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Dessiner le chaos au XXIe siècle


Deux expositions se tiennent en ce moment au musée d'art moderne et contemporain de Saint-Etienne, que la crise sanitaire tient malheureusement fermé au public. Coupe-file a eu la chance de les visiter et vous fait (re)découvrir ici deux artistes de la scène artistique française. Indépendantes l'une de l'autre, ces deux expositions se rapprochent cependant sur certains points.


Léa BELOOUSSOVITCH, FEELINGS ON FELT


Une exposition inédite et unique intitulée « Feelings on felt » consacrée à l’artiste Léa Belooussovitch se tient au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne (MAMC+) jusqu’au 15 août 2021. Pour valoriser la place du dessin dans l’art contemporain, le Club des Partenaires du musée, un réseau d’entreprises mécènes, s’attache en effet à récompenser annuellement par un prix un artiste contemporain qui met l’art graphique au cœur de sa pratique. Léa Belooussovitch, née à Paris en 1989, mais résidant actuellement à Bruxelles, en est la 10e lauréate. Si elle dit se sentir « plus proche de la peinture que du dessin » dans sa démarche, ce sont bien des dessins qui font l’objet de l’exposition. En effet, la série d’œuvres primée, commencée en 2015, qu’elle réalise au crayon de couleur et à main levée sur du feutre textile blanc, relève des techniques du dessin. Mais sa pratique, son protocole d’élaboration donnent la primauté à la couleur et à la lumière par rapport à la netteté des contours, en un mot, elle est à l’opposé de Poussin.

Jodhpur, Inde, 22 juillet 2011 (détail)

La nature des matériaux joue bien entendu un rôle majeur dans cette approche : le feutre, torturé pendant des heures par le passage des crayons de couleurs, s’effiloche, se peluche et son aspect duveteux rend les contours des formes parfaitement vaporeux. Pour obtenir des couleurs puissantes et pures, l’artiste doit passer longuement les pigments sur le support en feutre, cela relève de la gageure et nécessite un long travail. Le remarquable résultat fait cependant oublier ces difficultés au spectateur tant l’agencement des formes et des couleurs paraît naturel et souple.



Regardons l’une des œuvres de l’exposition pour mieux comprendre la manière de l’artiste. ( Jodhpur, Inde, 22 juillet 2011). La couleur est posée comme en aplat, des formes irrégulières semblent être disposées aléatoirement même si déjà l’on peut ressentir que leur disposition obéit à d’autres lois que celle du hasard. Quoiqu’il en soit, le résultat n’est-il pas chatoyant, lumineux, coloré ? Cependant on est loin d’être dans un art uniquement décoratif et c’est même tout le contraire et tout l'intérêt de cette production.

Jodhpur, Inde, 22 juillet 2011

Léa Belooussovitch ne pose pas des formes colorées au hasard et le visiteur qui se contenterait de circuler entre les œuvres pourrait bien croire reconnaître une forme humaine ici ou là mais il manquerait l’essentiel. Quelle est la démarche de l’artiste ? Elle sélectionne des photos peu connues d’évènements dramatiques, photos de catastrophes, de guerres, de victimes anonymes, dont un photographe a volé l’image et que la presse diffuse. L’artiste effectue à partir de cette photographie un transfert de la lumière et des formes générales sur le feutre et sa technique change une image nette, morbide et indiscrète en une œuvre floue où se dégage vaguement des formes et des halos colorés. On serait bien en peine de pouvoir imaginer ce que représente chaque œuvre avant d’en voir le titre, et il serait tout aussi difficile de ne plus voir le sujet une fois celui-ci révélé. En effet, le travail de brouillage des contours renforcé par l’aspect vaporeux du feutre n’empêche pourtant pas de lire ces œuvres. Les images sont là, sous notre regard, et le titre nous les révèle. L’articulation du texte et de l’image est donc fondamentale pour comprendre cette série de dessins. Et le texte nous sort de l’innocence dans laquelle nous étions lorsque nous ne visualisions pas clairement ce qui était dessiné. Jodhpur en Inde a été en effet en 2011 le théâtre d’une catastrophe et ce que représente Léa Belooussovitch n’est pas autre chose que l’intervention des secours pour sortir des décombres un corps. Elle rend hommage au photographe et à la photographie en épargnant une bande blanche dans le feutre en haut de toutes ses œuvres, pour évoquer le recadrage effectué depuis la photo d’origine. Le titre également, sobre, froid et descriptif est aussi un rappel de l’origine photographique des formes colorées de l’artiste.


