Le puzzle moral du Jardin des Délices
- Alexis Consigny
- il y a 47 minutes
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Dense, immense, fourmillant de détails, le Jardin des Délices de Jérôme Bosch est une œuvre difficile à appréhender. Ses commentateurs peinent à se mettre d'accord sur son interprétation, tant les symboles foisonnent au sein de ce triptyque. Saluée pour son inventivité, cette œuvre a été admirée par de nombreux artistes au fil des siècles, jusqu'à devenir une véritable source d'inspiration pour des surréalistes tels que Max Ernst ou encore René Magritte.

Jérôme Bosch, le Jardin des Délices, 1494-1503, conservé au musée du Prado
Artiste néerlandais de la fin du XVe et du début du XVIe siècle, Jérôme Bosch, parfois appelé Jheronimus Bosch, a passé une grande partie de sa vie à Bois-Le-Duc, où il faisait partie de la confrérie de Notre-Dame, un ordre religieux dédié à la Vierge. À l'époque, la région des Flandres est le théâtre d'une véritable révolution artistique : les primitifs flamands bénéficient d'un contexte économique favorable et poussent la peinture vers un réalisme inédit.
La datation de l'œuvre ainsi que son commanditaire sont encore sujets à débats, mais la création du triptyque se situerait autour de l'an 1500. L'une des théories les plus probables indique que le Jardin des Délices aurait été réalisé à l'occasion du mariage d'Henri III de Nassau, en 1503. Cela expliquerait notamment pourquoi Antonio de Beatis rapporte que l'œuvre fait partie des possessions de la maison de Nassau en 1517.

Afin que l'ouverture des panneaux soit un véritable moment d'émerveillement, la partie externe du triptyque est plus sobre que le reste. À l'intérieur d'un globe transparent se trouve un disque dont le relief et la végétation évoquent la Terre. Hors de cette sphère, dans le coin supérieur gauche du panneau, se trouve une représentation de Dieu portant un livre. Une inscription issue du psaume 33.9, rédigée en lettres dorées, s'étend sur les deux panneaux : "Ipse dixit et facta sunt" et "Ipse mandavit et creata sunt" (Car Il dit et la chose arrive ; Il ordonne et elle existe). Cette sphère représenterait le monde au troisième jour de la Création, après l'apparition des plantes, mais avant celle des étoiles. Cette scène a beau être plus simple que le reste de l'œuvre, elle contient des indices qui annoncent les représentations à venir. En observant les formes qui jalonnent la surface du disque terrestre, il est possible d'en reconnaître quelques-unes rappelant les étranges décors des panneaux suivants.
Jérôme Bosch, le Jardin des Délices, triptyque fermé : La Création du monde, 1494-1503, conservé au musée du Prado

Une fois ouvert, le panneau de gauche dévoile une représentation du jardin d'Éden. Au premier plan, Adam et Ève se trouvent de part et d'autre de Dieu, présenté sous les traits de Jésus. L'analyse radiographique révèle qu'à l'origine, son visage était plutôt celui d'un vieil homme barbu, plus proche des conventions. Il tient le poignet d'Ève de sa main gauche et fait un signe de bénédiction de la droite, comme s'il célébrait son union avec Adam. En plus de ces figures humaines, de nombreux animaux réels côtoient les créatures fantastiques. Pour atteindre une telle richesse zoologique, Jérôme Bosch a pu s'appuyer sur des bestiaires et des récits de voyages. Ces animaux apportent une réelle richesse symbolique au panneau. L'inquiétante procession d'amphibiens sortant du bassin au second plan renvoie déjà aux représentations infernales du panneau de droite. Ils se dirigent d'ailleurs vers un arbre fruitier, à droite du bassin, autour duquel se trouve un serpent. Est-ce un rappel du péché originel ? Malgré tout, d'autres animaux renvoient une image plus positive. C'est notamment le cas de la licorne, symbole de pureté, qui se désaltère en haut à gauche du bassin central. Au milieu de ce dernier se trouve une étonnante structure élancée, qui renvoie par sa couleur au vêtement rosé de Dieu. Or à l'intérieur de cette étrange architecture, au centre du panneau, il y a une chouette, alors considérée comme une représentation du péché. La présence répétée de ce rapace dans le Jardin des Délices démontre l'importance capitale de ce thème pour Bosch, qui semble infuser dans toutes les strates de l'œuvre.
Jérôme Bosch, le Jardin des Délices, panneau de gauche : le Paradis, 1494-1503, conservé au musée du Prado
Le panneau central met quant à lui en scène de très nombreux personnages, nus pour la plupart, s'adonnant à de multiples activités. Dans ce jardin, de très nombreuses saynètes suggèrent des actes sexuels. Le premier plan en rassemble énormément : la cueillette de fruits ou encore les perles qui s'échappent d'une coquille étaient des métaphores limpides pour beaucoup d'observateurs de l'époque. Elles pourraient être rapprochées des drôleries qui égayaient les marges de certains manuscrits enluminés. Au second plan, une ronde de cavaliers surmontant des créatures hybrides court autour d'un bassin dans lequel des jeunes femmes se baignent. Parmi ces montures fabuleuses, dont certaines ont pu être inspirées par les gargouilles de l'église Saint-Jean que fréquentait Jérôme Bosch, l'on retrouve certaines créatures issues du panneau précédent, comme la licorne ou encore le cerf.
En bas à droite du panneau, cachés dans une grotte, se trouvent trois figures : Adam, Ève et Noé, ce dernier étant identifiable à l'aide des feuilles de vignes qui se trouvent sur sa tête. Vêtus, leur attitude entre en contradiction avec celle des autres personnages : ils semblent conscients du fait que ce qui les entoure est considéré comme péché. Adam pointe Ève du doigt, comme s'il la tenait pour responsable, tandis que la présence de Noé se veut annonciatrice du déluge.
Surplombant l'ensemble, à l'arrière-plan, cinq formations rocheuses structurent le lac et les quatre fleuves qui s'y déversent. Leurs formes alambiquées et complexes mélangent les couleurs et les matières, avec un jeu sur leurs transparences.

