Réalisé il y a un peu plus de quarante ans par l'artiste italien Luigi Serafini, le Codex Seraphinianus est une œuvre singulière. Ce sont des images déroutantes et étonnantes, un langage bâti au fil de la plume, volontairement hermétique. Et c'est là que la magie opère : des illustrations cryptiques accolées à un texte indéchiffrable, cela donne une illusion de sens, ode à l’imagination.
Luigi Serafini a vingt-sept ans lorsqu'il entame la réalisation du Codex Seraphinianus en 1976. S'il réalise les premières pages du Codex un peu par hasard, pour le plaisir de mêler des images à une langue inventée, l'artiste comprend au bout de quelques planches avoir l'intention de concevoir l'encyclopédie d'un monde imaginaire. Il peaufine son Codex pendant presque trois ans, au cours desquels il travaille également en tant qu’architecte. L'ouvrage terminé, il désespère de le faire paraître. Mais sa rencontre avec Franco Maria Ricci, fondateur des éditions du même nom, va aboutir en 1981 à une première publication du Codex Seraphinianus en deux volumes. Le portrait de l'éditeur apparaît d'ailleurs au sein du chapitre dédié à l'histoire de cet univers fictif, parmi les personnages illustres. Le livre a depuis été réédité à de nombreuses reprises, et augmenté de nouvelles planches au fil des années.
L'ouvrage de Luigi Serafini a souvent été comparé au manuscrit de Voynich, un livre illustré du XVe siècle dont la langue n'a pas encore été déchiffrée. Comme pour ce manuscrit, nombreux sont ceux qui ont essayé de percer le secret du Codex, sans succès. Et pour cause : la langue du Codex Seraphinianus est asémique, et s'apparente à cette écriture automatique chère aux surréalistes. L'artiste a en effet expliqué en 2009, au cours d'une conférence donnée à la Oxford University Society of Bibliophiles, que ce langage n'est pas déchiffrable. Il n'y a dans l'œuvre qu'une seule exception, une double page où quelques mots compréhensibles font une apparition miraculeuse. Un jeune homme, assis à côté d'un tableau quadrillé, observe une citation d'Albertine Disparue, de Marcel Proust : "Fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour sur la digue de Balbec". Le bras du personnage, qui se termine en stylo-plume, laisse imaginer que c'est lui qui a écrit ces mots. Or son assassinat à la page suivante, empalé par un stylo, met fin à cette rébellion linguistique. Une façon pour Luigi Serafini de réaffirmer que son œuvre est volontairement illisible.
C'est donc surtout la juxtaposition d'un texte sans signification à des images hors du commun qui constitue la richesse de l'ouvrage, comme un appel à être interprété. L’agencement rappelant celui des encyclopédies et l'usage récurent de tableaux, cartes et schémas apportent de la crédibilité à l'univers dépeint par les multiples illustrations de l'œuvre. Ces éléments font de la lecture du Codex Seraphinianus une expérience unique, que Luigi Serafini rapproche de celle d’un enfant face à un ouvrage qu’il ne peut pas encore déchiffrer, et dont il doit se contenter de deviner le contenu.
Le Codex Seraphinianus se divise en onze sections thématiques, séparées par des pages de garde et introduites par des tables des matières. Sont abordés successivement :
La flore.
La faune.
Des êtres, majoritairement bipèdes, qui semblent cohabiter avec des humains.
La physique et la chimie.
Les machines.
La biologie humaine, les peuples et les mœurs.
L'histoire de ce monde fictif.
L'écriture.
La nourriture, différents moyens de la consommer et les vêtements.
Les jeux et les loisirs.
L'architecture.
Réalisées aux crayons de couleur et à l'encre de Chine, les pages du Codex de Luigi Serafini utilisent à loisir l'hybridation, la pure invention ou encore l'absurde en ne répondant qu'à un seul impératif : surprendre. Des arbres capables de nager, deux rhinocéros qui n'en font qu'un, une impressionnante machine à ranger des couverts ou encore une assiette qui prémâche les aliments, l'ouvrage regorge de trouvailles originales. Les grandes illustrations de la section dédiée à l'histoire et les architectures fantastiques du dernier chapitre constituent de véritables petits tableaux qui réaffirment la précision du dessin de Luigi Serafini.
Ces différentes incursions au sein de ce monde fictif sont rythmées par des symboles récurrents, qui laissent entrevoir une grande cohérence interne. Un tore rougeâtre, doté de bras, de jambes, coiffé d'une couronne et armé d'un pinceau apparaît dès la première page de l'œuvre. Il revient sous la forme d'un bas-relief un peu plus loin. Serait-ce un avatar de l'auteur ? Par extension, ce rouge lui-même semble souvent renvoyer à la figure de l'artiste : on le retrouve au cœur de la "pierre de Rosette" de cet univers, sur un pinceau pelote de laine (symbole de la section dédiée à l'écriture) ou encore sous forme liquide, au chapitre sur la faune, se transformant lentement en une nuée de coccinelles.
Surprenant, indéchiffrable et pourtant profondément accessible, le Codex Seraphinianus a suscité l'admiration de nombreux lecteurs au fil des années. Particulièrement populaire auprès des amateurs de science-fiction, l'ouvrage ne va pas sans évoquer les dessins de Roland Topor, en particulier ceux issus de la Planète Sauvage, un film d’animation réalisé par René Laloux en 1973. Œuvre hors du commun, le Codex Seraphinianus est à coup sûr une lecture à même de donner matière à rêver.
SERAFINI, Luigi, Codex Seraphinianus, 1981, Editions Rizzoli, 2021
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