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Misère et désespoir de l’artiste au XIXe siècle, un fait social devenu mythe artistique



Il n’est plus nécessaire aujourd'hui d’établir que le statut de l’artiste dans les sociétés européennes n’a cessé d’évoluer entre le XVe siècle et notre époque. Souvent confondu à l’origine avec l’artisan, l’artiste obtient finalement une nouvelle distinction sociale grâce à sa capacité à imaginer et à créer des représentations à partir de ses propres perceptions du monde. Vivant des commandes passées par son mécène tout au long de la Renaissance, il trouve ensuite son indépendance au XVIIe siècle grâce au marché de l’art, lui permettant parfois de se constituer une petite fortune. Devenu célèbre – s’il se distingue par son travail – l’artiste devient membre des académies des Beaux-Arts et peintre officiel de la cour au XVIIIe siècle. Pourtant, la Révolution, l’émergence de la bourgeoisie qui s’empare du pouvoir politique et l’industrialisation de l’Europe va radicalement modifier la condition de l’artiste. Au XIXe siècle, nombreux sont les jeunes gens qui, sans le sou, montent à la capitale débordant d’ambition dans l’espoir de devenir l’artiste dont le public du Salon parlera l’année suivante. Parmi tous ces Rastignac de la peinture et de la sculpture, seule une poignée vivra cependant de son travail et la réalité de l’artiste au tournant des années 1800 est en fait une vie d’indigence menant souvent à la maladie ou au suicide. Ce fait social, qui perdurera particulièrement jusque dans la première moitié du XXe siècle, engendre à partir des années 1820 la création de peintures mettant en scène la figure mythique de l’artiste génial, incompris et reclus dans son atelier.


Tommaso Minardi (1787-1871), Autoportrait, huile sur toile, 1807, Florence, galerie des Offices

Ces représentations et cette réflexion autour de l’artiste maudit mais néanmoins prodige de son art doivent également leur apparition à l’émergence d’un mouvement artistique du début du siècle : le romantisme. Comme en bien d’autres occasions, les peintres entretiennent ici un rapport étroit avec le monde littéraire et particulièrement avec la poésie. Ainsi, le poète, semblable au peintre, devient-il aussi le génie incompris, celui qui doit éclairer le monde malgré une société qui le rejette. Tel est le discours tenu par exemple en 1840 par Victor Hugo dans son poème « Fonction du poète » paru dans Les Rayons et les ombres :


« […]

Le poëte en des jours impies

Vient préparer des jours meilleurs.

Il est l’homme des utopies,

Les pieds ici, les yeux ailleurs.

C’est lui qui sur toutes les têtes,

En tout temps, pareil aux prophètes,

Dans sa main, où tout peut tenir,

Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue,

Comme une torche qu’il secoue,

Faire flamboyer l’avenir !


Il voit, quand les peuples végètent !

Ses rêves, toujours pleins d’amour,

Sont faits des ombres que lui jettent

Les choses qui seront un jour.

On le raille. Qu’importe ! il pense.

Plus d’une âme inscrit en silence

Ce que la foule n’entend pas.

Il plaint ses contempteurs frivoles ;

Et maint faux sage à ses paroles

Rit tout haut et songe tout bas !

[…] »


Carl Spitzweg (1808-1885), Le Pauvre Poète, huile sur toile, 1839, Schackgalerie

Seize ans plus tard, le peintre anglais Henry Wallis s’empare lui aussi de la figure du poète maudit avec sa Mort de Chatterton évoquant le tragique suicide en 1770 de Thomas Chatterton, à l’âge de 17 ans, dans sa petite chambre londonienne. Ce dernier s’était donné la mort, confronté à sa propre misère et dépité de n’avoir jamais rencontré le succès après avoir essuyé le dédain de l’écrivain Horace Walpole. Outre le fait que cette peinture crée un lien avec la littérature en représentant un poète, c’est la composition de cette œuvre qui est intéressante. Elle n’est en effet pas sans rappeler la toile d’Alexandre-Gabriel Decamps, exécutée vers 1836 et intitulée Le Suicide.


De gauche à droite :

Henry Wallis (1830-1916), La Mort de Chatterton, huile sur toile, 1856, Tate Britain

Alexandre-Gabriel Decamps (1803-1860), Le Suicide, huile sur toile, vers 1836, Walters Art Museum


Contrairement à l’œuvre précédente, ce tableau n'identifie pas réellement son sujet : le titre n’indique pas le nom du défunt et le visage de celui-ci est opportunément dissimulé dans l’ombre. Seule la mort violente, suggérée par le révolver reposant au sol, et la pauvreté, évoquée par la paillasse sur laquelle repose le mort, sont mises en évidence. Ces deux éléments permettent pourtant d’imaginer l’identité du suicidé : un artiste. Le spectateur l’identifie ici parce que c’est le seul homme pauvre de la sorte qui puisse, à son époque, être amené à vouloir se donner la mort d’une façon si soudaine, refusant ainsi de renier sa vocation artistique pour espérer survivre d’une activité plus lucrative. La non-personnification du sujet est aussi une manière pour Decamps de parler de la condition de l’artiste en général et d’évoquer – sans toutefois y voir forcément une œuvre engagée politiquement – le sort de ses semblables.


