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Vita Sackville-West, un poème au jardin

Par Joséphine Journel


William Strang, Portrait de Vita, huile sur toile, 1918, Kelvingrove Art gallery and Museum, Glasgow. (c) CCO


"Au Ritz, c'est l'heure du thé (…) Seule, sans bagages, immédiatement détachée de ce qui l'entoure, j'aperçois de dos une longue silhouette mince sous un grand chapeau de feutre : The Honourable Victoria Sackville-West est, pour un jour, l'hôte de Paris." (1)

C'est en ces termes que la journaliste Yvette Jeandet croque le portrait de Vita, aristocrate anglaise, poétesse, romancière, journaliste critique et gardener de génie dans Les Nouvelles Littéraires du 4 février 1939. Arrivée quelques jours auparavant en France, Vita avait accordé un entretien au sortir de la dernière réunion du Rapprochement Intellectuel. Ce cercle est alors présidé par le Duc d'Harcourt, qui l'invite à faire la promotion de son dernier ouvrage : Pépita, dangereuse gitane, une biographie de sa grand-mère.


Chanter la terre


Victoria Mary Sackville-West naît en 1892 dans la demeure seigneuriale de Knole House, dans le Kent. Elle est la fille du baron Edward Sackville-West et de sa cousine Victoria. Leur union avait fait scandale en Angleterre à cause de l'ascendance de cette dernière, fille d'un aristocrate britannique et de ladite Pepita, danseuse espagnole d'origine gitane qui se produit alors sur les scènes allemandes.


Du coté britannique, Vita est prédisposée à la littérature. Elle est la descendante du poète Charles Sackville et du tragédien Thomas Sackville : c'est à cet ancêtre que la Reine Elizabeth Ière fait don en 1566 du Château de Knole.

Alexius László de Lombos, Mary Sackville-West, huile sur toile, vers 1910, ©National Trust Images/John Hammond


Lady Vita Sackville est prolixe. Elle noircit page sur page, ne passe pas un jour sans écrire, et a un appétit pour tous les genres. Elle peint la fresque historique de sa famille avec le roman The Edwardians ; rédige une biographie de Jeanne d'Arc ; collabore à de nombreuses colonnes de journaux ; multiplie les récits de voyages (Passenger to Teheran, 1926 ; Twelves Days in Persia, 1927) et publie des essais horticoles. Elle s'entretient, animée par la même verve, aussi bien avec les plumes de l'avant-garde littéraire qu'avec ses voisins en quête de conseils sur leurs plantations. Enfin, elle fait œuvre de poétesse en publiant The Land en 1927, qui remporte le prix Hauthornden, le plus ancien prix littéraire d'Angleterre. Dans ce texte en vers qui reprend les codes du récit épique, Vita chante son attachement à la terre : une manière unique de renouer avec une poésie nationale à l'exemple du Paradis Perdu de John Milton, et les topoi de la poésie pastorale tels que les Buccoliques de Virgile. Quelques années plus tard, alors que la rénovation du domaine de Sissinghurst bat son plein, elle tient à jour le Journal de mon jardin : ce même jardin qui, de nos jours, compte parmi les plus visités d'Angleterre. Dans ce traité publié à titre posthume se mêlent avec beaucoup de saveur des considérations d'horticulture, des descriptions poétiques et des portraits de fleurs qui ressemblent à s'y méprendre à des portraits de mœurs, d'une grande littérarité.


"Les iris sont des plantes très arrangeantes, même si on les maltraite, mais un peu de tendresse et de compréhension ne leur fera pas de mal, au contraire. On peut le vérifier chez les plantes comme chez les humains. Faire preuve de tendresse envers un iris consiste à le faire crever de faim. Une nourriture trop riche lui fait produire des feuilles plutôt que des fleurs. La joie de l'iris : être planté dans un sol misérablement pauvre, mêlé de chaux, de plâtras et même de graviers, un mélange graveleux au pied d'un mur ensoleillé, le plus graveleux et le plus ensoleillé possible. L'iris n'aime que deux choses : le soleil et la pauvreté." (2)

Iris, Jardin du château de Sissinghurst, Kent ©National Trust Images/Andrew Butler


De Knole House aux jardins de Sissinghurst


Fille unique, Vita ne peut hériter de la demeure familiale à cause de la loi britannique, qui remet le Château de Knole entre les mains de son oncle. Elle en nourrira le regret toute sa vie. Cet événement la mène à entretenir le souhait de bâtir un lieu, un jardin, où elle sera la scénographe de cette Nature dont elle s'est éprise partout, aussi bien dans la campagne anglaise qu'en Turquie, en Iran, en France ou en Grèce. Elle effectue la plupart de ses voyages aux côtés de son mari, le diplomate Harold Nicolson, qu'elle épouse en 1913.


