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La couleur, avant la couleur



« Si la photographie avait été inventée en couleurs, qui aurait regretté le noir et blanc¹ ? »

Judy Linn, 1980


Alexandre Bertrand (1822-1889), Femme avec quatre enfants, années 1850, daguerréotype colorisé à la main, 14,6 x 11 cm, New York, The Metropolitan Museum of Art, détail

Inéluctablement associée au noir et blanc, monochromie récemment célébrée par une exposition organisée au Grand Palais, Noir & Blanc : une esthétique de la photographie², la photographie a pourtant exploité bien d’autres teintes et procédés parfois oubliés. Si elle est née sombre entre les mains de Nicéphore Niépce, déjà le daguerréotype se parait parfois de couleurs appliquées à la main, rehaussant les pommettes ou les habits des portraiturés. Elle est rapidement devenue brune sur papier, puis colorée et noire et blanche, car avant d’être une esthétique revendiquée à partir du début du XXème siècle, le noir et blanc n’existait qu’en creux. Aujourd’hui considérée comme inhérente au médium, à l’époque de l’invention de la photographie cette monochromie a interpellé les regards. La photographie avait été présentée au monde comme un moyen de reproduction si exact et si prompt³, et pourtant elle dépossède alors la réalité de ses couleurs, provoquant un choc autant visuel qu’intellectuel.


Ce faisant, le médium photographique n’a pas attendu l’invention des frères Auguste et Louis Lumière, l’autochrome, pour se parer de couleurs. À l’instar des daguerréotypes colorisés à la main par application de pigments colorés, pour redonner de la vie aux visages, les photographies réalisées sur papier sont également colorisées manuellement. C’est ainsi qu’entre 1863 et 1877, Felice Beato et son atelier de Yokohama excellèrent dans la mise en couleur des photographies, redonnant leurs couleurs aux portraiturés comme aux paysages à partir d’une palette de tons pastels, naturels, parfois rehaussés de détails rouge vif, savamment appliqués grâce au savoir-faire japonais.


Felice Beato (1832-1909), Homme tatoué, seconde moitié du XIXème siècle, épreuve sur papier albuminé coloriée, Paris, Musée national des Arts asiatiques - Guimet, © RMN-Grand Palais (MNAAG, Paris) / image RMN-GP

Anna Atkins (1799-1871), Ectocarpus distantus, vers 1853, cyanotype, 25.3 x 20 cm, New York, The Metropolitan Museum of Art

Pour autant, tous les procédés n’avaient pas vocation à imiter les couleurs naturelles. Citons ainsi l’exemple du cyanotype, un procédé monochrome certes, mais bleu de Prusse. Cette couleur est le fruit d’un mélange photosensible de ferricyanure de potassium et du citrate d’ammonium ferrique, acquérant sa coloration finale en s’oxydant au contact de l’air. Ce procédé, inventé par le scientifique britannique John Herschel en 1842 a par exemple été utilisé dès 1843 par la botaniste et photographe Anna Atkins certainement séduite par ce procédé simple d’utilisation, permanent et bon marché. En résulte des photogrammes laissant apparaître en clair sur fond sombre les silhouettes des plantes de son herbier, des planches regroupées dans son album British Algae : Cyanotype Impressions, un recueil de photographies d’algues marines publié en trois volumes, à la reproduction desquelles le bleu de Prusse confère un aspect marin voire onirique. La couleur bleue du cyanotype, jugée peu naturelle, le priva d’un véritable succès populaire avant que les photographes pictorialistes ne se saisissent du procédé. Car si chez Atkins c’est l’intérêt scientifique qui prime, eux exploitent les qualités esthétiques du cyanotype puisqu'ils revendiquent une interprétation photographique détachée de la réalité de sorte à faire accéder le médium au rang d'art. Ainsi des pictorialistes comme Alvin Langdon Coburn, Paul B. Haviland, ou encore Clarence H. White manifestent un intérêt prononcé pour les procédés colorés en utilisant par exemple l’autochrome mais également des tirages pigmentaires à la gomme bichromatée permettant d’introduire de la couleur à leurs œuvres. Ils se sont également ré-intéressés à la technique du cyanotype, à l’instar de Paul B. Haviland et Clarence H. White. Les cyanotypes de Clarence H. White montrent ainsi une poésie d’inspiration symboliste, comme en témoigne le symbole du globe, et whistlérienne, une intimité renforcée par le bleu de Prusse qui marque ces tirages d’une dimension onirique certaine dans ces tonalités blue, une couleur que les anglophones ont depuis longtemps assimilée à la mélancolie.




Heinrich Kühn (1866-1944), Toilette du matin (Mary Warner), 1907, 29,9 x 23,8 cm, tirage à la gomme bichromatée Houston, The Museum of Fine Arts, www.mfah.org

Dans leur volonté d’associer la photographie à l’art, les photographes pictorialistes comme Edward Steichen ou Alfred Stieglitz furent parmi les premiers à s’intéresser au procédé autochrome inventé par les frères Lumière en 1903, et commercialisé en France à partir de 1907. Heinrich Kühn, qui ajoutait déjà des pigments à ses tirages en photographie monochrome, sera de ceux qui maîtrisèrent à la perfection ce procédé couleur, privilégiant des compositions aux couleurs très marquées, par exemple des éléments rouge vif sur des fonds verts. Il sut exploiter à merveille les propriétés picturales des harmonies tonales qu’il appliqua autant aux paysages qu’aux portraits et aux natures mortes. Si l’autochrome est considéré comme le premier procédé photographique couleur, c'est parce qu'il est le premier à enregistrer l’image en couleur grâce à des grains de fécule de pomme de terre, à la différence des autres techniques ici évoquées qui y substituent des couleurs non issues de la réalité. Cependant, il s’agit d’un procédé cher et rallongeant les temps de pose, nécessitant de faire à nouveau poser les modèles comme dans les premiers temps de la photographie. Ce faisant, il ne sera utilisé que pour des sujets spécifiques, à l’intérêt coloré certain.


Procédés peu utilisés, oubliés, supplantés par la pellicule Kodachrome commercialisée à partir de 1935 par la firme américaine qui démocratisa réellement l’utilisation de la photographie en couleur, ces techniques n’en demeurent pas moins des outils créatifs intarissables comme en témoignent les travaux au cyanotype de la photographe britannique Angela Chalmers qui ne sont pas sans rappeler les British Algae d’Anna Atkins.


Alfred Stieglitz (1864-1946), Kitty Stieglitz, vers 1907, autochrome, 17.9 x 12.7 cm, Chicago, The Art Institute of Chicago

Adriana Dumielle-Chancelier



 

¹ Judy Linn, 1980, citée par Kevin Moore, dans Starburst. Color Photography in America 1970-1980, cat. exp. (Cincinnati, Ohio, Cincinnati Art Museum, 13 février – 9 mai 2010), Kevin Moore et James Crump (dir.), Ostfildern, Hatje Cantz, 2010, p. 12.


² L’exposition, malheureusement restée fermée du fait de la crise sanitaire, est cependant disponible en visite virtuelle à l’adresse suivante :


³ François Arago (1786-1853), Rapport de M. Arago sur le daguerréotype, lu à la séance de la Chambre des députés, le 3 juillet 1839, et à l'Académie des sciences, séance du 19 août. 1839.

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