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Un nouveau Léonard sur le marché : le croquis d'une tête d'ours

Si l’annonce a été faite de manière plutôt discrète, la nouvelle du passage en vente publique le 8 juillet à Londres d’un croquis, de quelques centimètres à peine, attribué à Léonard de Vinci a rapidement été relatée par les médias du monde entier. Là où une même annonce pour un dessin du Titien ou de Delacroix n’aurait fait l’actualité que de la presse spécialisée, celle du Léonard a eu l’effet d’une bombe, et cela alors que le dessin est loin d’être une « redécouverte ». Cette multiplication des articles s’explique logiquement par l’attrait populaire créé autour des œuvres de Léonard de Vinci depuis la vente du Salvator Mundi et son adjudication record, à près de 450 millions de dollars, ce qui en a fait la « peinture la plus chère du monde ». Le 8 mai, Le Figaro publiait ainsi un article intitulé « La Tête d'ours dessinée par Léonard de Vinci pourrait atteindre 16 millions de dollars », il en est de même pour le Guardian et son « Leonardo da Vinci bear drawing expected to fetch £12m at auction », les deux titres rappelant l’important enjeu financier derrière cette mise sur le marché. Néanmoins, avant d’être une œuvre estimée entre 8 et 12 millions de £, cette petit tête d’ours reste un merveilleux dessin.


Léonard de Vinci, Tête d'ours, vers 1480-85, Christie's.

Sur un papier préparé rose pâle est esquissé, en quelques traces de pointe métallique, la tête d’un ours figuré de trois-quarts, le museau penché vers le bas, les oreilles levées et les yeux, dont un seul est visible, tournés vers la gauche. Le peintre s’est principalement concentré sur le regard de l’animal et sur son museau, de manière à le doter d’une grande expressivité. Le pelage et le haut du visage sont, eux, à peine marqués par quelques hachures.


Léonard de Vinci, pattes de chien ou d'ours, vers 1490, National Galleries of Scotland, Edimbourg.

En bas à gauche de la feuille est écrit de manière parfaitement lisible « Léonard de Vinci ». Une inscription similaire, peut-être de la même main, est présente sur un dessin conservé aux National Galleries of Scotland (inv. D 5189) souvent décrit comme une étude de pattes d’ours mais présenté comme celle de pattes de chien à l'exposition Léonard de Vinci ayant eu lieu au musée du Louvre en 2019-2020. L’attribution apocryphe écrite en français peut laisser penser à un passage dans une collection française de l’œuvre, sans que celui-ci soit établi dans la provenance connue de l’œuvre.







Selon cette provenance, nous pouvons suivre ce dessin à partir du début du XIXe siècle quand il se situait dans la collection du britannique sir Thomas Lawrence (1769-1830) comme l’atteste le « TL » tamponné sous l’inscription attribuant l’œuvre. Ces lettres se retrouvent également sur le dessin le plus proche du croquis étudié soit l’étude d’Ours conservée au Metropolitan Museum de New York (inv. 1975.1.369). Ce dessin est daté de la première moitié des années 1480-85, soit des dernières années de la jeunesse florentine du peintre ou des premières années de son premier séjour milanais (à partir de 1482-83). Cette datation, permise notamment par la technique utilisée, caractéristique de ces années-là, doit être étendu au lot mis en vente chez Christie’s. Il s’agit donc de deux dessins concomitants, peut-être issus d’ailleurs d’une même feuille découpée. Si cela ne peut être affirmé, les deux papiers présentent néanmoins des traces de découpe : dans les angles supérieurs pour celui de Christie’s et dans l’angle supérieur droit pour celui du Metropolitan.


Léonard de Vinci, Etude d'ours, vers 1480-85, Metropolitan Museum of Art, New York.

Si le communiqué de presse de la maison de vente londonienne rapproche le dessin de la Dame à l’hermine, y voyant une similarité entre le visage de l’ours et celui de l’animal du portrait du musée de Cracovie, ces études d’ours peuvent être plus raisonnablement liées au travail de Léonard sur l’anatomie animale dans le contexte de la rédaction d’un traité sur cette question (qui ne verra jamais le jour), évoqué dans un manuscrit. Ces croquis ont sans doute été réalisés en observant un ours captif quand bien même Carmen Bembach, conservatrice au Metropolitan Museum, suggère l'étude d'un animal mort. L'ours était, en tout cas, une espèce commune et fortement représentée aussi bien en Toscane qu'en Lombardie.


