Par Célia De Saint Riquier
J'ai fait dans ma vie bien des portraits de moi [au] fur et [à] mesure que je changeais de situation d'esprit. J'ai écrit ma vie en un mot. – Courbet à Alfred Bruyas, 1854
Gustave Courbet fait partie des artistes, tels Rembrandt ou Dürer, qui trouvèrent dans le reflet du miroir un support infini à leurs expériences picturales diverses. Courbet fait un véritable portrait de ses états d’esprits, comme une allégorie réelle de ses sentiments et de leur évolution. L’homme blessé apparaît comme le porte-étendard de cette pratique, laissant entrevoir la fierté croissante du peintre, ainsi qu’une sensibilité romantique encore ancrée dans toute une génération d’artistes.
Courbet arrive à faire de chaque élément de sa personnalité non seulement une marque le différenciant, mais aussi une force. Né à Ornans en 1819, petit village du Doubs en Franche-Comté, il reste tout au long de sa vie attaché à ses origines provinciales et cela même après son arrivée à Paris en 1839. Il suit les cours de l’académie libre de Charles Suisse. Il étudie et copie systématiquement tous les styles, de la peinture espagnole aux Vénitiens, jusqu’à ses contemporains Ingres et Delacroix. Les premières années à Paris sont difficiles, les Parisiens accueillant avec froideur les provinciaux. L’artiste prend cependant une posture bien différente de la plupart des autres venus de la campagne ; gagnant confiance en lui, il fait de son accent et de ses manières rustres un objet de renom, de reconnaissance. Sa fierté s’accroît dès l’acceptation de son premier tableau au Salon, en mars 1844, l'Autoportrait au chien noir (Petit Palais, 1842) qui lui permet de gagner en affirmation dans le monde de l’art. Entre les années 1842 et 1855, le peintre réalise une vingtaine d’autoportraits plus ou moins mis en scène, participant ainsi à cette quête de reconnaissance et à cet « exercice de style » qu’il pratique en vue de trouver celui qui lui est propre. Nous pouvons mentionner plusieurs tableaux de cette époque, tel Le Désespéré (coll. particulière, 1844-1845). En 1855, Courbet décide de créer, avec l’aide de son mécène Alfred Bruyas, sa propre exposition personnelle pour l’Exposition Universelle, en construisant son Pavillon du réalisme. Celui qui était le provincial à son arrivée a réussi un coup de maître : s’élever tout en restant à part. C’est à cette occasion qu’est exposé pour la première fois L’Homme blessé, peint vers 1844 et aujourd'hui conservé au musée d’Orsay, ainsi qu’un tableau que l’on peut lier à ce dernier, Les Amants Heureux, (1844, Musée des Beaux-Arts de Lyon). Ces deux tableaux, il ne s’en sépara jamais, jusqu’à sa mort en 1877.
« Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. »
— Arthur Rimbaud, Le Dormeur du val, octobre 1870
Le portrait présente, comme le poème de Rimbaud, un jeune homme étendu, le visage serein. Comme le sonnet, Courbet glisse une froide réalité dans l’aspect de prime abord calme du tableau, en faisant ressortir sa chemise teintée de sang au niveau de son cœur. Le peintre se représente dans une position ambiguë, entre sensualité et souffrance, entre mort et sommeil lascif, les paupières closes et la tête sensiblement penchée sur le côté. Une épée luit dans la lumière irréelle qui englobe le blessé, laissant comprendre qu’un duel a eu lieu. Au loin, l’aube approche.
En 1844, Courbet est amoureux ; il entretient une histoire avec Virginie Binet. Cette femme est celle représentée dans les Amants Heureux. Elle était aussi présente dans le portrait de l’homme blessé. En effet, une analyse de 1973 menée par Madeleine Hours et son équipe mit au jour deux autres compositions précédant le tableau final, assurant la pratique déjà connue de Courbet de repeindre sur des toiles déjà usitées. Dans les deux compositions précédentes, on retrouve d’abord une figure féminine et par-dessus, une sieste champêtre (comme on en trouve une composition similaire dans le dessin éponyme du musée de Besançon daté de 1841) montrant le peintre endormi dans la même position que sur le tableau final, avec une femme allongée sur son épaule. En 1851, Virginie Binet et Gustave Courbet se séparent. Le tableau est ensuite en partie repeint en 1854, le peintre effaçant la présence physique de son ancienne amante pour une métaphore de la détresse amoureuse. Elle n’est plus présente physiquement, mais l’essence même du tableau n’existe que par son absence, cette tache au niveau du cœur, symbole très facilement déchiffrable. Il va même jusqu’à ajouter l’épée, incluant une narration, un combat perdu, dont le prix devait être la belle. Avec ce tableau, Courbet nous donne une sorte d’ « allégorie réelle », comme il en réalisa d’autres, de son état d’esprit après une rupture amoureuse. Il se place sur une fine ligne reliant composition esthétique et autobiographie. Il prend le spectateur à témoin de sa souffrance, tout en mélangeant à la douleur une sensualité, avec ses paupières lourdes et sa bouche entrouverte, ce qui reprend une opposition connue des romantiques. Courbet, qui grandit en pleine effervescence de cette sensibilité, a fait siennes ces positions esthétiques. Il dit d’ailleurs lui-même : « La vraie beauté ne se rencontre parmi nous que dans la souffrance et dans la douleur. Voilà pourquoi mon Duelliste mourant est beau. » Proudhon, 1865
L’Homme blessé se place dans une époque charnière, ainsi que dans un moment clé de la carrière du peintre d'un Enterrement à Ornans. Au milieu du XIXème siècle, la sensibilité romantique tend à s’effacer des tableaux, même si la figure de l’artiste marginal prend de l’importance. Courbet se sert de cette posture pour s’élever, malgré ses origines provinciales. Ses autoportraits, dans les années 1840 et 1850, sont des expérimentations de styles, de manières différentes. Cependant, ce tableau est bien propre à Courbet, non seulement parce qu’il témoigne d’un épisode autobiographique qu’il traite, comme il le fera plus tard, sous la forme d’une sorte d’ "allégorie réelle", mais aussi parce qu'il montre une figure d'artiste fier, placé au centre du tableau en martyr du sentiment amoureux. Cette oeuvre nous montre qu'il est impossible de placer le peintre dans la seule case du réalisme, son art changeant au fur et à mesure de sa vie et répondant aux mutations de son époque.
Bibliographie :
ZAMBIANCHI (C.), Courbet et la peinture réaliste en France, Figaro Editions, 2008
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