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Vivants ornements : les albums d'Émile Allain Séguy

Par Joséphine Journel



Planche d'entomologie représentant des insectes exotiques
Insectes (1929) © Artvee

 

«Le monde des insectes, exotiques particulièrement, comporte un répertoire de formes et de couleurs d’une somptueuse richesse et d’une surprenante variété, qui semble n’avoir été consulté, jusqu’ici, que par accident. […] les insectes que nous reproduisons sont de merveilleuses mécaniques dont les pièces s’emboîtent avec une précision, une harmonie et une intelligence qui confondent dès qu’on approche une loupe ou qu’un agrandissement permet de les observer aisément. »
 Insectes, E.A Séguy (1929)

La Bibliothèque Nationale de France conserve une dizaine d'albums d'un ornemaniste limousin aujourd'hui relativement méconnu, mais dont les graphismes destinés à des applications décoratives ont intimement modelé les goût Art Nouveau et Art Déco.


Emile Allain Séguy est un artiste limousin qui se fait découvrir dans le domaine du dessin industriel : il se destine au métier de décorateur, s'illustre lors des Expositions Universelles de 1900 et 1925, et publie une œuvre abondante de recueils d'ornements. Dans son désir de fournir un répertoire et une documentation décorative pour alimenter le travail des artistes de la Belle Epoque puis des Années Folle, il étudie sans relâche le motif au naturel, dont il fait sa marque de fabrique.


De la Belle Epoque aux Années Folles



Planche botanique
Les fleurs et leurs applications décoratives (1902) CCO

Emile Allain Séguy nait à Saint Sulpice-Laurière en Haute Vienne en 1873. Il initie sa formation à l’Ecole des Arts décoratifs de Paris, par laquelle il se destine à la profession de décorateur. Il en sort à 21 ans, élève prometteur d'Auguste Louvrier de Lajolais - directeur des Ecoles des Arts Décoratifs, d'Aubusson et de Limoges – et du maitre verrier Jules Habert-Dys.

L’album, en tant que répertoire de motifs, est immédiatement son terrain de création, tant du point de vue de l'estampe que de la reliure. En 1898, il présente au public ses premiers cuirs gaufrés. À l’Exposition Universelle qui se déroule deux ans plus tard à Paris, alors qu’il présente son travail aux côtés d’Edouard Benedictus - son ami et future figure importante de l’Art Déco - il obtient deux médailles d’argents dans la catégorie « Reliure d’art ».


Un premier travail lui permet de se faire remarquer en tant que peintre de motif. Peu après sa sortie d’école, il livre à l’éditeur Calavras un portfolio de 40 planches botaniques, sur le modèle du célèbre recueil La Plante et ses applications ornementales publié sous la direction d’Eugène Grasset. Ces 40 planches paraissent en 1902 dans l’album Les fleurs et leurs applications décoratives et sont un véritable succès éditorial.

 

Emile Allain Séguy s’intéresse également au mobilier. Il est un artiste complet qui conçoit le dessin depuis son acception graphique jusqu’à son application dans la matière. Dès 1902, il emboite le pas à des artistes comme Jean Dunand dans l’emploi de panneaux recouverts de laque pour orner le mobilier. Cette recherche s’opère près de 20 ans avant la consécration du « style 1925 » et de la diffusion de la laque dans l’ameublement à l’échelle industrielle. Il expose son travail au salon des Artistes français et de la Société Nationale des Beaux-Arts. Tout au long de sa vie, il cultive également ses motifs pour des applications directes à l’orfèvrerie et à la céramique.



Planche d'ornements floraux
Textiles (1910) © INHA

Dans la première décennie du siècle, les décorateurs s’emparent de ses albums d’ornements. Son travail inspire les scénographes et les costumiers de l’Opéra de Paris. Il se rapproche du groupe des Apaches : un cercle d’artistes qui gravitent autour de Maurice Ravel et célèbrent notamment l’esthétique des ballets russes.

