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Les Cent vues d'Edo de Hiroshige


Entre 1856 et 1858, Utagawa Hiroshige entreprend la série Cent vues d'Edo, la dernière grande œuvre picturale de sa vie. Au fil des cent dix-neuf estampes qui composent la série, inspirée par les vues de paysages célèbres (meisho-e), l'artiste japonais décline les lieux marquants de la cité d'Edo (ancien nom de Tokyo). Son goût de l'anecdote, le choix audacieux de ses cadrages et sa grande maîtrise de la xylographie font de cette œuvre un témoignage plaisant et vibrant de la capitale d'un shogunat finissant.

Carte d'Edo, années 1840

A l’origine simple village de pêcheurs, Edo gagne en importance à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, lorsqu’elle devient la base militaire de Tokugawa Ieyasu. Ce dernier joue un rôle fondamental dans l’unification du Japon au cours de la période Azuchi Momoyama (1573-1603). En effet, cette époque est le théâtre de multiples luttes de pouvoir qui opposent les daimyos (gouverneurs de province) et trouvent leur conclusion au cours de la bataille de Sekihagara. Le premier shogun de la dynastie Tokugawa décide alors de placer sa capitale à Edo. Afin de maintenir la paix et se garantir la loyauté des daimyos, le shogun leur impose à partir de 1635 d'y séjourner une année sur deux, selon un système de résidence alternée appelé sankin kotai. Lorsqu'ils sont dans leurs provinces, les gouverneurs sont tenus de laisser leurs familles en otage à Edo. Cette décision favorise le développement de la ville, qui voit affluer les nobles et leurs suites, ainsi que des ouvriers, des commerçants et des artisans. Au moment où Hiroshige entame sa série, Edo est une immense métropole peuplée par plus d'un million d'habitants.

Utagawa Hiroshige, La ville en fleurs, le festival de Tanabata, 1857

Né en 1797, Ando Tokutaro, que l'on connaît davantage sous le nom d'Utagawa Hiroshige, passe les premières années de sa vie dans une caserne de pompiers. En effet, son père fait partie des militaires chargés de protéger du feu le palais du shogun Tokugawa. Il transmet cette charge à son fils en 1809, peu avant sa mort. Le jeune homme profite alors du temps que lui accorde sa fonction pour se perfectionner dans les arts. Il montre un talent certain pour la xylographie et entre au service de Utagawa Toyoharu, fondateur de l'école Utagawa et figure importante du développement de l'ukiyo-e. S'il se partage dans un premier temps entre son poste de pompier et la pratique artistique, Utagawa Hiroshige quitte ses fonctions en 1832 pour se consacrer pleinement à son œuvre. Il entame l'année suivante une de ses séries les plus célèbres : Les Cinquante-trois Stations du Tokaido, qui met à l'honneur son goût pour la représentation de paysages.

Le mot ukiyo, qui peut se traduire "monde flottant", renvoie au concept bouddhique d'impermanence. Cependant, l'époque d'Edo attribue un sens nouveau à ce terme, qui décrit dès lors un mode de vie urbain, invitant davantage au plaisir et à la jouissance. Le pendant pictural de ce courant, l'ukiyo-e, met en avant des scènes populaires qui connaissent une large diffusion grâce à la reproductibilité de l'estampe. Hiroshige mais aussi Hokusai et Kuniyoshi, deux artistes de la même période, font partie des plus illustres créateurs d'estampes ukiyo-e.

Utagawa Hiroshige, Le quartier des teinturiers à Kanda, 1857

Séparées en quatre saisons, les 119 estampes des Cent vues d’Edo adoptent un format d'environ 37,5 centimètres de long pour 25,5 centimètres de large, dit oban. Dans cette série, Hiroshige conçoit toutes ses œuvres selon une orientation portrait. Le quartier des teinturiers à Kanda utilise cette verticalité pour accentuer la taille des tissus que des teinturiers ont mis à sécher. A l'arrière-plan se trouve le mont Fuji, sublimé par les subtils dégradés de couleur de style fukibokashi. Au-delà de ce jeu sur les hauteurs, cette planche est également l'occasion pour Hiroshige de glisser des référence par le biais de l'écriture : les deux bandes blanches au premier plan portent le signe poisson (sakana). Cela renverrait au nom de son éditeur, Sakanaya Eikichi. Hiroshige place d'ailleurs son monogramme sur les deux bandes blanches qui suivent, afin d'appuyer le clin d'œil. Certaines estampes de la série jouent également sur la profondeur en mettant un élément souvent anecdotique au premier plan de l'œuvre. Une tortue, les jambes d'un pécheur ou encore la rambarde d'un pont structurent ainsi des images surprenantes. A ce titre, l'estampe Naito Shinjuku à Yotsuya place les jambes d'un cheval au cœur de sa composition. L'attention au détail trivial passe par la représentation des déjections de l'animal, derrière lequel se trouve la rue commerciale de Shinjuku, très fréquentée.

