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Hic et nunc : la notion d’authenticité chez Walter Benjamin



« À la plus parfaite reproduction, il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’oeuvre d’art - l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve »


Photographie du passeport de Walter Benjamin (1892-1940), vers 1928

C’est en France où il est exilé depuis 1933, ayant fui l’Allemagne nazie, que Walter Benjamin rédige son essai L’Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique. Benjamin est proche de la pensée marxiste bien qu’il en développe un point de vue assez singulier, ne croyant pas au progrès révolutionnaire et se définissant lui-même comme un « pessimiste révolutionnaire ». La notion d’authenticité (echtheit en allemand) transparaît en filigrane dans la majeure partie de ses textes, appliquée autant à la politique qu’à l’art, à l’histoire ou à la traduction. C’est dans L’Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique qu’il définit cette notion, enjeu de toute sa réflexion, avec le plus de précision.


Dans ce texte, rédigé dans sa première version en 1935, l’argumentation de Benjamin s’ouvre sur une analyse historique des moyens de reproduction mécanique et technique de l’art. Il y rappelle tout d’abord que l’art est intrinsèquement lié à la reproduction : déjà les artistes grecs s’exerçaient par l’imitation (la mimésis) autant qu’ils utilisaient la fonte et l’empreinte des bronzes comme de la monnaie pour les multiplier. Avec la gravure sur bois, l’art graphique devint reproductible puis avec la lithographie, inventée par Aloys Senefelder en 1796, naquit la production en série et la mise sur le marché. Depuis, l’art graphique est omniprésent dans notre quotidien. Avec la photographie (1839) et le cinéma (1895), la reproduction technique atteint un niveau inégalé qui lui permet désormais de s’appliquer à toutes les oeuvres d’art, de modifier leur réception et d’elle-même s’imposer en tant que procédé artistique. Ces nouveaux médiums bouleversent l’art dans sa forme traditionnelle car dans la photographie ou le film « l’oeuvre d’art reproduite devient reproduction d’une oeuvre d’art conçue pour être reproductible ».


Anonyme (Etats-Unis), Portrait post-mortem d'un nourrisson, daguerréotype dans un écrin doré, 1856-1860, Los Angeles, J. Paul Getty Museum

Seulement « tout ce qui relève de l’authenticité échappe à la reproduction », car dans la reproduction il manque le hic et nunc (locution latine signifiant « ici et maintenant »), c’est-à-dire l’unicité de l’existence d’une oeuvre. Ce concept échappe à la reproductibilité car celle-ci est indépendante face à l’original et peut le placer dans des situations différentes, ce qui rend possible la rencontre avec le récepteur : Benjamin prend l’exemple d’une chanson désormais écoutée dans une chambre. La reproduction éloigne et détache l’objet, elle remplace son autorité de présence unique par une existence de masse. Elle ne remet pas en cause l’existence de l’oeuvre d’art mais elle déprécie son hic et nunc et son aura. En effet, ce qui caractérise l’oeuvre d’art chez Benjamin, c’est sa valeur cultuelle car l’art est initialement lié à des rites et les oeuvres n’étaient vues que par certaines personnes. Au contraire avec la reproduction, on expose de plus en plus : la valeur d’exposition se substitue à la valeur cultuelle. C'est le cas avec la photographie, à l’exception des portraits humains qui selon lui représentent le culte des amours éloignés, fixant l’expression fugitive d’un visage qui nous fait signe une dernière fois. Benjamin est ferme sur ce point : sans visage, il n'y a pas de valeur cultuelle en photographie. Du reste la photographie peut avoir une valeur historique ou politique, mais aucune libre contemplation n’est possible. Dans cette perspective benjaminienne, le cinéma est encore plus violent vis-à-vis de la valeur cultuelle de l’oeuvre d’art. ll est en rupture avec le théâtre dans la mesure où le comédien n’est pas là, il n’apparaît que par le truchement des machines et le spectateur peut ainsi assister à sa performance sans la respecter. Dans le cinéma, le comédien ne peut plus adapter son rôle au public, il y a perte du contact personnel et intime.  


En somme, l’ère de la reproductibilité technique a déraciné l’art de son fondement cultuel, engendrant un transfert de la fonction de l’art. La pensée benjaminienne résonne à nouveau particulièrement à l’ère du numérique. En ce mois de janvier 2020, Paris Musées a mis à disposition gratuitement et sans restriction auprès du public plus de 150 000 reproductions numériques des oeuvres de leurs collections : il semble intéressant de se questionner quant à la valeur d’une oeuvre désormais privée de sa matérialité...






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