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Bartolomeo Pinelli (1781-1835) : « un vero romano »

Par Margot Lecocq


« J’ai vu chez Comairas des Pinelli superbes… Quel effet me feront donc les originaux ? Le Combattimento est fameux. »

 

                                                                                   Eugène Delacroix, « Mercredi 5 mai 1824 », Journal d’Eugène Delacroix, tome 1, Paris, 1893-1895, p. 109.


Bartolomeo Pinelli, La Mort de Jules César, d'après l'Istoria Romana de Rolin, 1818, eau-forte, 31,6 x 42 cm, Amsterdam, Rijksmuseum, RP-P-1929-247 © Rijksmuseum


Tantôt loué par Delacroix, tantôt décrié par Châteaubriand, l’art de l’Italien Bartolomeo Pinelli (Rome, 1781 – Rome, 1835) a fasciné la Rome du début du XIXe siècle, avant de conquérir une Europe en mal d’authenticité. Cette dernière, jusque-là éblouie par la nostalgie d’une Italie à l’histoire séculaire, s’ouvre désormais au fantasme d’une Italie moderne dont Pinelli est l’un des plus fidèles représentants. Ses centaines de dessins pittoresques qui inondent le marché du dessin depuis le XIXe siècle témoignent du talent que leur auteur déploie pour dépeindre la vie du peuple romain à travers de petites saynètes ou des cycles thématiques. Si Pinelli ne s’illustra jamais en tant que peintre d’histoire, il réalisa tout de même quelques toiles et connut un franc succès pour ses terres cuites, ses gravures et ses dessins qui allient une remarquable maîtrise dans la variété de médiums à un choix de sujets éclectique (mythologie, poésie, thématiques nationalistes, etc). Méconnu du grand public et longtemps oublié par l’histoire de l’art, il connaît d’abord un retour en grâce aux États-Unis où les collectionneurs s’arrachent ses compositions (73% des ventes de ses œuvres s’y déroulent en 2023). Toujours outre-Atlantique, et dans le domaine scientifique cette fois, les apports de Roberta J. M. Olson, conservatrice émérite des dessins à la New-York Historical Society et professeure émérite d’histoire de l’art au Wheaton College (Massachusetts), ont permis la redécouverte de l’œuvre de Pinelli. En France, la récente exposition du château de Chantilly intitulée « Regarder l’histoire en face : l’Italie du XIXe siècle au musée Condé » (de juin à octobre 2023, sous le commissariat de Baptiste Roelly, conservateur du patrimoine au musée Condé, et Emmanuelle Brugerolles, conservatrice générale honoraire du patrimoine) ne présentait quant à elle pas moins de dix dessins autographes de l’artiste - tous commentés par la plume experte de Roberta J.M. Olson dans le catalogue de l’exposition.


Né en plein cœur de Rome en novembre 1781, dans le si typique mais alors malfamé quartier du Trastevere, le jeune Pinelli se familiarise rapidement avec des préoccupations artistiques au sein de son cadre familial. Son père Giovanni-Battista Pinelli travaillait en tant que sculpteur de figurines en terre cuite pour plusieurs faïenciers de la région. Initié dès son plus jeune âge à cet art encore peu considéré à l’époque, Bartolomeo Pinelli lui reste fidèle jusqu’à la fin de sa vie.



On lui connaît en effet une carrière de modeleur de petits groupes en terre cuite représentant le peuple romain. En témoigne celui conservé par le Metropolitan Museum of Art de New York, qui représente un jeune homme jouant la sérénade à une demoiselle à l’aide de son théorbe (luth italien apparu au XVIe siècle). D’une rareté plus grande que ses dessins, les statuettes exécutées par l’artiste suscitent l’intérêt des collectionneurs : estimé 5000 à 7000 €, le groupe représentant une Famille de brigands en fuite (1834) présenté dans la vente « Maîtres anciens et du XIXe siècle » le 9 novembre 2022 (Paris, Artcurial), a trouvé acquéreur pour la somme de 30 000 € - ce qui en fait l’un des groupes de l’artiste les plus chers qui ait jamais été vendu aux enchères. 


 

« […] l’impossibilité où il fut dès sa jeunesse de s’appliquer à la grande peinture et à la grande statuaire, de s’attacher tout entier à quelque savante et saisissante page d’histoire […] C’est là, en effet, ce qui a manqué à Pinelli, le loisir de peindre de hautes toiles, ou de sculpter des marbres de forte dimension, d’y réaliser le type de grandeur et de beauté physiques et morales qui était en lui. […] Ce qu’il a atteint est beaucoup ; ce qu’il eût pu atteindre est encore davantage. »

 Le Magasin pittoresque, 1846, p.339

          



Longtemps, la critique reprocha à Pinelli son éloignement vis-à-vis d’une peinture académique et officielle, ne le réduisant que trop à la caricature d’un simple dessinateur de vignettes touristiques destinées aux voyageurs du Grand Tour, incapable de s’illustrer dans les genres les plus nobles. Bien que cette rupture avec le système artistique soit un souhait de Pinelli lui-même, et ce au profit d’une plus grande liberté créatrice, les études de Roberta J.M. Olson ont montré qu’il n’en a pas moins intégré et valorisé les enseignements institutionnels.