 

En 1910, il publie chez l’éditeur Hessling l’album Textiles, dans un style Art Nouveau déjà tardif. Malgré la critique, cette réalisation est un succès au point que l’on crée, pour lui, un poste de directeur artistique des vitrines des magasins Printemps. Pendant dix ans, cette sécurité matérielle lui permet de publier régulièrement ses portfolios. En effet, son esthétique Art Nouveau parle foncièrement aux attentes de la clientèle citadine, aristocrate et bourgeoise de la Belle Epoque - en parallèle des avant-gardes qui évoluent relativement de manière étanche à ce goût plus commercial et international que promeuvent les Grands Magasins.



Planche d'ornements floraux
Floreal (1914) CCO Rawpixel

Entre 1913 et 1914, Emile Allain Séguy publie deux albums remarquables : Primavera et Floreal. Dans ces portfolios, le motif floral et végétal se fait plus perméable aux influences de la peinture moderne, et associe la ligne Art Nouveau à l’exubérance chromatique des fauves.


Rapidement, Emile Allain Séguy compose pour les décorateurs et les designers une œuvre abondante d’albums de modèles : ses planches coloriées au pochoir seront également une manne inépuisable pour les créateurs de textiles. Courtisé par les éditeurs de tissus et de papiers de tentures, il prend en marche les compositions sobres et géométrisées de l’Art Déco tout en restant fidèle, par attachement personnel, au motif naturaliste.



Planche d'ornements de fleurs et d'oiseaux
Samarkande (1920) CCO Rawpixel

Pendant la Première Guerre mondiale, Emile Allain Séguy sert quatre ans dans les tranchées et assiste à la bataille de Verdun. De retour dans son atelier de l’île Saint-Louis, il se consacre désormais exclusivement au dessin.

A l’égal de Raoul Dufy, il est recherché par les éditeurs de tissus pendant l’entre-deux guerres, qui s’arrachent ses motifs à répétitions de fleurs et d’oiseaux. Il fournit des cartons pour Bianchini-Ferrier, l'Atelier Primavera, Duchesne-Binet et surtout la Manufacture Leroy pour le papier peint.


La fantaisie de Séguy n’a pas de bornes. Toujours attaché aux applications de son art pour le mobilier, il achève en 1920 l’album des Laques de Coromandel, dans lequel il fantasme la faune d’Asie. Inspiré par les ballets russes, il conçoit Samarkande (1920), son album le plus orientalisant. Suivent les Suggestions pour étoffes et tapis (1924) ainsi que Bouquets et frondaisons (1925) qui fondent un corpus de motifs Art Déco de la première heure.



Planche d'ornements floraux
Suggestions pour étoffes et tapis (1924) © Artvee

L’Exposition Universelle de 1925 adoube le style Art Déco, qui devient un style international de l’ère industrielle tant dans les arts appliqués, l’architecture que les arts graphiques. Cet évènement consacre Emile Allain Séguy comme l’un des plus grands peintres décorateurs de l’époque. Lors de cet évènement, il est récompensé dans plusieurs catégories : il obtient deux médailles d’or dans la section Livre, un diplôme d’honneur pour les Papiers peints et le grand prix des Textiles.

Au sommet de sa gloire, le Journal de la Vie Limousine ne pouvait manquer de célébrer cet enfant de la région, fils d’industriels locaux, au rayonnement aussi international dans les arts appliqués.



« Nous comptons des nôtres parmi les plus célèbres maitres de pinceau, depuis le XVIe siècle avec un prince de la renaissance, Léonard Limosin, jusqu’au XXe siècle avec Auguste Renoir, un maître de l’Impressionnisme. […] Cependant, parmi les modernes, nous ne connaissons bien qu’un seul spécialiste de marque, E.A Seguy, qui s’impose à nos suffrages avec autant de titres…» Louis de Nussac, La Vie Limousine, 25 janvier 1925


Les albums d'entomologie : Papillons et Insectes



Planche d'entomologie représentant des libellules
Insectes (1929) © Artvee

En effet, Emile Allain Séguy accumule les gratifications : peu de temps après l'Exposition Universelle de 1925, la chaire de composition décorative de Saint Etienne lui est proposée. Désormais professeur, il livre à ses éditeurs les albums de sa pleine maturité.


