C’est d’un coquillage que s’échappe une main aux doigts graciles, aux ongles minutieusement vernis de rouge, venant s’échouer lascivement sur cette plage, effleurant délicatement le sable blanc. Le regard, dans un premier temps attiré par cet étrange objet, se lève ensuite et découvre, à l’arrière-plan, un ciel menaçant duquel émane une lumière éblouissante résultant d’un contre-jour. Une sorte d’inquiétante étrangeté¹ se dégage de cette image, d’abord faite de courbes et de douceur, qui se mue dans un second temps en un membre monstrueux, une main éloignée de tout corps, hybridation de la féminité avec le mollusque.
Féminité, sensualité, hybridation, main créatrice, voilà les motifs récurrents du surréalisme qui se dessinent sous nos yeux. La main symbolise ce qui permet à l’artiste de créer, de s’exprimer. D’autant plus qu’à s’en approcher, ne s’agirait-il pas d’une main de mannequin? Autre motif récurrent, évoquant l’image de la femme à la sensualité inaccessible, l’idéal plastique. Sortant ainsi de cette coquille elle devient allégorie de la liberté et de l’émancipation, figure prenant un sens bien spécifique à l’aune de la biographie de son auteur : Dora Maar, née en 1907, est d’abord formée à la peinture dans l’atelier d’André Lothe avant de se tourner vers la photographie au début des années 1930. Elle travaille alors dans l’atelier de Man Ray, par qui elle rencontrera Picasso. Seulement, la jeune photographe, comme ses pairs Nusch Eluard, Lee Miller ou Jacqueline Lamba, peine à trouver sa place aux côtés de leurs homologues Paul Eluard, Man Ray, André Breton. Si l’image de la féminité occupe une place centrale dans le surréalisme, les femmes associées au mouvement restent marginalisées : en 1935, André Breton organise une exposition à Tenerife et y présente deux oeuvres de Jacqueline Lamba, son épouse, sans aucune attribution. Deux ans après la réalisation de ce photomontage, en 1936, Maar rencontre Picasso dont elle condamnera l’appropriation de son image : « Tous ses portraits de moi sont des mensonges. Ce sont tous des Picasso, pas un n’est Dora Maar ». Les artistes marginalisées sont biens conscientes de leur situation et utilisent leur art pour se ré-approprier leur créativité, leurs corps et leurs désirs, pour s’affirmer dans ce monde d’hommes.
Dora Maar n’en demeure pas moins pleinement une artiste surréaliste. Avec sa Main-coquillage elle nous montre son art du photomontage, considéré par les surréalistes comme un moyen de sublimation du réel. Georges Hugnet, proche de l’artiste, définissait ce procédé dans son Dictionnaire du dadaïsme, 1976, comme un assemblage « selon la divinisation du choix, le seul plaisir de l’imagination et la seule loi du dépaysement ». Les images composites (photomontage, photocollage, surimpression) sont perçues comme un moyen de pénétrer dans le domaine du merveilleux depuis le réel, en détournant les images de leur but initial et de leur signification banale. Le terme de photomontage recouvre des procédés variés : assemblage lors du tirage de plusieurs négatifs, collage de différents éléments d’origine photographique, etc. Dora Maar, elle, ne recherche pas la matérialité des montages, elle s’efforce au contraire de les rendre lisses. Ce qui l’intéresse n’est pas la nature disjointe du collage, mais la vraisemblance et l’unité photographique. A la différence des photographes qui utilisent des éléments issus de la presse illustrée, elle recompose à partir de d’images tirées sur papier photographique, collées puis reproduites à l’aide d’une chambre grand format, meilleur outil de reproduction possible, renforçant le réalisme de ses compositions. Ce sont souvent des négatifs de 23x30cm lui permettant de recadrer le résultat final afin d’éliminer les punaises tenant la planche. Elle trouve des images anciennes dans des brocantes et les combine avec ses propres photographies (Onirique, 1935). Elle revendique ainsi la nature purement photographique de ses oeuvres, se distinguant par là même de ses pairs.
Le fait de créer une image d’ordre hallucinatoire² est une négation même du principe photographique qui, rappelons le, a été défini à son invention, comme un moyen de reproduction si exact et si prompt³. Ce principe de recomposition d’image qui fausse le réel et fait mentir la prétendue objectivité photographique est pourtant une pratique déjà ancienne. Alors même que la science louait les principes de reproductibilité fidèle du médium, Oscar Rejlander l’utilisait déjà en 1858 pour composer une tête de Saint Jean-Baptiste, image assumée comme un mensonge photographique par le fait même d’exploiter l’iconographie chrétienne : d’aucun ne peut croire qu’il s’agisse véritablement de la tête du martyr. D’autres utilisent le photomontage à des fins réalistes, Gustave Le Gray avec La Grande Vague, 1857, l’utilise afin de pallier les imperfections du médium. En effet à cette date il n’est pas possible de photographier ensemble un ciel et un bord de mer à cause des différences de luminosité qui impliquent des temps d’exposition différents. En somme, les créatures menaçantes et autres figures inquiétantes placées dans des décors oniriques que propose Dora Maar viennent questionner la définition même de la photographie, lui faisant quitter le domaine du réel pour pénétrer celui des arts.
Adriana Dumielle-Chancelier
¹ Das Unheimliche, Essai de Sigmund Freud, 1919 : quand l'intime surgit comme étranger
² André Breton, Premier Manifeste du Surréalisme, 1924
³ François Arago, discours d’annonce de l’invention de la photographie à l’Académie des Sciences, 3 juillet 1839
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