Josef Sudek, Le monde Ă ma fenĂȘtre
- Adriana Dumielle-Chancelier
- 6 mai 2020
- 4 min de lecture
DerniĂšre mise Ă jour : 20 juil. 2022

ConfinĂ©s, enfermĂ©s, cloitrĂ©s par les alĂ©as sanitaires, quâimporte le terme, aujourdâhui encore nous sommes privĂ©s des premiers rayons du soleil de printemps. Pour certains la fenĂȘtre devient seule Ă©chappatoire pour continuer Ă jeter un oeil sur ce quâil se passe au dehors. Et comme nous ne sommes par les premiers Ă ĂȘtre priĂ©s de rester chez nous, voyons comment le photographe tchĂšque Josef Sudek (1896-1976) a su faire de cette ouverture un vĂ©ritable leitmotiv, prĂ©texte autant Ă la rĂȘverie quâĂ des expĂ©riences techniques et plastiques.
« Le monde Ă ma fenĂȘtre », câest le titre de lâexposition prĂ©sentĂ©e au Jeu de Paume de Paris Ă lâĂ©tĂ© 2016 (7 juin - 25 septembre), organisĂ©e en collaboration avec lâInstitut Canadien de la photographie du MusĂ©e des beaux-arts du Canada. A travers 130 tirages originaux, Le monde Ă ma fenĂȘtre reflĂšte la relation personnelle du surnommĂ© PoĂšte de Prague au monde environnant, explorant notamment lâintimitĂ© de son atelier et de son jardin vu de sa fenĂȘtre. Parmi ces tirages, La DerniĂšre Rose, 1956, une photographie rĂ©alisĂ©e depuis lâintĂ©rieur de son atelier pragois, au centre de laquelle se dressent trois roses, modestement accompagnĂ©es dâune coquille qui ne suffit pas Ă briser cette atmosphĂšre mĂ©lancolique au seuil dâune vitre embuĂ©e, ruisselante de gouttes de pluie. Le jeu de la buĂ©e vient mĂ©tamorphoser le jardin, le rendant presque indiscernable, et faisant ainsi de la fenĂȘtre un Ă©cran placĂ© entre le photographe et le monde extĂ©rieur, transformant ce qui aurait pu ĂȘtre un simple paysage en une Ă©vocation onirique rendue possible par les conditions atmosphĂ©riques. Sur la droite de lâimage, on observe des boĂźtes empilĂ©es : ces boĂźtes contiennent le papier photographique que Josef Sudek utilise pour rĂ©aliser ses clichĂ©s, comme un indice laissĂ© lĂ , nous signalant quâil sâagit bien de la fenĂȘtre de son atelier, nous ramenant Ă la rĂ©alitĂ©, nous qui Ă©tions perdus dans cette composition proche dâune vanitĂ© picturale.
Cette fenĂȘtre toujours fermĂ©e, Sudek lâexploita tout au long de sa vie, lâadaptant au printemps comme Ă lâhiver, captant toute la gamme des effets atmosphĂ©riques au travers de cette mĂȘme surface. Câest pendant la Seconde Guerre mondiale quâil commença Ă rĂ©aliser des photographies depuis la fenĂȘtre de son atelier car il nâavait pas lâautorisation de photographier dans les espaces publics. La vitre devient lâouverture sur le monde extĂ©rieur dont on lui refuse lâaccĂšs mais reprĂ©sente Ă©galement une forme dâintĂ©rioritĂ©, de repli sur soi, de repli sur son art. Le sachant connaisseur de la peinture, on ne peut que retrouver lâĂ©cho du motif de la fenĂȘtre qui a longtemps constituĂ© le modĂšle du tableau. Seulement sa fenĂȘtre Ă lui reprĂ©sente moins une ouverture quâune surface, prĂ©texte Ă explorer autant les changements de lumiĂšre que les effets atmosphĂ©riques sur la vitre elle-mĂȘme (gel, ruissellement, condensation). Ce motif exerce sur lui une inĂ©puisable fascination, il travaille avec comme un peintre compose avec une toile. Perturbation de sa perception du