Jérôme Bosch, le Jardin des Délices, panneau central : l'Humanité avant le Déluge, 1494-1503, conservé au musée du Prado

Enfin, le dernier panneau, celui de droite, tranche radicalement avec les deux autres. Cela se joue tout d'abord au niveau des couleurs, plus sombres. Ensuite, si les deux premiers panneaux prenaient place dans une nature hyperbolisée, celui-ci renvoie au monde des hommes. Cela se voit dès le premier plan, caractérisé par un fond de couleur brune, où des éléments rappelant le jeu et la musique cohabitent avec des tortures abominables. Comme pour les autres panneaux, derrière cet apparent désordre se trouvent plusieurs petites scènes qui peuvent être observées séparément. C'est par exemple le cas de cet homme assailli par un cochon déguisé en nonne et un démon en armure qui essaient de le pousser à signer un contrat, ce qui fait écho à la peur de céder son âme au diable. Trônant sur un siège percé et portant un chaudron en guise de couronne, le "Prince de l'Enfer", un volatile à la peau bleutée, avale un damné et en défèque d'autres. Il est l'apogée de cette image récurrente de la chouette. Au second plan se trouve un lac gelé. En effet, plutôt que les flammes, c'est ici la glace qui domine, une vision plus proche de celle que Dante Alighieri développe dans la Divine Comédie. C'est ici que se trouve l'une des images les plus connues de l'œuvre : considéré comme un autoportrait de l'artiste, un homme tronc regarde le spectateur. À l'intérieur de son buste, un décor de taverne, où les crapauds remplacent les sièges, porte un regard critique sur ce genre d'établissement. Enfin, à l'arrière-plan, la silhouette de bâtiments obscurs dévorés par les flammes évoque l'Apocalypse. En 1463, pendant l'enfance du peintre, un incendie a ravagé la partie médiévale de sa ville natale. Ces images marquantes ont probablement contribué à inspirer le fond de l'œuvre.
Jérôme Bosch, le Jardin des Délices, panneau de droite : l'Enfer, 1494-1503, conservé au musée du Prado
Bien que ces trois panneaux puissent sembler indépendants à première vue, ils partagent pourtant une même ligne d'horizon. L'impression de profondeur est obtenue à l'aide de la perspective atmosphérique, qui consiste à donner aux éléments lointains un aspect de plus en plus bleuté. Certains motifs fonctionnent en symétrie. Ainsi, la posture d'Adam, dans le panneau correspondant au jardin d'Éden, fait écho à celle d'une femme s'observant dans un miroir sur le panneau de l'enfer. Celle-ci ressemble d'ailleurs beaucoup à Ève. Cette recherche d'équilibre démontre une véritable réflexion esthétique, malgré l'apparent chaos de la composition.
L'œuvre est diffusée dans toute l'Europe à travers de nombreuses copies. Si des interprétations ésotériques ont pu lui être attribuées au fil des siècles, ce triptyque est aujourd'hui plutôt considéré comme un support de réflexion autour de la notion de péché. Le soin apporté aux détails de chacun des panneaux permet de s'y plonger pendant des heures. À chaque nouvelle observation, de nouveaux sens en émergent.
Bibliographie :
BELTING Hans, Bosch : le Jardin des Délices, 2005, Gallimard
Filmographie :
PAYNE James, Hieronymus Bosch, The Garden of Earthly Delights : Great Art Explained, 2021
Sitographie :
VAN HUYSTEE Pieter, The interactive documentary Jheronimus Bosch, the Garden of Earthly Delights, 2016