Inscrit très jeune par son père à l’Accademia di San Luca (Rome), Pinelli bénéficie des conseils du peintre néoclassique Vincenzo Camuccini, puis fréquente pendant sept ans l’Accademia di Bologna (Bologne) où il remporte le premier prix de peinture à l’âge de quinze ans. Son passage à la Scuola di Nudo de Campidoglio (Rome) à la toute fin des années 1790 achève de parfaire sa formation au nu, mais aussi à la sculpture, et lui vaut finalement deux grands prix dans chacune de ces disciplines. Sensible à l’art des siècles passés, Pinelli s’intéresse également aux artistes de la Renaissance italienne, parmi lesquels Giulio Romano, Michelange et Raphaël, qu’il copie et étudie abondamment. La légère déception exprimée par le Magasin Pittoresque à son égard n’est donc pas totalement fondée, d’autant plus qu’il exécute au cours des années 1820 plusieurs séries de dessins et de gravures inspirées de thèmes littéraires célébrissimes. Citons par exemple L’Énéide de Virgile, La Divine Comédie de Dante ou encore L’Âne d’Or d’Apulée, qui sont tous des chefs-d’œuvre de la culture classique héritée de l’Antiquité. En 1819, il publiait son Istoria Romana, un recueil d’après Rollin, illustré d’eaux-fortes dépeignant les grands moments de la République romaine selon Tite-Live et Plutarque. Cette publication est une véritable consécration pour Pinelli et lui assure à la fois reconnaissance et stabilité financière.






La publication en 1895 d’un recueil de dessins et d’aquarelles réapparu à la mort de Pinelli, connu sous le nom de Mitologia illustrata (exposé en 2017 dans la Galerie de la Nouvelle Athènes à Paris) et illustrant les textes d’Hésiode, d’Homère et d’Ovide, témoigne bien de la vitalité de cette iconographie dans l’œuvre de l’artiste.









À une époque où le romantisme s’étend petit à petit à tous les arts, Pinelli s’intéresse à la littérature contemporaine et réalise en 1809 une série de dessins d’après les Chants d’Ossian (ouvrage publié en 1773 par le poète romantique écossais James Macpherson), dont le Rijksmuseum d’Amsterdam conserve l’une des rares feuilles en collection publique : Colma découvrant les corps sans vie de Salgar et de son frère. Ce dessin, exécuté à l’encre et à la craie, démontre très tôt toute la dextérité de Pinelli dans le rendu des émotions de ses figures, mais aussi son intérêt pour le traitement des costumes.





Bartolomeo Pinelli, "Contadine" de Tivoli à la fontaine, 1820, aquarelle, graphite et encre noire sur papier vélin ivoire, 20 x 25,8 cm, Chantilly, musée Condé, DE 181 © RMN

Mais le cœur de Pinelli bat pour Rome et le peuple qui l’anime, bien plus que pour les triomphes et les théories de l’art. Des brigands (briganti) aux laveuses de linge, en passant par les paysans (contadini) dont la diversité et le quotidien le fascinent, ce « vero romano » dans l’âme dessine inlassablement : « tout ce qui passait devant lui, il le croquait » mentionne le Magasin Pittoresque en 1846.







Dans le contexte politique difficile d’une Italie sous domination française, qui lutte pour son unification et son indépendance, l’art de Pinelli incarne parfaitement le sentiment nationaliste émergeant du Risorgimento à travers les représentations de différents types de personnages et de scènes populaires pittoresques. Le succès de ses saynètes à l’aquarelle, qu’il vend dans un premier temps à quelques locaux et voyageurs, encourage rapidement Pinelli à multiplier sa production de dessins et à en entamer la diffusion via plusieurs séries de gravures. Remarquée par Roberta J.M. Olson, la parution en 1809 de son tout premier recueil de gravures marque le début d’une prolifique carrière. Les scènes de genre qui composent les Raccolta di cinquanta costumi pittoreschi incisi all’acquaforte da Bartolomeo Pinelli donnent à voir, dans une optique patriotique, les habitants d’une Rome contemporaine, vêtus de costumes traditionnels et vaquant à des activités aussi festives qu’ancestrales. Les aquarelles de Pinelli sont inspirées des mêmes figures, celles de ce popolino, ces petites gens si souvent invisibles aux yeux des arts, et qui trouvent en Pinelli un fervent adorateur. Il leur donne vie dans ses innombrables carnets, les pare de leurs vêtements les plus typiques, le tout rendu dans une combinaison de teintes d’une grande douceur. Au cours de sa vie, Pinelli ne publie pas moins de quatre recueils de gravures sur cette thématique, dont le dernier paraît en 1834 pour promouvoir sa production de terres cuites.