monde extĂ©rieur, moyen dâexpression de ses Ă©motions personnelles, ces photographies prises de maniĂšre frontale voient se confondre lâintĂ©rieur, la vitre et lâextĂ©rieur, formant une composition Ă plusieurs niveaux de profondeur, proposant presque une confrontation entre le calme et la sĂ©rĂ©nitĂ© de lâintĂ©rieur de son atelier et les Ă©lĂ©ments, toujours changeants, parfois menaçants, de lâextĂ©rieur. La vitre devient frontiĂšre, barrage, obstacle, faisant de son atelier un refuge. Aussi la surface de la vitre fait Ă©cho Ă la surface de la photographie elle-mĂȘme : toutes deux enregistrent les traces de la rĂ©alitĂ© extĂ©rieure. La lumiĂšre pose son empreinte sur le nĂ©gatif lorsque les gouttes se posent sur lâĂ©tendue vitrĂ©e. Son atelier devient une camera obscura Ă la fois close sur elle-mĂȘme et ouverte sur le monde. Ainsi, sans mĂȘme nous laisser dâĂ©crit thĂ©orique sur la photographie, Josef Sudek nâa eu de cesse de mener une rĂ©flexion sur son art.

Josef Sudek commença la photographie en amateur dĂšs 1913, certainement sous lâinfluence de sa soeur Bozena, pratiquant elle-mĂȘme la photographie dans un milieu professionnel. Comme nombre dâartistes de sa gĂ©nĂ©ration il fut marquĂ© Ă jamais par lâexpĂ©rience de la PremiĂšre Guerre mondiale, lui faisant perdre un bras et lui laissant une conscience aiguĂ« des aspects tourmentĂ©s de lâexistence humaine. Cette expĂ©rience personnelle lui inspire certaines de ses images les plus touchantes, comme Prague pendant la nuit, 1950, nous montrant la ville plongĂ©e dans lâobscuritĂ© sous lâOccupation durant la Seconde Guerre mondiale. Cette vue de la ville vidĂ©e de vie, emplie dâexpression sentimentale, est Ă©galement tĂ©moin de ses aptitudes techniques.
Chez Sudek en effet, les atmosphĂšres solitaires et intimes sont Ă©galement le lieu dâexpĂ©rimentations techniques et de recherches plastiques. FascinĂ© par la lumiĂšre autant que par son absence, soucieux de la qualitĂ© de ses tirages qui est pour lui la condition sine qua non du potentiel expressif de la photographie, il se plaĂźt Ă utiliser des procĂ©dĂ©s pigmentaires (type de procĂ©dĂ©s de tirage permettant de confĂ©rer une teinte particuliĂšre Ă lâĂ©preuve en fonction du pigment utilisĂ©, ayant tendance Ă adoucir lâimage en noyant les dĂ©tails) dont il exploite Ă merveille le pouvoir Ă©vocateur et sa capacitĂ© Ă rendre les atmosphĂšres, se plaçant ainsi pleinement dans lâhĂ©ritage des photographes pictorialistes du tournant du siĂšcle. Au cours de sa carriĂšre, il sâest livrĂ© Ă de nombreuses expĂ©riences novatrices, sâintĂ©ressant tout particuliĂšrement aux aspects techniques et formels du mĂ©dium photographique : tirages pigmentaires donc mais aussi tirages tramĂ©s, des puĆidlos (photographies entre deux vitres) et des veteĆĄe (photographies insĂ©rĂ©es dans des cadres anciens), techniques qui, toutes, lui offrent la possibilitĂ© de transformer lâimage en vĂ©ritable objet.
Plus tard Josef Sudek se dĂ©tournera de sa fenĂȘtre pour se concentrer sur lâintĂ©rieur encombrĂ© de son studio avec la sĂ©rie Labyrinths (Labyrinthe sur ma table, 1967). Il y immortalise les objets hĂ©tĂ©roclites quâil conserve sans pour autant abandonner le thĂšme de la lumiĂšre, commun Ă toute son oeuvre.