La sobre scénographie convient parfaitement pour mettre en exergue l'art de Léa Belooussovitch

La distance prise avec la réalité est donc relative, c’est comme si nous regardions la scène avec les yeux embués : la violence est mise à distance et notre imagination est galvanisée par l’absence de netteté. Sa démarche interroge notre côté sauvage et notre voyeurisme et c’est notre humanité que l’on retrouve par l’imagination. L’accrochage de la quarantaine d’œuvres qui constituent cette exposition participe à rendre sa place à l’événement au-delà de sa violence visuelle.


On peut se désoler que Léa Belooussovitch ne manque jamais de matière pour produire des œuvres selon cette démarche par faute de surabondance d’événements dramatiques. Peut-être aussi que la jeune artiste a d’autres projets ? L’exposition rend en tout cas hommage à ce pan de sa production, qui, il est vrai, ne déçoit ni par son esthétisme et sa fraîcheur ni par la finesse avec laquelle il nous amène à nous interroger sur notre nature profonde.


Eric MANIGAUD, LA MELANCOLIE DES VAINCUS


En même temps que l’exposition Feelings on felt, se tient au MAMC+ la première exposition d’envergure consacrée à l’artiste stéphanois Éric Manigaud : La mélancolie des vaincus. Bien que le musée s’en défende, nous serions tentés de croire que les deux expositions sont liées. Tous deux utilisent en effet le dessin pour transposer la violence et le drame de la photographie vers l’œuvre d’art. Mais cette comparaison, un hasard du calendrier, ne nous fera pas confondre ces deux artistes et les séries d’œuvres présentées.

Crayon et graphite sur trame digigraphique sur papier, 76x59 cm. Courtesy FIFTY-ONE Gallery, Anvers
Eric Manigaud, Klinikum #15, 2018

La mélancolie des vaincus¸ titre et thème de cette seconde exposition nous met face à la violence de manière beaucoup plus brutale que ne le faisait Léa Belooussovitch. L’artiste met l’accent sur des thèmes censurés en leur temps, comme une série de portraits réalisée en hôpital psychiatrique ou des grands brûlés d’Hiroshima et sa pratique artistique nous en montre un agrandissement reproduit au crayon graphite. En quoi consiste-t-elle ? Il s’agit pour lui de tout un travail de reconnaissance de la douleur et de la souffrance humaine à travers des photographies qu’il retranscrit ensuite en grand format. Loin de nous dissimuler l’horreur derrière un voile pudique, il nous l’envoie en pleine face. Pour lui sans doute c’est un travail d’acceptation de cette violence : une fois l’image sélectionnée, lorsqu’il commence à la reproduire en grand et au crayon, il travaille à quelques centimètres du papier sans voir l’ensemble de l’image, qui perd alors sa charge de douleur. Pour le visiteur en revanche, c’est d’abord un choc. Les images sont là, sans filtre. En y regardant de plus près, on peut comprendre que le travail prodigieux et minutieux de l’artiste, qui se confond avec un rendu photographique, instaure une distance avec le sujet original. La mélancolie de ces gens-là est mis en exergue dans la dernière salle où sont présentés les dessins d’Eric Manigaud reprenant des « scotographies » d'un médium des années 1930, l'Australienne Madge Donohoe. Le rêve, l’ésotérisme et le surnaturel remplacent la violence, faisant entrer le visiteur dans un étrange rapport avec l’au-delà qui lui rappelle la tristesse, la mélancolie des morts et souffrants de la salle précédente et font naitre chez lui ces mêmes sentiments.


Paul Palayer

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