Jules Blin (vers 1851 - ?), Art, misère, désespoir, folie !, huile sur toile, 1880, musée des Beaux-Arts de Dijon

Sur ce thème, comment ne pas penser également à la très intéressante (et néanmoins énigmatique) toile de Jules Blin intitulée Art, misère, désespoir, folie ! datée de 1880. Outre la misère manifeste de l’artiste enfermé dans son atelier, cette œuvre met particulièrement en évidence la faillite morale du peintre confronté à son propre échec. Le personnage au centre de la composition (peut-être un autoportrait de Blin ?) se trouve dans son atelier, comme en témoignent le matériel de peinture et les tableaux en arrière-plan, et procède manifestement, d’un pied vengeur, à la destruction de sa création, chose censée être ce qu’il a de plus cher au monde. Poussé dans ses dernières ressources, l’homme représenté est acculé par la situation et se résigne lui aussi à l’action violente, comme en témoigne le révolver qu’il porte à la main. Mais l’artiste en veut-il à lui-même ou à la société qui le rejette et qu’incarnerait le spectateur ? Rien n’est certain : l’homme se trouve face à nous et s’avance visiblement en notre direction, tandis qu’il ne semble pas décidé à faire usage de son arme contre sa personne.


Au-delà de cette interprétation, ce tableau ne raconte-t-il pas aussi un peu de l’histoire de son auteur ? Nous ne connaissons en effet que peu de choses à son sujet. Né en Belgique vers 1851, Blin aurait été l’élève de Nicaise de Keyser (1813-1887) et aurait présenté un premier tableau au Salon en 1878 intitulé Délaissée. Cet artiste semble coutumier des scènes de désespoir et de pauvreté sociale comme l’indique le titre de la toile qu’il présente au Salon l’année suivante : Dernières ressources ; se rendant au Mont-de-Piété. Ces éléments peuvent laisser supposer que son œuvre est peut-être quelque peu autobiographique d’autant que la date et le lieu de sa mort nous restent inconnus à ce jour, laissant supposer qu’il est peut-être décédé dans un dénuement total.


Gustave Courbet (1819-1877), Le Désespéré, huile sur toile, entre 1841 et 1845, collection particulière

Nous l’avons donc constaté, les exemples de peintures sur la misère et le désespoir de l’artiste ne manquent pas. Le sujet a été magnifié, intellectualisé, sous l’impulsion des romantiques et des préraphaélites pour créer l’image d’un artiste maudit et pourtant plein de génie et de convictions artistiques auxquels il n’est pas prêt à renoncer. Sur ce thème, nous aurions encore pu évoquer le célèbre Désespéré de Gustave Courbet, formidable autoportrait psychologique du peintre et dont nous épargnons au lecteur une analyse qui ne saurait égaler celles déjà réalisées à son propos.


Emily Mary Osborn (1828-1925), Nameless and Friendless, huile sur toile, 1857, Tate Britain

Revenons plutôt sur le fait que ce mythe artistique transcendantal dans la production picturale du XIXe siècle est avant tout une vérité sociale qui touchait durement toute une part de la société. À ce titre, la peintre Emily Mary Osborn s’était aussi attachée avec son tableau Nameless and Friendless (Sans nom et sans amis en français) à décrire la difficulté de l’artiste à rencontrer le succès ou, du moins, à vivre simplement de son travail, réalité d’autant plus difficile en tant que femme artiste de l’époque. Du point de vue littéraire, le maître de la fresque sociale qu’était Émile Zola avait également mis en scène dans L’Œuvre (1886) le personnage de Claude Lantier, jeune homme plein d’espoirs artistiques déçus ne voyant finalement plus son salut que dans le suicide. Un acte malheureusement très fréquent à l’époque dont furent victime Léopold Robert en mars 1835, Antoine-Jean Gros en juin de la même année à la suite d’un échec au Salon, Vincent Van Gogh en 1890 et bien d'autres encore dont les noms furent oubliés. En plus de considérations esthétiques, c’est également pour faire face à cette paupérisation extrême qu’est venue l’idée de fonder des sociétés d’artistes, à l’image de la Société des Artistes français en 1881 ou de la Société Nationale des Beaux-Arts en 1890. Ces dernières permettaient ainsi de donner plus de visibilité aux œuvres et de faciliter les rentrées d’argent dans un monde où le créateur d’art, aussi talentueux soit-il, peinait à se faire une place.


 

L'auteur remercie aimablement les lecteurs qui pourraient lui fournir des informations concernant la vie et le travail de Jules Blin ainsi que sur la localisation de ses peintures. Merci de lui faire parvenir ces informations à l'adresse mail suivante : aurelien.delahaie@outlook.fr

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