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Chris Ware : habiter la bande-dessinée

Par Adèle Bugaut

Chris Ware au travail dans son atelier d'Oak Park, Illinois. © Art21, Inc. 2016.

Pour beaucoup de lecteurs francophones, élevés dans le culte de la bande-dessinée franco-belge, le nom de Chris Ware n’est pas particulièrement évocateur. Outre Atlantique, à l’inverse, pourvu que notre interlocuteur soit un tant soit peu féru de comics, ses yeux se mettent à briller lorsqu’on mentionne cet auteur américain inclassable qui a largement contribué à faire évoluer les codes de la BD et du roman graphique ces trente dernières années. Mais cet enthousiasme commence à toucher également notre continent. En 2021, Chris Ware reçoit le Grand Prix du festival d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre. L’année 2022 consacre cet engouement croissant avec une exposition monographique qui s’est d’abord tenue à Angoulême et qui se tient actuellement au premier étage de la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou jusqu’au 10 octobre. En déambulant entre les croquis, les maquettes et les planches originales, un aspect parmi bien d’autre nous a frappé : le dialogue constant qui se tisse entre ses BD et l’architecture. C’est cet aspect que nous nous proposons d’explorer ici.


Building stories : Démolir la BD pour l’habiter


A l'ouverture de la boîte contenant Building Stories, c'est l'impression que la BD a été livrée en kit qui domine.

En parcourant l’exposition, le diagnostic tombe assez rapidement : Chris Ware semble totalement obnubilé par le bâti. Cette manie éclate dans toute sa splendeur dans Building Stories. Paru en 2012, cet objet inclassable est composé d’un coffret contenant un plateau type jeu de société et plusieurs bandes-dessinées aux formats divers.

Amoureux des récits linéaires et structurés, passez votre chemin : le lecteur méthodique et rigoureux risque vite de se sentir frustré face à cette bande-dessinée démembrée qui flirte avec les limites du genre. Le titre peut paraitre trompeur car à première vue, on assiste davantage à une démolition des codes de la BD « traditionnelle » qu’à une construction. Mais building, c’est aussi le bâtiment. Et de support en support, l’œuvre se déploie comme une carte mentale, avec pour point de mire un immeuble de Chicago. De ce lieu et de ses habitants, on apprend l’histoire, les tourments, les joies et les interactions à grand renfort de perspectives éclatées et de diagrammes labyrinthiques.


Parties hiver et printemps du « plateau » de Building Stories.


Un style architecturé

Clins d’oeil à la peinture Etat-Unienne dans Building Stories, avec des compositions très détachées qui font tantôt penser à Andy Wharol, tantôt à Edward Hopper.

La démarche a quelque chose de très expérimental. Pourtant, le résultat parait visuellement contrôlé à l’extrême. L’artiste déverse sur le lecteur une quantité incroyable de références typographiques et stylistiques : comic book, publicité, journal, pop art et tant d’autres. Mais loin de se noyer dans un éclectisme maladroit, le tout est harmonisé dans une même rigueur froide et frontale, selon une palette très limitée, le plus souvent en aplats. Chris Ware est le Grand Architecte de son œuvre à plus d’un titre. Ses bandes-dessinées sont planifiées, calculées et unifiées jusque dans les moindres détails, le tout régi par une géométrie implacable. Cette signature visuelle à la fois si reconnaissable et pourtant si effacée fait également écho la Ligne Claire, ou « style Tintin » , caractérisé par son dénuement et son aridité. Ware s’inspire de ce style pour dépouiller son dessin et faire ressortir la structure qui articule de façon inventive et complexe le passage de case en case, brouillant les limites entre écoulement temporel et déplacement spatial.


Silence des surfaces, poésie de l’intime


L’auteur ne cesse, avec discrétion, de partager des fragments autobiographiques aux contours très nostalgiques. Bien souvent, il reproduit des endroits dans lesquels il a vécu, passe par la photo, fait des maquettes, avant d’en arriver à la BD. Utiliser son histoire dans le processus de création pour bâtir un décor n’a a priori rien de révolutionnaire. Mais c’est le style aseptisé avec lequel l’artiste raconte, sous couvert d’anecdotes et de fragments, les introspections moroses, les drames intimes du quotidien, qui crée subtilement, par contraste, l’émotion. Rien de lyrique, le trait est mutique, l’architecte s’efface pour permettre au lecteur de s’installer dans ses buildings et dans ses stories.

Extrait d’une des planches en bandeau de Building Stories.


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