La souris la plus célèbre de l'histoire du cinéma fête le 18 novembre prochain ses quatre-vingt quinze ans. Surprenant de longévité, c'est aujourd'hui autant un personnage qu'un élément fondamental de l'image de marque de Disney. Mais lorsqu'il voit le jour en 1928, Mickey Mouse représente pour son créateur une tentative désespérée d'échapper à une situation désastreuse. Retour sur une genèse mouvementée, marquée par la détermination de Walt Disney et l'inénarrable talent d'Ub Iwerks.
En 1927, l'oeuvre phare de la Walt Disney Company, à la suite de ses Alice Comedies, est Oswald le lapin chanceux. Il a été créé par Walt Disney et Ub Iwerks à la demande de Charles B. Mintz, lequel s'occupe de négocier la distribution avec Universal Studios. Si la collaboration se déroule sans encombres dans un premier temps, Oswald obtenant même un certain succès, un élément en particulier met Walt Disney dans l'embarras. Alors que le jeune créateur était venu négocier de meilleurs revenus auprès de Charles B. Mintz, ce dernier lui annonce qu'il souhaite plutôt les réduire. Les droits d'Oswald appartenant à Universal, Walt Disney n'a aucun moyen de pression pour empêcher Mintz de confier la production à un autre studio, l'homme d'affaire ayant en plus débauché la plupart des animateurs du studio Disney pour le compte de Winkler Pictures, propriété de Margaret J. Winkler, son épouse. Il ne reste à Walt Disney que deux choix : revoir son salaire à la baisse, ou alors céder Oswald. Dépité, il abandonne son personnage et quitte New York pour retourner en Californie.
Selon l'histoire la plus courante de la naissance de Mickey, ce voyage fut des plus productif pour Walt et son épouse Lillian Disney. Ils conçoivent ensemble une ébauche de la souris. La première idée de Walt était de l'appeler Mortimer, mais Lillian n'est pas convaincue. C'est elle qui propose de lui donner le nom de Mickey. Au fil des décennies, des personnages appelés Mortimer font leur apparition dans l'univers Disney, référence discrète à cette identité potentielle. Arrivé au studio d'Hyperion Avenue, à Hollywood, Walt et les quelques animateurs qui lui sont restés fidèles affinent le design de Mickey. Parmi eux se trouvent Les Clark et Wilfred Jackson, mais surtout Ub Iwerks, un animateur prodigieux qui dessine vite, et avec justesse. C'est un partenaire de longue date de Walt Disney, les deux hommes ayant fondé leur première société ensemble, la Iwerks-Disney Commercial Artists. On lui attribue l'animation du tout premier film mettant en scène Mickey Mouse : Plane Crazy. Or des animateurs désormais acquis à la concurrence travaillent encore dans le studio à la réalisation des derniers Oswald que Disney s'était engagé à produire, et la création de ce nouveau personnage se fait donc à l'abri des regards.
Ub Iwerks réalise Plane Crazy presque tout seul. L'exploit est d'autant plus impressionnant que l'artiste aurait créé le film en trois semaines, réalisant parfois plus de sept cents dessins par jour. Ce court-métrage raconte les tentatives désastreuses de Mickey qui essaie de faire décoller un avion, inspiré par l'exploit de Charles Lindbergh, premier homme à relier Paris à New York, seul et sans escale, en 1927. Un portrait de l'aviateur est présent au début du court-métrage. Dans ce film, la personnalité de Mickey est encore loin de ce qu'elle deviendrait par la suite. Egoïste et espiègle, il malmène les autres personnages et adopte l'attitude tumultueuse attendue d'un héros de cartoon de l'époque. Ce court-métrage est également celui où Minnie Mouse fait sa première apparition. Longilignes, les yeux immenses et presque exorbités, pieds et mains nus, le design de ces deux héros tranche avec celui qu'on leur connaît aujourd'hui.
The Gallopin' Gaucho est le second court-métrage mettant en scène Mickey Mouse. Librement inspiré du film The Gaucho, avec Douglas Fairbanks, c'est là que le personnage de Mickey se précise, tant par son design que par sa personnalité, plus aventureuse bien qu'encore tapageuse. Mais l'originalité, c'est que ces changements se font au beau milieu du film. En effet, alors que Ub Iwerks est encore en plein travail sur The Gallopin' Gaucho, il réalise un bout d'essai pour Steamboat Willie, le court-métrage suivant, et a donc une nouvelle image du personnage en tête. Les yeux de Mickey s'adoucissent, et il porte des chaussures pour la première fois. Ce film met aussi en scène le personnage de Pat, un antagoniste archétypal récurrent dans les productions Disney dès les Alice Comedies. Mickey incarne un gaucho (un gardien de troupeaux sud-américain) qui assiste au kidnapping de Minnie par Pat Hibulaire et s'efforce de la libérer. Malheureusement, Plane Crazy et The Gallopin' Gaucho ne parviennent pas à convaincre les distributeurs, ce qui limite beaucoup leur portée.