Utagawa Hiroshige, Naito Shinjuku à Yotsua, 1857

Utagawa Hiroshige, Vue nocturne du quartier de Sakurawa-Machi, 1856

Les scènes urbaines mettent en avant des approches diverses de la perspective. A l'instar de ses contemporains, Utagawa Hiroshige est influencé par la perspective occidentale, comme le montre la Vue nocturne du quartier de Sakurawa-Machi. Hiroshige s'attache ici à rendre les lumières et les ombres du clair de lune, dans cette rue passante occupée par de multiples théâtres. Au moment de la réalisation de cette œuvre, en septembre 1856, Edo est en pleine reconstruction à la suite du séisme de 1855, qui a causé d'immenses pertes humaines et matérielles. A l'inverse, Hiroshige se sert la plupart du temps de la perspective japonaise dite à vol d'oiseau. L'estampe Jardins du temple à Nippori utilise cette perspective aérienne pour représenter un complexe religieux où cohabitent des temples bouddhistes et shintoïstes, ce qui disparaît en 1868, au moment où le shintoïsme devient la religion officielle. L'artiste prend toutefois quelques libertés quant aux réalités botaniques en faisant fleurir en même temps les cerisiers et les azalées. Les architectures discrètes, perdues au milieu de la nature, confèrent aux pins une impression de gigantisme.

Utagawa Hiroshige, Jardins du temple à Nippori, 1857
Utagawa Hiroshige, Averse sur le pont Shin-Ohashi à Atake, 1857

L'influence des estampes de Hiroshige sur les peintres impressionnistes et néo-impressionnistes s'inscrit dans le courant du japonisme, qui fait suite à l'ouverture forcée du Japon à l'occident amorcée par les expéditions du commodore Matthew Perry en 1853 et 1854. L'estampe Averse sur le pont Shin-Ohashi à Atake est probablement l'œuvre la plus connue de la série des Cent vues d'Edo. Elle a notamment été copiée par Vincent Van Gogh. L'inclinaison de la ligne d'horizon évoque avec beaucoup de justesse la force du vent, qui force les quelques voyageurs à se plier en deux. Le traitement de la pluie témoigne de la virtuosité de Hiroshige : ce sont deux réseaux de fines lignes parallèles superposés, qui donnent cette impression de pluie violente. Enfin, certaines des œuvres les plus tardives de la série des Cent vues d'Edo n'ont pas été réalisées par Utagawa Hiroshige lui même, mais par son élève et fils adoptif Hiroshige II. C'est le cas de l'estampe Le sanctuaire Hachiman à Ichigaya, qui porte un sceau de censure daté du mois qui suit la mort de Hiroshige. Ici, des nuages cachent en partie le quartier de Ichigaya, mais ne masquent pas le temple dédié à Inari, déité shinto communément associée aux céréales et plus largement à la nourriture, dont le culte évolue au cours de l'époque d'Edo pour correspondre davantage aux évolutions de la société. Cela fait d'Inari une divinité polymorphe dont la popularité subsiste encore aujourd'hui.

Utagawa Hiroshige, Le sanctuaire Hachiman à Ichigaya, octobre 1858

Chacune des vues d'Edo met en avant un fragment d'une culture urbaine vouée à subir de nombreux changements au moment de l'établissement de l'ère Meiji (1868-1912). Utagawa Hiroshige meurt en 1858. Il se fait jusqu'à sa disparition le témoin de son temps, tout en étant le vecteur d'une influence occidentale grandissante. Ce syncrétisme accouche d'une œuvre plurielle et contrastée mais fondamentalement tournée vers la ville natale de l'artiste, inscrivant les Cent vues d'Edo parmi les monuments de l'estampe ukiyo-e.

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