De gauche à droite : Harold Nicolson, Vita Sackville-West, Rosamund Grosvenor, Lionel Sackville-West, photographie, 1913, droits réservés.




Une amitié profonde lie ce couple singulier, dont les deux partis entretiennent ouvertement des amours hors mariage. Au cours de sa vie, Vita aura plusieurs amantes, dont l'écrivaine britannique Violet Trefusis et la romancière moderniste Virginia Woolf. Les amantes laissent une abondante correspondance entre 1923 et 1941. Le roman Orlando (1928) de Virginia Woolf naît au sein de ces dix-huit années d'amitié : elle y délivre la biographie romancée d'une Vita amère d'avoir perdu Knole House.





Cabinet de travail de Vita à Sissinghurst House ©National Trust Images/James Dobson


Si Lady Sackville nourrit son écriture des nombreux échanges avec l'avant-garde littéraire du XXe siècle, c'est avec son mari qu'elle construit son œuvre paysagère. Cette entente sans faille permet à Vita Sackville-West et Harold Nicolson de poursuivre une même ambition pour le domaine qu'ils acquièrent ensemble en 1928. La demeure en ruine est à reconstruire, tandis que le jardin est une carte blanche pour l'esprit débordant de Lady Sackville.


(…) Plantez un parterre de variétés dépareillées

que les puristes dédaignent mais que les peintres

apprécient pour leurs rayures

et leur touche de porcelaine : la tulipe de Rembrandt

Duveteuse de brun-cuir et de blanc, griffée de noir (…)

Si cosmopolites, ces tulipes anglaises

pour un habitant des cottages! Etrangères

que Shakespeare n'a jamais ni vues ni chantées.

Etrangères venues d'Asie, qui ont fleuri

entres les rochers d'une colline en Perse

de longs siècles avant d'atteindre les digues

pour charmer van Huysum et le curieux Brueghel

Et Rachel Ruysch si divinement indolente

qu'il lui fallut sept ans pour peindre deux tableaux. (3)


Pour satisfaire les visions de Vita, le couple conçoit ce jardin en peintres et en architectes. Sissinghurst Park est l'archétype du jardin anglais, avec ses chambres, ses salles à traverser, avec ses thèmes et ses motifs d'une grande diversité. Comme autant de scénographies, ces jardins versatiles sont sans cesse perfectionnés, de la fleur naine aux arbres d'ornement, véritables tableaux composés dans la continuité des saisons.

Au jardin, Vita est une expérimentatrice : elle écume les catalogues des horticulteurs et des pépiniéristes, suit de près la parution de nouvelles plantes hybrides. Si elle aime passionnément le jardin de cottage – avec sa taille réduite, ses haies chargées de roses et ses parterres de plantes herbacées entremêlées – elle conçoit à Sissinghurst ce que la period room est aux arts décoratifs : de véritables reconstitutions.


De gauche à droite : Vita et Harold ©National Trust Images ; Grenadier, plante méditerranéenne, Jardin de Delos, Sissinghurst ©National Trust Images/Eva Nemeth ; vue du Jardin de Delos, Sissinghurst ©National Trust Images/Eva Nemeth


Pour cela, elle s'inspire de ses observations de terrain, scrupuleusement consignées dans ses notes de voyages. Elle conçoit ainsi le Jardin de Delos, où elle invite la flore méditerranéenne dans la région du Kent, et réussit un véritable tour de force d'acclimatation du végétal. Malgré les contraintes impliquées par la différence de sol et de climat, elle parvient à ouvrager un Jardin Alpin dans lequel elle réunit des plantes herbacées de montagnes, qu'elle apprécie pour leur miniaturisation et leur aspect rustique.

