top of page

Frida Kahlo, Autoportrait au collier d'épines et colibri


Artiste mexicaine majeure du XXe siècle, Frida Kahlo (1907-1954) a décliné son image au cours de sa vie sous la forme de dizaines d'autoportraits. Au-delà de sa représentation, ses œuvres sont le théâtre de la réappropriation de son identité au-travers de l'expression poétique de ses douleurs psychiques et physiques. Microcosme de souffrance, les œuvres de Frida Kahlo témoignent de la pluralité de ses influences.


Après un séjour aux Etats-Unis de plus de trois ans au gré des commandes passées à son mari, le peintre muraliste Diego Rivera, Frida Kahlo retourne au Mexique vers décembre 1933. Elle emménage dans une maison bipartite conçue par Juan O'Gorman dans un quartier du Sud de Mexico : San Ángel. Son état de santé, qui s'était déjà détérioré à Detroit des suites d'une fausse couche, continue à empirer. Sa relation avec Diego Rivera s'envenime, et le couple multiplie les aventures extraconjugales. Elle entretient notamment par intermittence et depuis 1931 une relation avec le photographe américain Nickolas Muray. Lorsqu'elle découvre en 1935 la liaison entre son mari et sa sœur Cristina, elle quitte un temps la maison de San Ángel, mais "l'éléphant et la colombe" ne se séparent qu'en 1938 avant de se remarier en décembre 1940. Frida Kahlo part le temps de son divorce s'installer à la Casa Azul, sa maison d'enfance, qui abrite aujourd'hui un musée qui lui est dédié. Les années 1939 et 1940 sont dès lors marquées par une intense productivité de l'artiste. L'Autoportrait au collier d'épines et colibri, qu'elle peint en 1940 peu après s'être séparée de Nickolas Muray, s'inscrit dans cette période de renouvellement créatif.

Frida Kahlo, Autoportrait au collier d'épines et colibri, 1940, Harry Ransom Center, Texas

L'artiste s'est peinte de face, en buste, le regard dans le vide. Se détachant sur un fond de végétation dense, presque étouffante, ses cheveux relevés en une coiffure sophistiquée surmontent son visage pensif. Noué autour de son cou et s'étendant jusque sur son vêtement blanc, un collier d'épines perfore sa peau. Un colibri mort repose suspendu à ce dernier, les ailes en croix. A la gauche de l'artiste, un chat noir au dos arqué, dans une attitude menaçante, semble presque gronder. A sa droite, un singe-araignée est affairé à attacher d'un air distrait les branches du collier entre elles. Enfin, de part et d'autre de deux papillons aux ailes dentelées posés sur la coiffure de Frida Kahlo, volètent deux fleurs ailées dont les appendices membranés rappellent ceux des insectes.


L'œuvre Autoportrait au collier d'épines et colibri est sensiblement plus grande que les précédents tableaux de l'artiste mexicaine. Après avoir développé aux Etats-Unis des retablos (peintures votives de taille réduite) en métal, elle décide après son divorce d'utiliser des supports de dimensions plus importantes. Huile sur toile mesurant soixante-et-un centimètres de haut sur quarante-sept centimètres de large, l'Autoportrait au collier d'épines et colibri atteste d'une touche lisse et aboutie. Le dialogue qu'entretiennent les différents éléments du tableau apporte une narration à cet autoportrait. La figure du singe-araignée, par exemple, renvoie à l'un des nombreux animaux de compagnie que lui avait offert son mari et qui partageaient la vie de l'artiste. Incarnant Diego Rivera, il noue avec nonchalance le collier d'épines qui la blesse. Autour du cou de Frida Kahlo, le colibri propose une interprétation différente : généralement associé à la chance amoureuse, sa représentation est empreinte d'espoir. Les papillons posés sur les cheveux de l'artiste, symboles de résurrection, viennent renforcer cette idée de renouveau. Mais le chat noir de la mauvaise fortune regarde dans la direction du volatile, plaçant cette tendresse à venir sous de sinistres présages.

Huitzilopochtli, Codex Telleriano-Remensis, XVIe siècle

L'œuvre contient également en substance toute l'esthétique religieuse ambivalente de Frida Kahlo. Evoquant la foi chrétienne de sa mère, l'artiste nationaliste et athée y mêle des références aux religions précolombiennes, créant une iconographie hybride. L'usage du collier d'épines renvoie à la couronne du Christ, et associe par conséquent Frida Kahlo à une martyre chrétienne, dans une mise en scène de la douleur. C'est cependant le colibri qui pourrait synthétiser au mieux cette dualité. Si la disposition de ses ailes évoque la forme d'un crucifix, il renverrait également par son étymologie à la divinité aztèque de la guerre et du soleil : Huitzilopochtli, dont le nom est constitué des mots huitzilin (colibri) et opochtli (Sud/gauche). L'arc léger des ailes de l'oiseau semble répondre à la forme des sourcils de l'artiste. Par ce réseau de symboles, elle dépeint ses espoirs contrariés et les liens douloureux qui l'unissent encore à Diego Rivera.

Toni Frissel, 1937, Photographie pour le magazine Vogue

L'origine de l'autoportrait chez Frida Kahlo se confond avec le contexte de ses premières peintures. Alors que l'artiste est âgée de dix-huit ans, le 17 septembre 1925, le bus dans lequel elle se trouve est percuté par un tramway. L'accident entraîne la mort de plusieurs personnes et cause de graves blessures à la jeune femme, qui l'obligent à rester alitée pendant plusieurs mois. Afin d'agrémenter son quotidien, ses parents lui font construire un chevalet spécialement conçu pour lui permettre de peindre allongée, et accrochent un miroir au dessus de son lit. Elle devient pendant cette période son modèle privilégié, et continue tout au long de sa vie à utiliser l'autoportrait comme un moyen de se réapproprier son image et de mettre en avant ses idées nationalistes et féministes. Inspirée par la Révolution mexicaine de 1910, elle dénonce entre autres la mise en avant d'esthétiques européennes au détriment de l'identité mexicaine. Parsemant ses œuvres de références à la culture de son pays, elle défend activement son choix de la mexicanité. Anticolonialiste jusque dans son vêtement, l'artiste décline les tenues traditionnelles mexicaines, de la robe de Tehuana au rebozo. Admirée par André Breton, elle va exposer à Paris en 1939, mais elle y est déçue par la prétention des surréalistes, auxquels elle refuse d'être associée. Arguant qu'elle ne peint que sa réalité, elle se défend de représenter des rêves. Les différents éléments qu'elle développe dans ses œuvres composent donc un ensemble complexe de symboles dévoilant son intériorité. Elle n'hésite pas non plus à rejeter la dictature du visage glabre pour afficher avec fierté les poils entre ses sourcils et au dessus de sa lèvre supérieure. Refusant de se plier aux stéréotypes de genre, elle bâtit son image selon ses propres lois.


Les luttes de Frida Kahlo jalonnent ses œuvres. Elle demeure, jusqu'à sa mort en 1954, une militante active malgré ses douleurs physiques sans cesse grandissantes. Autoportrait au collier d'épines et colibri témoigne du projet gigantesque de l'artiste : questionner par la représentation de son individualité les limites de l'expression de soi, pour finalement toucher à l'universel.

Post: Blog2_Post
bottom of page