre Don Quichotte et Sancho Pança, (1866-1868, Berlin, Alte Nationalgalerie). Or ces passages de cheminement, s’ils permettent dans le livre d’accéder aux différentes aventures, ne sont traités que de façon anecdotique par l’auteur. L’errance, n’est présente que dans quelques phrases, qui rendent simplement compte du chemin parcouru : « Dans cette intention, il poursuivit son chemin et marcha deux jours de la sorte que rien ne lui arrivât qui fut digne d’être mis par écrit, jusqu’à ce qu’au troisième, en montant une colline, il entendit un grand bruit de tambours, de trompettes et d’arquebuses. » (II, chapitre XXVII). Certains passages ne laissent deviner le chemin parcouru que par la longueur de l’échange entre les deux personnages, sans aucune mention par l’auteur de leur avancée ou de l’espace qu’ils traversent. Par la représentation qu’en fait Daumier, le spectateur reconnait évidemment don Quichotte et Sancho Pança, sans pourtant être capable d’identifier un moment précis de l’histoire. Daumier produit une sorte de simplification de l’épopée du chevalier errant, une image symbolique, celle de l’errance vers des aventures fictives. Il s’intéresse aux parties évincées de la narration, pour leur redonner une temporalité propre. Il donne de plus au paysage un réel rôle, traité comme un mirage, emploi astucieux qui rappelle la chaleur de la sierra espagnole, tout en évoquant les hallucinations chevaleresques dont est victime don Quichotte.
De plus, lorsque Daumier se réfère directement à des scènes du roman, il n’hésite pas à piocher dans le registre le plus grivois, ce qui rappelle l’affection des caricatures par l’artiste. Une scène notamment a été illustrée alors que presque aucun de ses contemporains n’avaient osé s’y frotter. Dans le tableau Sancho Pança se soulageant, Daumier illustre l’épisode ayant lieu dans la première partie (au chapitre XX) qui se déroule la nuit, durant laquelle les deux compagnons sont effrayés par des bruits mystérieux qui proviennent – le découvrent-ils à la fin du chapitre – de moulins à foulon. Une fois la frayeur passée, Sancho est pris d’une soudaine envie de se soulager, et va tenter de le faire sans que son maitre ne s’en aperçoive. Cette scène, très satyrique, a sans doute beaucoup plu au Daumier caricaturiste qui décida d’en faire un tableau.
« Sur ce, soit, apparemment, à cause de la fraîcheur du matin, qui était proche, soit que Sancho ait eu à son souper des choses laxatives, soit – et c'est là le plus probable – que ce fût chose naturelle, il lui prit envie et désir de faire ce qu'autrui n'aurait pu faire à sa place ; mais telle était la crainte qui lui avait saisi le cœur qu'il n'osait pas s'écarter de son maître, fût-ce de l'épaisseur d'un ongle. (…) [I]l lui vint un autre embarras, pire encore : et c'est qu'il lui parut qu'il ne pourrait se soulager sans bruit ni pétarade : aussi se mit-il à serrer les dents et à rentrer les épaules, en retenant autant qu'il pouvait son souffle ; mais malgré toutes ces précautions, il fut si malchanceux qu'à la fin des fins il vint à lâcher un petit bruit, bien différent de celui dont il avait si peur. Don Quichotte l'entendit et s'écria :
‘Quel est ce bruit, Sancho ?
-Je ne sais, monsieur, répondit l'autre. Ce doit être quelque chose de nouveau ; car les aventures et mésaventures ne commencent jamais pour peu de chose. » (Cervantès, Don Quichotte, I, XX)
Une focalisation nouvelle sur le duo
Une des choses qui frappe à la lecture de Don Quichotte, ce sont les rapports qu’entretiennent Sancho et le chevalier errant. Ce rapport frappe même les personnages du livre, qui se retrouvent surpris par la façon que Sancho a de s’adresser à son maitre. Cette relation est certainement un des rapports entre maître et valet les plus intéressants de la littérature. Or, dans les représentations picturales du roman, Sancho est souvent relégué au second plan, ou demeure largement moins important que son maitre, comme le montre très bien l’édition illustrée de Gustave Dorée. Daumier, dans son interprétation du roman, rend très bien compte de l’équilibre entre les deux figures, et de la dépendance de l’un par rapport. Le caricaturiste a, en effet, bien compris la complémentarité des héros. Certes, quelques tableaux ne représentant que don Quichotte existent, mais ils sont largement minoritaires. Reprenons par exemple le tableau Don Quichotte et Sancho Pança (vers 1849-1850, Bridgestone Museum of Art, Tokyo, voir au début de l'article) Don Quichotte est en avant, comme représenté en portrait équestre. Il occupe le centre, mais le contraste entre la terre et l’horizon et la puissante ligne qui sépare les deux guide le regard presque immédiatement vers la silhouette de Sancho, qui semble presque être l’ombre de son maître. Daumier ajoute subtilement plusieurs lignes de forces diagonales allant vers l’écuyer, tout en faisant un ciel très clair pour que seuls don Quichotte et Sancho s’en détachent. Daumier joue avec les codes de la composition pour guider les yeux du spectateur vers le second héros de l’œuvre de Cervantès. Ce tableau fait d’ailleurs écho à un autre éponyme qui pourrait être son pendant, datant de vers 1864 et conservé à la Burell Collection (Glasgow). Le tableau est inversé, nous voyons Sancho en premier plan presque de dos et un même jeu sur l’horizon guide le regard vers don Quichotte. Daumier suit les descriptions de Cervantès en faisant de don Quichotte un personnage long et sec et de Sancho un personnage plus trapu et bedonnant. Daumier joue beaucoup sur la posture, très droite pour don Quichotte et courbée de Sancho. Ils se complètent donc dans leurs oppositions. Notons d’ailleurs l’affection de Daumier pour les passages qui renversent l’ordre établi entre maître et valet, comme dans le tableau cité plus haut de Don Quichotte faisant des cabrioles devant Sancho. Daumier se focalise donc plus dans ses représentations sur le duo que sur le chevalier seul ou ses aventures.