Mais ce qui marque l'histoire du cinéma à la fin des années 1920, c'est surtout l'arrivée du son synchronisé. S'il existe déjà des exemples de films d'animation avec du son en 1928, celui-ci ne répond pas à ce qui se passe à l'écran. Il est tout au plus une couverture sonore, mais pas encore un acteur en tant que tel. Il n'est pas étonnant que ce soit Walt Disney, amoureux de musique, qui soit à l'origine du tout premier film d'animation avec son synchronisé. Avec l'aide de son frère Roy, Walt Disney projette sur un drap blanc tendu en extérieur le bout d'essai iconique de Steamboat Willie réalisé par Ub Iwerks, celui où le personnage siffle en faisant tourner un gouvernail, et ils tentent de doubler le film en direct. Et ça marche ! Sous leurs yeux, Mickey semble prendre une nouvelle dimension, maintenant qu'il est entré dans l'ère du son.
S'il n'a pas encore ses gants blancs caractéristiques, Mickey a tout de même enfin trouvé l'aspect qu'on lui connaît pour la décennie à venir. Plus arrondi et avenant, il a emprunté certaines caractéristiques d'Oswald le lapin chanceux. Se présentant comme une parodie de Steamboat Bill, Jr., un film de Charles Reisner et Buster Keaton, Steamboat Willie met en scène Mickey en matelot qui récupère Minnie sur son bateau. Au fil de leurs péripéties, les deux souris font jaillir de la musique des décors par tout un ensemble de processus surréalistes. La fête bat son plein jusqu'à l'arrivée de Pat, qui stoppe l'élan et punit son matelot en lui donnant des corvées. Mettre Mickey en concurrence avec un antagoniste caricatural sert beaucoup sa caractérisation, lui donnant l'allure d'un opprimé alors qu'il ressemblait davantage à un tortionnaire dans Plane Crazy.
Donner au son une nouvelle dimension est l'objectif principal de Disney avec Steamboat Willie. Sauf que la sonorisation du film demande des moyens qui ne sont pas encore accessibles à un producteur indépendant, du moins pas en Californie. Walt Disney prend donc le train une nouvelle fois pour se rendre à New York. Là-bas, il signe un contrat avec Pat Powers, qui s'engage à distribuer ses films. Le producteur irlando-américain met également à sa disposition le Powers Cinephone, une contrefaçon du système Phonofilm, inventé par Lee De Forest. Walt Disney s'en sert pour enregistrer la bande sonore de Steamboat Willie en compagnie d'un orchestre dirigé par Carl Edouarde, et donne même de sa voix pour certains passages du film, notamment les exclamations de Minnie et de Mickey et la phrase du perroquet. Prévoyant, Disney demande aux animateurs restés en Californie de créer une version muette du court-métrage, peu de cinéma étant à l'époque équipés pour diffuser des films sonores. La première projection de Steamboat Willie est un immense succès, et marque le début d'une grande série de réussites critiques et commerciales.
Né d'une trahison et sublimé par une révolution, Mickey Mouse est aujourd'hui encore le visage de Disney. L'histoire de sa création, véritable mythologie contemporaine, est un enjeu de communication pour la firme, ce qui la rend sujette à quelques inexactitudes et exagérations. Il semblerait par exemple qu'Ub Iwerks ait joué un rôle bien plus important dans la création de Mickey, Walt n'étant pas encore arrêté sur un animal en particulier lorsqu'il revient de Manhattan. Cette aventure reste cependant l'un des piliers de l'histoire de l'animation, et une formidable leçon d'espoir.
Bibliographie :
- COTTE Olivier, 100 ans de cinéma d'animation, 2015, Dunod
- IGER Bob, GERSTEIN David & KAUFMAN J.B., Mickey - : Walt Disney's Mickey Mouse. Toute l’histoire. 40th Ed., 2020, Taschen
- KOTHENSCHULTE Daniel, Les Archives des films Walt Disney. Les films d'animation 1921–1968. 40th Ed., 2020, Taschen
Filmographie :
- DISNEY Walt & IWERKS Ub, Plane Crazy, 1928
- DISNEY Walt & IWERKS Ub, The Gallopin' Gaucho, 1928
- DISNEY Walt & IWERKS Ub, Steamboat Willie, 1928
- MALMBERG Jeff, Mickey Mouse : L'histoire d'une souris, 2022
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