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Amedeo Modigliani, le visage de l'autre


Travailleur acharné, alcoolique colérique, séducteur érudit, Amedeo Modigliani (1884-1920) aura tout suscité, sinon l'indifférence. Né en Toscane, l'artiste italien se forme à l'Académie des beaux-arts de Livourne, de Florence puis de Venise et part s'installer à Paris en 1906, à seulement vingt et un ans. Il s'y bâtit une solide réputation d'excentrique, sans doute un peu romancée par la suite. Au-delà du mythe de l'artiste maudit, c'est surtout sa personnalité contrastée et l'attention particulière qu'il porte à la figure humaine qui font de Modigliani l'une des personnalités les plus influentes du Montparnasse des années 1900 et 1910.


À Paris, Modigliani incarne la bohème et déménage souvent : s'il loge dans un premier temps vers Montmartre, à l'époque en dehors de la capitale, où les loyers abordables attirent de nombreux artistes prometteurs dans des établissements comme le Bateau-Lavoir, il lui arrive également de s'installer pour un temps rive gauche, non loin de Montparnasse. C'est dans ce quartier emblématique que l'artiste italien poursuit sa formation à l'Académie Colarossi. Il pratique alors avant tout le dessin, même s'il nourrit l'ambition de devenir sculpteur. À peine arrivé, Modigliani dépense sans compter. Cependant, il semble plus souvent céder à la soif qu'à la faim : la plupart de ses fonds disparaissent dans la boisson, et le haschich engloutit les pièces qui restent. Ses économies s'envolent à une vitesse phénoménale et il se retrouve bien vite sans le sou, à devoir compter comme nombre d'autres artistes sur la générosité de quelques patrons de restaurants. Parmi ces derniers, il affectionne particulièrement l'italienne Rosalie Tobia, patronne de Chez Rosalie, qui lui offre le repas en échange d'un dessin et le récupère lorsqu'il est saoul. À la Rotonde, il lui arrive de s'imposer à la table d'un client pour en faire le portrait en quelques traits, qu'il lui échange ensuite contre un verre ou un peu de monnaie. Il bénéficie comme beaucoup d'autres de la bonté légendaire de Victor Libion, qui nourrissait ses artistes en échange de quelques toiles et fermait les yeux de bon cœur sur quelques menus larcins. Une partie du mobilier de Modigliani provenait du bistrot, ce qui lui valut une belle frayeur lorsque Victor Libion fit une apparition surprise à l'une de ses soirées. Le détail de l'anecdote est relaté dans le huitième épisode de Brève d'art, consacré à La Rotonde.

"Modigliani mangeait d'une main et de l'autre dessinait, entre chaque bouchée. Il jurait sans cesse et engueulait on ne sait qui." Kiki, Souvenirs retrouvés, texte de 1938, éditions José Corti, 5e tirage, p.151.

Très inspiré par les maîtres florentins qu'il a pu observer dans sa jeunesse, Modigliani travaille la ligne avant tout. Mais le jeune peintre découvre à Paris les œuvres de Gauguin, avant d'être bouleversé par une rétrospective sur Cézanne. Ces expériences transforment peu à peu son rapport à la couleur. Il peint vite, sans repentir et c'est à peine s'il s'autorise un dessin préparatoire. Lorsqu'il est absorbé par son travail, il lui arrive de marmonner en italien. Il fait la rencontre du docteur Paul Alexandre en 1907. Cet amoureux des arts devient son ami et premier mécène, l'accompagnant parfois faire le tour des galeries de la capitale. C'est grâce à lui que Modigliani rencontre le sculpteur roumain Constantin Brâncuși en 1907. Celui-ci l'initie à la taille directe, seule méthode qui trouve grâce aux yeux du peintre qui se défend du modelage. C'est au contact de la sculpture qu'il simplifie davantage ses lignes, se libérant un peu plus des impératifs réalistes sans toutefois s'en départir complètement. Les visages de Modigliani s'étirent, s'asymétrisent et se simplifient. À partir de ces formes nouvelles, le peintre dépeint un rapport à l'autre plus instinctif, une altérité nécessaire.