Autant de difficultés que Vita Sackville-West détourne en redoublant d'ingéniosité. Sans relâche elle étudie les sols, compose ses propres engrais, pratique des méthode de taille peu orthodoxes à une époquela culture des rosiers est un sport national dans la campagne anglaise. Pour chaque spécimen qu'elle invite au jardin, elle étudie personnellement ses besoins en termes d'exposition, d'apports nutritifs, sa résistance au gel, au vent, bouture et met sous serre les individus les plus fragiles, recourt à la culture en pots, fait preuve d'une pugnacité sans pareille. Au cours de sa vie, elle acquiert un savoir encyclopédique en horticulture et fait part de ses résultats – succès comme échecs – dans ses correspondances où elle tient les chroniques de son jardin.

Roses "Madame Alfred Carrière", sud du Cottage du Château de Sissinghurst, ©National Trust Images/Andrew Butler

En tant que jardinière, toutes les plantes trouvent grâce à ses yeux, des plus rares aux plus communes, tant qu'elles ont du charme : des fleurs aux arbrisseaux, des fruitiers aux grimpants, des ornementales aux aromatiques, des indigènes aux derniers hybrides des catalogues. À force d'expérimentations, elle se forge un goût très sûr : le sien, bien souvent en dépit des règles édictées par les coutumes du jardinage. Ainsi, elle prend à bras le corps le chantier de Sissinghurst : elle répartit des plantations abondantes, conçoit des compositions exubérantes et inattendues où elle valorise, au milieu de tant d'inventivité, des plantes indigènes et communes.


De gauche à droite : Vue sur la tour élisabéthaine depuis le jardin de Delos, Domaine de Sissinghurst ©National Trust Images/James Dobson ; Jardin des Simples, Domaine de Sissinghurst ©National Trust Images/Andrew Butler ; Noiseraie, Domaine de Sissinghurst ©National Trust Images/Andrew Butler.


Pour contempler de haut sa création, Vita ordonne la rénovation de la tour élisabéthaine qui domine le parc. De son sommet, la vue est imprenable sur le domaine ; la Roseraie ; le Jardin de Cottage, rivière de couleurs pour la fin de l'été et l'automne ; le Jardin des Simples, dallé de pierres et de plantes aromatiques ; la Noiseraie, en référence aux noisetiers qu'elle affectionne et auxquels elle consacre un chapitre du Journal de mon Jardin ; le Jardin de Printemps, dans l'esprit d'une orangeraie à ciel ouvert, ponctué de citronniers, de tulipes, de jacinthes et de plantes en pots ; la Frontière Pourpre, un parterre dans un camaïeu de rose, de bleu et de pourpre ; le Verger, image de sauvagerie à demi domptée ; les pelouses de thym et les plans d'eau bordés d'iris japonica.

Au milieu de ces promenades où Vita débride son goût de la couleur, elle conçoit également le célèbre White Garden : un curieux jardin monochrome, dans un dégradé de gris, de blanc et de vert qui lui permet de composer principalement avec les textures et les formes du végétal.



Les jardins de Sissinghurst sont ouverts au public depuis 1938. Aujourd'hui administré par le National Trust, le lieu est resté fidèle à l'esprit romanesque et poétique né de l'association entre la volonté de rénovateur de Harold Nicolson et de l'esprit d'expérimentation de Vita Sackville-West.

 

Notes


(1) 1939 (4 février), Yvette Jeandet, Les Nouvelles littéraires.

(2) 2017, Vita Sackville-West, Journal de mon jardin, textes établis et traduits pas Patrick Reumeau, De Natura Rerum Klincksicck, broché, pp. 48-49.

(3) Ibid, "Folies de Sèves", pp.176.


Bibliographie


2017, Vita Sackville-West, Journal de mon jardin, textes établis et traduits pas Patrick Reumeau, De Natura Rerum Klincksicck, broché.

2017, Juliet Nicolson, Mères, filles, sept générations, Christian Bourgeois Editeur.

2010, Vita Sackville-West ; Virginia Woolf, Correspondances 1923-1941, La Cosmopolite Editions Stock.

1987, Victoria Glendinning, La vie de Vita Sackville-West, Albin Michel.

1939 (4 février), Yvette Jeandet, Les Nouvelles littéraires.

Site officiel : nationaltrust.org


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