Le réalisme : entre vision du narrateur et touche de l’artiste
Dans sa représentation des scènes, Daumier reste très réaliste. En cela, il s’oppose avec ses contemporains, notamment encore une fois Gustave Doré, qui tend à faire voir au spectateur les mêmes fantasmagories que don Quichotte. Daumier est plus fidèle à la narration, qui, par l’intermédiaire du narrateur qui garde un recul (et souvent un jugement) sur les aventures, ne berne pas le lecteur à croire une seule seconde ce que don Quichotte imagine voir. Par ce traitement, le caricaturiste garde un pied dans le réalisme qui occupe certaines de ses autres peintures sans rompre avec la tradition narrative du roman, qui banalise réellement les rêveries du chevalier errant. Ainsi, dans la première partie du roman, don Quichotte croit voir un affrontement entre deux armées, celle d’Alifanfaron contre le roi Pantapolin. En réalité, ce qu’il voit n’est qu’un troupeau de moutons qui, par leurs mouvements, soulèvent de la poussière. L'hidalgo se rue vers le troupeau pour défendre le roi chrétien. Daumier réalisa plusieurs tableaux de cet épisode (comme ce tableau de la National Gallery de Londres datant de vers 1855). Il ne laisse ni voir les deux armées ni même les moutons, seulement un amas de poussière. Il montre don Quichotte fonçant cet amas gris indéfini, semblant presque aller vers l’extérieur du tableau (on peut remarquer une utilisation ingénieuse du hors cadre, ici). Il fonce vers quelque chose d’invisible et son mouvement est en grand décalage avec le calme de l’espace dans lequel il se trouve. Daumier prend donc plus parti pour la réalité crue, don Quichotte est toujours en grande opposition de la réalité dans laquelle il évolue, en vidant le paysage de toute trace de mystère. Les personnages sont d’ailleurs assez régulièrement traités avec beaucoup d’ombres, comme écrasés par le soleil espagnol. Cet étouffement par le paysage rapproche les deux héros l’un de l’autre, et donne par la même occasion une sensation d’enfermement. Sancho et don Quichotte semblent chercher en vain quelque chose et semblent tourner en rond dans un même espace clos et vide. Cette sensation de tourner en rond peut parfois se retrouver dans le livre, notamment par l’emprunt des mêmes chemins qui font retomber les héros dans les mêmes lieux, comme l’auberge dans la première partie et le château du duc et de la duchesse dans la seconde.
Dans ses travaux sur Don Quichotte, Daumier parvient donc à se placer à la fois dans la continuité de l’engouement de son siècle, développant les mêmes réflexions sur le chevalier à la Triste Figure, et à la fois dans une nouvelle démarche, plus réaliste, par la touche et par les épisodes abordés. Ce traitement des héros participa à l’assimilation entre les deux personnages. Dans la deuxième partie de cet article, nous nous intéresserons les raisons du succès de cette interprétation autobiographique, tout en recherchant les motivations réelles de l’artiste à user de cette référence.
Bibliographie :
Daumier 1808-1879, (Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa, 11 juin – 6 septembre 1999, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, 5 octobre 1999 – 3 janvier 2000, The Phillips Collection, Washington, 19 février – 14 mai 2000), cat. sous la dir. de LOYRETTE (H.), PANTAZZI (M.), LE MEN (S.), PAPET (E.), RATHBONE (E.), 1999, Réunion des Musées Nationaux
CERVANTES (M.) Don Quichotte, Tome I & II, ed. Folio Classique, dirigée par Jean Canavaggio, Gallimard, 2001.
KAENEL (P.), « Don Quichotte, Daumier et la légende de l'artiste », Artibus et Historiae, Vol. 23, No. 46 (2002), pp. 163-177 (https://www.jstor.org/stable/1483704 )
LAUGHTON (B.) “Daumier's Drawings of Don Quixote”, Master Drawings, Vol. 34, No. 4, French Drawing from the Sixteenth to the Nineteenth Century (Winter, 1996), pp. 400-413 (https://www.jstor.org/stable/1554274 )
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