Depuis son atelier de l'Île Saint-Louis, l'ornemaniste se rendait régulièrement au Museum d'Histoire naturelle pour se livrer à l'étude du vivant. Au soir de sa carrière, il produit d'ailleurs deux albums étonnants. Les recueils Papillons (Ed.Tolmer) et Insectes (Ed.Duchartre et Van Buggenhoudt), respectivement publiés en 1925 et 1929, semblent en effet livrer un regard plus radicalement naturaliste, n'entretenant plus qu'un lien ténu avec les estampes japonaises de l'Ukiyo-E ou la géométrisation Art Déco qui avait jusque-là infusée les représentations d'insectes, de fleurs et d'oiseaux de sa production.



Planche d'entomologie représentant des papillons exotiques
Papillons (1925) © Rawpixel

Alors que dans sa jeunesse le dessinateur s'était très sérieusement initié à la botanique, Emile Allain Séguy démontre vingt ans plus tard avec Papillons et Insectes un intérêt pour l'entomologie. Pour adopter le regard du naturaliste étudiant ces minuscules êtres vivants, le peintre se rend fréquemment au Museum de Paris, à la Ménagerie et dans ses galeries. Avec rigueur, il dessine et accumule une documentation personnelle abondante, glanée au fil des musées, des collections particulières et des publications scientifiques.


Chaque insecte représenté dans ces deux albums sera scrupuleusement désigné par sa nomenclature et sa provenance dans une table des noms scientifiques. Certains spécimens exotiques étant difficiles d’accès, ce travail de somme encyclopédique dure plusieurs années, mais lui permet d’aborder ces planches avec un sens du détail tout à fait miniaturiste. Pour ce faire, il grossit jusqu'à 15 fois l'échelle réelle de ses insectes, pour en livrer tous les détails mécaniques et organiques échappant à l'observation directe. Dans les Avertissements liminaires de ses albums, Emile Allain Séguy annonce comme une de ses motivations premières le désir de rendre accessible aux artistes des spécimens fragiles ou rares, et une documentation spécialiste qui leur est relative.



Planche d'entomologie représentant des insectes exotiques
Insectes (1929) © Artvee

Entre 1925 et 1929, ce travail "à la loupe" ne représente pas moins de 40 planches en phototypie coloriées au patron, qui livrent 32 compositions décoratives, pour 160 études d'insectes.


Si Emile Allain Séguy interprète de manière la plus fidèle possible ces petits êtres volants ou rampants, papillons, libellules, scarabées et autres fourmis sont disposés sur le papier avec une fantaisie de composition parfaitement graphique. Le peintre regroupe un maximum de spécimens par planches, il utilise une variété de point de vues et de plans qui donnent le sentiment que sur le papier a été arrangé un bouquet inouï aux couleurs chatoyantes ; pêle-mêle d'exosquelettes chamarrés, de mandibules dressées, d'ailes transparentes, de cuirasses phosphorescentes, d'yeux facettés, d'abdomens velus ou barbés. Le dessinateur multiplie les effets d'accumulation et de chevauchement, tout en réunissant sur un même espace bidimensionnel des vues de profil ou de surplomb : un écrasement des volumes assumé, qui prépare l'application décorative du motif sur une surface plane.