Bartolomeo Pinelli, "Contadina" et "Contadino" de Cervara, 1823, aquarelle, graphite et encre noire sur papier vergé ivoire, 15,6 x 23,1 cm, Chantilly, musée Condé, DE 182 © RMN


On lui connaît également une série de gravures topographiques dépeignant les environs de Rome, ainsi qu’une production de portraits de ce bas peuple, de ces gens misérables qu’il observait, auxquels il confère une grande dignité. C’est notamment le cas du magnifique dessin conservé au château de Chantilly et représentant Giovanni Giganti, atteint de nanisme, qui accueillait les clients du Caffe Nuovo du Palazzo Ruspoli sur la Via del Corso, où l’atelier de Pinelli était également installé. Loin de réaliser une caricature sournoise et ironique, Pinelli donne à voir avec beaucoup de délicatesse la grande humanité de ce personnage grâce au traitement graphique et singulier de cette œuvre réalisée à la pierre noire.

 


Bartolomeo Pinelli, Giovanni Giganti (1792-1834), dit "Baiocco", 1829, pierre noire et crayon Conté sur papier beige, 38 x 27 cm, Chantilly, musée Condé, DE 186 © RMN

Artiste injustement sous-estimé, à l’art éminemment empreint de considérations politiques et sociales, mais aussi dessinateur et aquafortiste de renom, Pinelli marque l’Italie du XIXe siècle de son talent. En contribuant à faire évoluer la notion même de « pittoresque », il parvient à donner une image moderne d’une Italie en pleine évolution. Pinelli dévore ainsi sa ville de ses pinceaux, pour lui-même, pour ceux qui la peuplent, et pour ceux qui la visitent. Sa réputation se répand en Europe grâce aux artistes et écrivains d’une génération romantique naissante, fantasmant encore sur les ruines d’un monde antique qui n’est plus.







Bartolomeo Pinelli incarne alors cette Rome contemporaine, populaire, aux sources de nouvelles inspirations pour la peinture européenne qui s’éloigne progressivement des modèles du passé. Peut-être s’était-il donc trompé, lui « le peintre du Trastevere » (désigné en ces termes par Giuseppe Gioacchino Belli dans son poème La Morte di Sor Meo), qui avait pour devise cette formule du tutto finisce. Que dirait-il alors devant cette Rome devenue éternelle, où ne sauraient disparaître les artistes qui l’ont tant aimée…




 

Bibliographie :


  • Aracil de Dauksa Raphaël & Dumarquez Damien, Galerie La Nouvelle Athènes, Bartolomeo Pinelli (1781-1835) : Mitologia illustrata, [cat.], exposition du 15 au 30 juin 2017, Paris, Galerie La Nouvelle Athènes.


  • Fagiolo Dell’Arco Maurizio & Marini Maurizio, Bartolomeo Pinelli 1781-1835, e il suo tempo, [cat.], Rome, Centro iniziative culturali Pantheon, Rondanini galleria d’arte contemporanea, 1983.


  • Incisa della Roccheta Giovanni & Mariani Valerio, Bartolomeo Pinelli, Rome, [s. n.], 1956.


  • Occhioni Michele & Salerno Laura, Bartolomeo Pinelli : visioni dantesche, [cat.], Rome, Museo nazionale di Castel Sant’Angelo, 2022.


  • Olson Roberta J. M, “An Album of Drawings by Bartolomeo Pinelli”, Master Drawings, vol. 39, n°1, 2001, pp. 12-44.

 

  • Olson Roberta J. M, “Are two really better than One ? The Collaboration of Franz Kaiserman and Bartolomeo Pinelli”, Master Drawings, vol. 48, n°2, été 2010, pp. 195-226.

 

  • Olson Roberta J. M, “Bartolomeo Pinelli : an underestimated Ottocento master”, Drawing, vol. 2, n°4, novembre-décembre 1980, pp.73-78.

 

  • Raepsaet Georges, « Giovanni Colonna (a cura di), Istoria Romana di Bartolomeo Pinelli », L’Antiquité classique, tome 78, 2009, p. 694.

 

  • Roelly Baptiste (dir.), Regarder l’histoire en face : l’Italie du XIXe siècle au musée Condé, [cat.], Dijon, Éditions Faton, 2023.



Merci à Baptiste Roelly, conservateur du patrimoine au musée Condé (Chantilly) pour ses précieux conseils.

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