top of page

Le Théâtre de la Mode (1945 - 1946)


28 mars 1945, Pavillon de Marsan – Une foule impatiente se presse devant l’extrémité nord-ouest du palais du Louvre pour découvrir la nouvelle exposition du musée des Arts décoratifs. Tout le monde vient admirer de charmantes figures, pas plus hautes que soixante-dix centimètres, vêtues de toilettes complètes. Robes, manteaux, chapeaux et accessoires défilent sur ces cent-soixante-dix mannequins miniatures parés par les plus grands couturiers de l’époque. Un réjouissement pour les yeux et pour les cœurs meurtris par la Seconde Guerre mondiale. Le Théâtre de la Mode est né de la réunion d’artistes et de créateurs de mode pour offrir aux visiteurs un symbole poétique d’espoir et de reconstruction. C’est l’histoire de la haute couture française qu’il donne à voir – c’est l’histoire de Paris !


Christian Bérard, Affiche du Théâtre de la Mode, Paris, 1945

Les années de guerre et la haute couture mise à mal


En 1944, le paysage de la haute couture française est aussi chaotique que le reste du pays. La plupart des maisons de mode ont fermé leurs portes et remercié leurs ouvrières. Le cliquetis des machines à coudre a laissé place au pas cadencé des troupes : Madeleine Vionnet se retire dès le début du conflit ; Chanel ne rouvrira qu'en 1954.

Certaines maisons telles que Lanvin, Maggy Rouff et Rochas tentent cependant de se maintenir et Lucien Lelong, alors président de la Chambre syndicale de la haute couture parisienne, se démène pour préserver intact le patrimoine de la couture française en faisant front au déménagement des maisons à Berlin.


Elsa Schiaparelli, Tenue pour abri, photo de Constantin Joffé, 1939.

Une forme de résistance se déploie chez certains créateurs. Madame Grès, qui avait fermé sa maison dans les années 1930, rouvre en 1942 avec des robes aux drapés gourmands en tissu, n’ayant que faire des restrictions allemandes. Elle sera finalement contrainte d’abandonner cette technique jusqu’à la Libération.

Elsa Schiaparelli, exilée dès 1940 aux Etats-Unis, propose des « tenues d’abri » appropriées à ces heures sombres. Les couleurs se font plus discrètes, le capuchon tient chaud et évite de porter un chapeau, les vêtements se dotent de poches fonctionnelles et le masque à gaz devient le nouvel accessoire.


Elsa Schiaparelli, Dessin d'un manteau à capuchon, graphite, plume, encre noire, gouache, aquarelle sur papier vélin, 1939. ©Paris, MAD

Si la haute couture a parfois obtenu quelques dérogations en termes d’approvisionnement, la guerre a introduit un système de débrouillardise chez la population, sujette au rationnement. C’est toute la manière de concevoir le vêtement, de le fabriquer et de le porter qui se trouve bouleversée par la pénurie. Le vêtement en temps de conflit s’est fait pratique et robuste, dénué de ses fioritures d’avant-guerre. Les restrictions qui touchent l’essence entraînent un développement de la bicyclette chez les Françaises et nécessite des tenues adaptées : jupe-culotte ou robe ample, sandales compensées, sac en bandoulière pour libérer les mains, foulard-turban pour dissimuler une coiffure approximative…


Les effets désastreux de la guerre perdurent bien après l’Armistice. À la Libération, la haute couture continue de subir les conséquences des cinq dernières années. Lorsque Christian Dior fonde sa Maison en 1946, au 30 avenue Montaigne et présente l’année suivante ses collections « Corolle » et « En Huit », l’allongement de la longueur des jupes et la quantité importante de drap utilisé font scandale. Alors que les tickets de rationnements sont encore bien présents dans les esprits, les femmes qui s’étaient vues contraintes de tailler leurs vêtements dans les tissus d’ameublement, les rideaux ou les vieux vestons de leur époux parti à la guerre, regardent avec amertume tout ce déballage d’étoffes.


Après le trauma du deuxième conflit mondial et de ses années de privation, la haute couture doit trouver un moyen de se réinventer et de séduire à nouveau sa clientèle. L'Entr’aide française imagine une vaste entreprise pour récolter des fonds importants, utiles à la reconstruction et à l’aide des victimes. Son président Raoul Dautry missionne Lucien Lelong et Robert Ricci pour mener à bien ce projet, symbole de joie de vivre et d’élégance retrouvées.



Affiche de l'exposition, Paris, 1945

Une exposition itinérante pour redorer la haute couture française


Sous la direction artistique de Christian Bérard, l’exposition imagine quatorze tableaux servant d’écrins aux coquettes poupées. Ainsi vêtues des dernières créations par les cinquante-trois couturiers les plus en vogue de l’époque, elles incarnent le savoir-faire français et soulignent le rôle de Paris comme capitale de la mode.


La conception de ces beautés miniatures sollicite tous les corps de métiers de la mode : modistes, coiffeurs, bottiers, gantiers, maroquiniers, joailliers… Les poupées sont réalisées avec du fil de fer par Jean Saint-Martin à partir de croquis d’Éliane Bonabel. Les têtes en plâtre sont ensuite ajoutées par Joan Rebull. Les toilettes imaginées par Jean Patou, Nina Ricci, Blanche Issartel, Cristóbal Balenciaga, Jacques Fath et les autres, sont exécutées par les petites mains agiles qui reproduisent les modèles dans les moindres détails. Ainsi, les poupées se parent de minuscules boutons, de petites poches, de gants miniatures, de parapluies et d’escarpins pour pieds mignons. Le tout est chapeauté de coiffes haut perchées sur la tête qui se dressent dans des architectures de tulle, d’aigrettes et de flancs de paradis.