Planche d'entomologie représentant des coléoptères exotiques
Insectes (1929) © Artvee

Enfin, ces deux derniers recueils frappent invariablement par leur usage de la couleur, qui semblerait presque surnaturel. L'interprétation de l'artiste - et des imprimeurs d'estampes au pochoir dont il s'est entouré - est pourtant très exacte. Qui n'a jamais été surpris par les reflets verts iridescents d'une mouche, observée à la loupe ? Les paillettes brunes et dorées de certains papillons ? Ou les éclats métalliques observables sur la carapaces des coléoptères ?

Si la colorisation au pochoir de ces deux albums charmants frappe par son caractère iridescent et nacré, ce n'est donc pas seulement par esprit chauvin que Louis de Nussac, rédacteur au Journal Limousin, comparait Emile Allain Séguy à Léonard Limosin, quelques mois avant l'Exposition universelle de 1925. Rappelons également que l'ornemaniste a compté parmi ses professeurs le maitre verrier Jules Habert-Dys et le directeur de l'Ecole nationale de Limoges. Décorateur dans l'âme avec une véritable intelligence de la matière, les attaches de Séguy avec les techniques de l'émail et les arts du feu se ressentent dans les iridescences de ses couleurs. Pour reproduire la vivacité et la fraicheur de ton qu'il imagine pour ses papillons tropicaux, Séguy travaillera par exemple avec Alfred Tolmer (1876-1957) - son voisin d'atelier sur l'Ile Saint-Louis - spécialiste notoire des impressions en couleurs et de l'encrage à la poupée.


Planche d'entomologie représentant des papillons exotiques
Papillons (1925) CCO Rawpixel

Emile Allain Séguy répugnait à parler de "mode" quand à la place de la Nature dans les arts graphiques : pour lui, elle est le modèle absolu de l'artiste, qui prend un temps infini - des millénaires - à parachever ses créations. Ses recherches ne dévieront à aucun moment de ce cap - elles feront la cohérence de son œuvre - mais l'isolent à la fin de sa carrière.



Planche d'ornements minérale
Prismes (1931) © Artvee

En France, l'esthétique Art Déco décline progressivement durant la décennie 1930, avant que la Seconde Guerre mondiale n'enterre définitivement le goût des Années Folles. Cependant, porté par son nom, Emile Allain Séguy publie encore l'album Prismes (1931), dans lequel il conçoit des motifs inspirés de la géologie, des concrétions minérales, à destination des textiles et tissus d'ameublement. Il honore encore quelques petites commandes - il illustre par exemple des planches de fleurs et des sachets de graines pour Vilmorin&Cie - avant de se retirer de sa carrière d'artiste.


Pédagogue, passeur d'images et de ressources, Emile Allain Séguy est pourtant un célèbre inconnu qui a orienté intimement les arts décoratifs de son temps. Soucieux d'être utile à sa génération, l'ornemaniste a publié une œuvre abondante. Etonnant oubli quand on sait que dans ses ouvrages, l'artiste n'oubliait jamais d'expliquer ses démarches, et par là même, de préparer lui même la réception de son œuvre.


 

Bibliographie


  • Bulletin de l’Entomofaune, « Evolution de la représentation des insectes dans l’art », p1-6, n°41, Décembre 2010, Robert Loiselle, Jean-Luc Daoust, André Francoeur, Marjolaine Giroux, Luc Jobin, Ghislain Laflamme, Robert Loiselle, Michel Savard.

  • Les illustrations entomologiques, Institut national de la recherche agronomique, 1996, Collectif INRA, Textes, documentation et iconographie par Jacques d'Aguilar, Rémi Coutin, Alain Fraval, Robert Guilbot, Claire Villemant.

  • INSECTES n°165, 2012, Bruno Didier.

  • Bulletin S.A.B.F. n°202, Société des amis de la bibliothèque de Forney, "ÉMILE ALLAIN SEGUY Ornemaniste Art Déco", p. 30-32, 2015, Alain-René Hardy.

  • LOUIS DE NUSSAC, « L'artiste peintre décorateur E.A. Séguy », La Vie limousine, SN, Limoges,‎ 25 janvier 1925, p. 598-599.

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