A gauche : Amedeo Modigliani, Paul Alexandre sur fond vert, 1909, Musée national d'Art moderne de Tokyo

A droite : Amedeo Modigliani, Portrait de Paul Alexandre (devant un vitrage), 1913, Musée des Beaux-Arts de Rouen

Amedeo Modigliani, Tête, 1911-1913, Solomon R. Guggenheim Museum, New York

En 1909, alors que sa santé décline, Modigliani retourne un temps à Livourne, où il constate l'écart qui semble s'être creusé entre lui et la plupart de ses anciennes connaissances, qui n'entendent pas grand chose aux avant-gardes parisiennes. Peu lui restent fidèles, et lorsqu'il leur montre ses premières sculptures au cours d'un second séjour livournais en 1913, il reçoit de vives critiques. Ses rondes-bosses étirées sont le théâtre de ses recherches sur la figure humaine, inspirées par les arts antiques et premiers. Modigliani pratique toujours la taille directe, qui lui cause de graves quintes de toux en raison de l'effort fourni et de la poussière soulevée par son ouvrage. Ses poumons fragilisés par la tuberculose le forcent à ralentir la sculpture en 1914, non sans amertume, avant d'y renoncer tout à fait en 1916. Ses peintures ultérieures, témoins d'une attention renouvelée aux volumes, portent toutefois les stigmates de cette passion. Certaines œuvres, comme son Nu assis, développent cette filiation jusque dans le traitement de la peinture : l'épaisse couche représentant les cheveux du modèle est parsemée de sillons creusés à l'aide de la hampe du pinceau. Si la pose rappelle la tradition classique, le traitement du visage atteste l'influence de son expérience de la sculpture et des arts extra-européens sur la production picturale du peintre. Présenté avec d'autres nus à la galerie Berthe Weill en 1917, cette œuvre fait scandale et doit être décrochée, les bonnes mœurs lui reprochant sa représentation des poils pubiens du modèle.

Amedeo Modigliani, Nu assis, 1916, Courtauld Gallery, Londres
Amedeo Modigliani, Portrait de Béatrice Hastings, 1915, Art Gallery of Ontario, Toronto

Au cours de la Première Guerre mondiale, réformé à cause de ses problèmes pulmonaires, le peintre reste à Paris, où son retour à la peinture est un succès. Amedeo Modigliani marque ses contemporains par son charme et son caractère tempétueux. Alors que Paul Alexandre est au front, l'artiste italien fait la connaissance du marchand d'art Paul Guillaume, qui lui donne de la visibilité et contribuera à sa reconnaissance posthume, notamment auprès du collectionneur américain Albert Barnes. Cette période est également marquée par sa rencontre avec la poétesse britannique Béatrice Hastings, avec qui il engage une relation houleuse. Cette passion de deux ans, considérée comme la "période Hastings", voit la peinture de Modigliani évoluer vers une plus grande assurance. En 1916, lorsque le poète et marchand d'art Léopold Zborowski rencontre Modigliani par l'intermédiaire de Moïse Kisling, il naît entre les deux hommes une amitié teintée d'admiration. Le peintre italien réalise de nombreux portraits de cet ami mécène et de sa femme Anna Zborowska. Leur soutien financier l'accompagne jusqu'à la fin de sa vie.

A gauche : Amedeo Modigliani, Léopold Zborowski, 1919, Barnes Foundation, Philadelphie

Au centre : Amedeo Modigliani, Anna Zborowska, 1917, Museum of Modern Art, New York

A droite : Amedeo Modigliani, Portrait de Léopold Zborowski, 1916, Musée d'art de São Paulo

Amedeo Modigliani, Portrait de Jeanne Hébuterne au grand chapeau, 1918-1919, Collection privée

Amedeo Modigliani rencontre en 1917 l'artiste peintre Jeanne Hébuterne par l'intermédiaire de la sculptrice ukrainienne Chana Orloff. La douceur de la jeune femme contrastant avec la fougue de Béatrice, la "période Hébuterne" succède à la "période Hastings". Elle devient sa compagne et son modèle favori, reconnaissable à ses cheveux noirs et ses yeux bleus. En 1918, la pression des bombardements et l'évolution de sa tuberculose poussent Amedeo Modigliani à suivre Léopold Zborowski dans le Midi. Jeanne l'accompagne et donne naissance à Giovanna Hébuterne, renommée Jeanne Modigliani, à Nice. Le Sud, c'est un renouveau dans la palette du peintre : ses tons s'éclaircissent et sa production de portraits s'intensifie. L'artiste s'essaie même temporairement à la peinture de paysage.


Amedeo Modigliani, Autoportrait, 1919, Musée d'art contemporain de l'université de São Paulo

Mais de retour à Paris, le peintre s'autodétruit : son alcoolisme reprend le dessus et ses accès de colère sont de plus en plus fréquents. Cela coïncide avec une intense période créative, marquée par le déclin rapide de la santé de Modigliani. Sa tuberculose empire, mais il refuse pourtant la plupart des soins. À bout de forces, il est retrouvé évanoui dans son atelier le 22 janvier 1920 et meurt à l'hôpital deux jours plus tard, lourdement sédaté. La mort de l'artiste est marquée par un autre événement tragique : le suicide de Jeanne Hébuterne, enceinte de huit mois et âgée de 21 ans. Ce drame parachève la légende de Modigliani, dont la vie tourmentée a produit par contraste une peinture subtile, qui explore tout en nuances le visage de l'autre.

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