Eliane Bonabel réalisant une poupée, 1945, photo de Ronny Jacques

Affiche de l'exposition, New York, 1946

Soieries, drapés asymétriques, tissus façonnés, reflets chatoyants de l’armure satin, chefs-d’œuvre de coupe, cascades rutilantes de perles, broderies de rinceaux et cabochons étincelants offrent un peu de distraction au public et lui font oublier le temps d’une exposition la misère qui est toujours là. Entre le 28 mars et le 10 mai 1945, plus de cent-mille visiteurs se rendent au Théâtre de la Mode pour admirer ces démonstrations de savoir-faire à la gloire de l’artisanat français. Le succès est immense et l’Entr’aide française obtient prêt d'un million de francs en quelques semaines. L’exposition commence alors un parcours à travers l’Europe. Après avoir ravi Londres, Leeds, Copenhague, Stockholm, Vienne, Barcelone, les « petites ambassadrices » poursuivent leur voyage, bien installées dans des coffres moelleux, et deviennent la vitrine de la couture et de l’élégance française outre-Atlantique. De mai à juin 1946, l’exposition est présentée à New-York où elle est saluée par la presse américaine, puis à San Francisco.


Succès du Théâtre de la Mode dans un article du journal "Ambiance" du 4 avril 1945

William Hoare, Christopher Anstey avec sa fille, vers 1775, Londres, National Portrait Gallery




Dans l'espoir de renouer avec une clientèle internationale, la haute couture parisienne se répand grâce à ses poupées voyageuses qui s’inscrivent alors dans la tradition des « poupées de mode » de l’Ancien Régime. Cette pratique ancienne, surtout connue par les textes d'époque et notamment par les factures, permettait de diffuser les dernières modes, généralement de Paris, dans les autres cours européennes.








Une scénographie féérique


Le Théâtre en lui-même a été conçu par treize artistes peintres et décorateurs : Christian Bérard, Jean Cocteau, André Dignimont, Georges Douking, Georges Geffroy, Emili Grau-Sala, Jean-Denis Malclès, Joan Rebull, Jean Saint-Martin, Emilio Terry, Louis Touchagues, Georges Wakhévitch et André Beaurepaire. La mise en scène s’applique comme pour un spectacle réel. L’éclairage des maquettes, assuré par Boris Kochno, donne vie aux cent-soixante-dix poupées, bercées par la musique d’Henri Sauguet. Les décors figurent des lieux emblématiques de Paris tels que le Palais-Royal, les Champs-Élysées, la place Vendôme et la rue de la Paix, ou encore l’île de la Cité. La disposition de chaque mannequin miniature relève de la comédie et d’une véritable narration. Le parcours défile dans un spectaculaire enchaînement de saynètes et de rebondissements.


Certains participants comme Jean Cocteau s’amusent à présenter les poupées de manière insolite dans des décors originaux. Son projet « Ma femme est une sorcière », en hommage au film de René Clair (1942), présente une chambre de bonne incendiée qui laisse échapper par quelques ouvertures une vue renversante de Paris. Plusieurs personnages fantasques évoluent de façon disparate dans la scène comme la sorcière en robe de mariée s’échappant sur son balai.


Jean Cocteau, "Ma femme est une sorcière", décor pour l’exposition Le Théâtre de la Mode au pavillon de Marsan, 1945

Parmi les jeunes talents se trouve le brillant André Beaurepaire âgé d’une vingtaine d’années, dont les cahiers de classe regorgent de dessins de palais et d’univers fabuleux nourris d’influences baroques.


André Beaurepaire, "La grotte enchantée", décor pour l'exposition Le Théâtre de la Mode au pavillon de Marsan, 1945, photo d'André Ostier
Louis Touchagues, "La Rue de la Paix en la Place Vendôme", décor pour l'exposition Le Théâtre de la Mode au pavillon de Marsan, 1945, photo de Robert Doisneau/Rapho

Après l'exposition, les bijoux prêtés repartent à Paris mais les décors sont dispersés puis présumés détruits. Les poupées sont entreposées quelques temps dans le sous-sol du magasin City of Paris à San Francisco. Les mannequins sont finalement sauvés grâce aux efforts d'Alma de Bretteville Spreckels, qui a défendu leur transfert au Maryhill Museum of Art de Goldendale, près de Washington.

Dans les années 1990, le Petit Théâtre est ressuscité pour une nouvelle tournée qui, pour rendre hommage à son berceau d’origine, débute au Pavillon de Marsan.

Aujourd'hui, le Museum of Art de Maryhill abrite un ensemble moderne de décors reconstitués et de mannequins restaurés. Trois des neuf ensembles sont exposés chaque année pour respecter le principe de conservation-préventive de rotation des œuvres textiles.


Dans la continuité des poupées de mode historiques et des mannequins miniatures d’après-guerre, la collection automne-hiver 2020-2021 de Maria Grazia Chiuri rend hommage aux petites mains des ateliers de couture français en dévoilant une série de trente-sept nouvelles « ambassadrices » vêtues par la magie de la Maison Dior.



Margaux Granier-Weber

 

Bibliographie :

  • La Mode et les poupées du XVIIIe siècle à nos jours, cat. exp., Paris, Palais Galliera, 1981-1982, p. 16-18.

  • Denis Bruna, « Une histoire des poupées de mode », dans Anne Monnier, Barbie, cat. exp., Paris, musée des Arts décoratifs, 2016, p. 23-37.

  • Edmonde Charles-Roux, Herbert R. Lottman, Stanley Garfinkel, Nadine Gasc, Théâtre de la Mode. Fashion Dolls : The Survival of Haute Couture, New York, Rizzoli International Publications, 1991.


Post: Blog2_Post
bottom of page