À la mort de Sir Thomas Lawrence en 1830, le tête d’ours, ainsi que l’étude du Metropolitan, passèrent dans la collection du marchand Samuel Woodburn qui les céda en vente publique chez Christie’s à Londres le 8 juin 1860. Lors de celle-ci pas moins de vingt-six lots de dessins attribués à Léonard furent mis en vente. L’étude du Metropolitan, qui est décrite dans le catalogue de la vente comme « A bear walking-metal point, on prepared paper », fut vendue pour 4 £ soit l’équivalent d’environ 500 £ actuels. Celle de Christie’s, jointe avec l’étude de pattes de chien ou d’ours du musée d’Edimbourg (citée plus haut), qui est décrite comme « The head of a bear ; and a study of the paws of the same animal – metal point », fut vendue en lot pour 2,5 £ soit environ 300 £ actuels. Ces prix, s’ils peuvent sembler faibles, même vis-à-vis de certaines autres feuilles de Léonard vendues le même jour (certaines atteignirent plus de 50 £), équivalent au prix moyen d’adjudication des dessins attribués à Titien vendus au même moment.


Les trois dessins de Léonard qui viennent d’être cités furent achetés par un certain « Chambers », selon les annotations du catalogue de vente conservé au RKDH, que nous n’avons pu identifier. Nous perdons ainsi leur trace jusqu’à ce qu’ils réapparaissent séparément. La tête d’ours refait ainsi surface dans la collection du capitaine britannique Norman Robert Colville dans la première moitié du XIXe siècle tout comme l’étude de pattes d’Edimbourg tandis que l’étude du Metropolitan se retrouve, elle, dans la collection du suisse Ludwig Rosenthal. L’étude de pattes fut achetée en 1991 par les National Galleries of Scotland, ce qui ne fut pas le cas de la tête d’ours qui est depuis 2008 en possession du collectionneur new-yorkais qui s’en sépare aujourd’hui.


L’œuvre mise en vente chez Christie’s est donc attribuée à Léonard de Vinci depuis au moins le début du XIXe siècle. Cette identification ancienne n’a, depuis, jamais été remise en cause et est renforcée régulièrement par la présentation du croquis dans de grandes expositions. Il est ainsi possible de citer récemment l’exposition de la National Gallery « Leonardo da Vinci : Painter at the Court of Milan » où il portait le numéro 14 du catalogue et bénéficiait d’une notice rédigée par Arturo Galansino.


Léonard de Vinci, Etude de saint Sébastien, vers 1480, Tajan.

Même si de n’est pas une redécouverte, son passage en vente publique reste un évènement majeur puisqu’il n’y a aujourd’hui plus que huit dessins attribués de manière formelle à Léonard de Vinci en mains privées et les transactions sur ceux-ci sont rares. Il faut ainsi remonter à 2001 pour trouver un autre dessin ayant été adjugé en vente publique. Il s’agit d’une étude de cavalier pour l’Adoration des mages qui a été vendue pour près de 8,1 millions de livres sterling chez Christie’s également. Ce dessin fut présentée lors de l’exposition du musée du Louvre en 2019-2020. Pour être complet, il faut également citer l’étude de saint Sébastien présentée en 2016 chez Tajan à Paris et dont la vente n’a toujours pas eu lieu. L’estimation la plus récente, datant de 2018, allait pour ce très beau dessin de 30 à 60 millions d’euros.


Léonard de Vinci, Etude de cavalier, vers 1480-82, collection privée.

Face à ces prix, qu’en est il pour la tête d’ours ? Comme l’a très bien démontré Nicolas Bousser dans un article sur ce même site - Folies d’enchères, Léonard à tout prix -, le nom de Léonard fait vendre et cher. Cela surtout depuis 2017 et la vente du Salvator Mundi qui a établi un record absolu. Ce constat amène l’idée que les 8 millions de livres sterling atteints par l’étude de cavalier en 2001, dessin bien supérieur à la tête d’ours, risquent d’être aisément battus. Néanmoins à cause de la modestie des dimensions du dessin, 7 par 7 cm, et de l’absence de figures humaines, il ne faut sans doute pas s’attendre à ce que la barre des 30 millions de livres soit franchie.







Ces considérations faites, il ne nous reste plus qu’à espérer que le nouveau propriétaire du dessin soit aussi prêteur que ses prédécesseurs afin que les expositions d'avant-vente ayant lieu à New York, Hong Kong et Londres ne soient pas les dernières occasions d’admirer cette très sympathique tête d’ours. Nous ne croyons en tout cas pas à l'achat de ce dessin par un grand musée occidental.


Antoine Lavastre

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